1 - Le lac bleu
Encaissé entre la chaine des Majestés et la vallée qui menait à la baie du Loth se trouvait le petit village de Loth-Jar. Sa proximité avec le cours de la Sérénité et ses nombreuses cavités naturelles creusées dans la roche en avait fait l'endroit parfait pour y fonder un village, plusieurs centaines d'années auparavant.
Trois années s'étaient écoulées depuis que les armées des Cinq Continents avaient été défaites sur l'île d'Édesse. Alagan s'était investi corps et âme dans son rôle de premier gouverneur afin d'oublier Kassandra, sa trahison, sa mort.
Shahina et Kyle s'étaient mariés et avaient eu une petite fille, Eurydice, qui avait maintenant deux ans. Alagan avait nommé Kyle, commandant des bergers. Il devait renforcer l'entraînement des troupes au cas où les armées du C5 menaceraient à nouveau d'envahir Édesse. Séoras continuait à envoyer des nouvelles du C5 sur Édesse grâce aux hirondelles de l'île.
C'était la fin du printemps. Dans une des grottes qui surplombaient le village de Loth-Jar, une hirondelle vint se poser sur le rebord d'une ouverture. Shahina reconnut l'oiseau voyageur et se précipita pour lui ôter le minuscule parchemin de sa patte droite. La jeune femme se précipita pour lui ôter le minuscule parchemin de sa patte droite. «Cher Papa, pensa-t-elle. » Kyle entra dans la grotte en chahutant avec la petite Eurydice. Lorsqu'il vit Shahina avec le papier, il mit un doigt sur la bouche de sa fille :
— Chut, Eurydice, Maman a des nouvelles de papy Séoras !
— Papy ?
Les yeux bleus de la petite fille s'arrondirent et Shahina se rapprocha d'elle et lui caressa les cheveux, regrettant que son père ne connaisse pas l'enfant.
— Je dois montrer ça à Nicodemus. La révolte gronde aux C5 et les troupes de la rébellion sont de plus en plus nombreuses.
— Ce sont plutôt de bonnes nouvelles, non ?
— Connaissant Moss, je ne crois pas. Ils vont finir par envisager un moyen radical. Papa aussi pense que les choses se passent de façon trop facile, en ce moment. Il craint qu'ils ne préparent un mauvais coup.
— Mais le cercle des voyants n'a rien vu ?
— Non, pas davantage que nous, sur Édesse.
*
*. *
Les dards du soleil d'août mettaient en exergue la dorure des boucles rousses de la jeune femme la plus convoitée du village. Cassiopée, occupait son temps entre la classe qu'elle donnait le matin et ses escapades dans la forêt d'Édesse, qu'elle ne se lassait jamais d'explorer. Shahina était devenue sa meilleure confidente et il n'était pas rare que cette dernière lui confie la petite Eurydice. Cassiopée lui confiait sa frustration de ne plus voir Alagan, pris par ses obligations. Sa complicité lui manquait et parfois elle rêvait qu'il ne fut pas premier gouverneur. Nostalgique, elle se remémorait son meilleur ami, lorsqu'il n'était encore qu'un jeune inconnu et timide, avec qui elle jouait pendant des heures au jeu Heroïca Tagush. La guerre et les responsabilités l'avaient transformé et , elle craignait que jamais il ne se remette de son bain dans la coléine mère. La source l'avait guérie de sa blessure mais au prix de nombreuses céphalées invalidantes. Aujourd'hui encore, il fuyait comme la peste toute source concentrée du précieux liquide blanc, présent dans les cours d'eau et dans le sol de l'île. Cassiopée l'apercevait presque tous les jours mais il lui parlait peu, au point qu'elle se demandait s'il cherchait à l'éviter. Aussi lorsque cet après-midi là, elle le vit se diriger tout droit vers elle, s'approcher plus prêt qu'il ne l'avait fait au cours des trois dernières années et lui adresser soudain la parole, elle en trembla intérieurement.
— Bonjour Cassie. Ça fait longtemps.
— Oui, heu, Tu peux le dire !
Elle sentait ses joues chauffer et le poste de gouverneur d'Alagan l'intimidait beaucoup. Elle continua :
— Mais maintenant, les villages sont reconstruits. Tu pourrais enfin prendre un peu de repos.
— Justement, je venais te demander si tu voulais m'accompagner au lac Bleu...
Alagan planta ses yeux noisette dans le regard écarquillé de Cassiopée. Elle n'en croyait pas ses oreilles.
— Bien sûr, oui, j'arrive, attends-moi, j'arrive tout de suite ! Ne bouge pas ! répéta-t-elle en priant qu'il ne change pas d'avis.
Elle n'en revenait pas. Il lui semblait même avoir vu un rictus amusé au coin de ses lèvres. Elle courut chercher son arbalète, enfila un pantalon de chasse, attrapa son cheval dans l'écurie de Nicodémus et rejoignit au galop Alagan, tout essoufflé.
Sur sa monture grise, l'habit blanc du gouverneur d'Édesse rendait Alagan visible des miles à la ronde. Depuis les trois dernières années, elle pouvait compter sur les doigts d'une seule main, les fois où ils étaient allés chasser ensemble au lac bleu. La randonnée prenait quelques heures mais elle permettait à Alagan de quitter son devoir de gouverneur quelque temps et de se ressourcer. La jeune fille rousse, quant à elle, se délectait de la vie sur Édesse. Les oiseaux, la nature, la senteur des saisons, la nourriture, le calme, le bleu, tout ce qu'elle n'avait jamais connue que dans la matrice auparavant, était maintenant à portée de main.
Ils arrivèrent aux abords du lac et posèrent leurs affaires. Elle, sauta de son cheval, arma son arbalète et s'enfonça dans les fourrés à la recherche de gibier.
— Hey, tu ne m'attends pas ? cria Alagan.
— Dans tes rêves ! En blanc, comment veux-tu m'être utile ? T'aurais aussi bien pu venir avec un clairon pour éloigner les bêtes !
Alagan la regarda s'éloigner avec un sourire intérieur. Sacrée Cassiopée, si vive, si rapide. Il avait prévu sa réaction et avait emmené une tenue de rechange, moins voyante. Aujourd'hui, il participerait à la chasse. Il avait pris si peu de congés ces trois dernières années. Il se changea. Plus agile, plus discret, il comptait bien impressionner Cassiopée avec son assurance.
Il suivit ses traces pendant quelques minutes. Il n'avait pas tant de retard que ça sur elle. Elle ne pouvait pas être bien loin. Pourtant les empreintes de pas s'arrêtaient net. Alagan posa sa main contre un tronc tout en pestant de ne pas être un « voyant » d'Édesse. Soudain, une flèche lui passa au-dessus de la tête et se planta dans l'écorce de l'arbre contre lequel il s'était appuyé. Une tête rousse sortit des feuilles d'où était partie la flèche. Cassiopée sauta à terre.
— Toujours aussi discret qu'un sanglier pour la chasse, SEMI !
— Stupide Être Mâle Inférieur ? Comment oses-tu traîner ton gouverneur de cette façon ? se fâcha-t-il jusqu'à ce que des sillons s'arcboutent au coin de ses yeux...
Ils éclatèrent de rire.
— Bon ba là, si on voulait attraper quelque chose c'est fichu avec tout ce tintamarre ! se dit-elle.
Elle s'approcha de lui. Il portait un carcan avec des flèches.
— Et ton arc, tu espérais le sortir quand exactement ? lui reprocha-t-elle.
— Je suis rapide, très rapide. Je déguène plus vite que mon ombre, Cassiopée. J'entends Édesse, j'entends les pensées de la nature, des animaux, les tiennes aussi...
Cassiopée rougit. Alagan s'excusa. Il n'utilisait son don que lorsque c'était strictement nécessaire.
Le jeune femme se reprit. Elle s'approcha de lui, le dévisagea lentement, se rapprocha, le contourna, attrapa le contenu de son carcan et s'enfuit à toutes jambes.
Il la coursa. Où avait-elle encore disparu ? Il sonda ses pensées et la localisa quelques mètres plus loin à mi-hauteur d'un érable. Il alla la rejoindre, monta agilement sur la même branche. Elle s'amusait avec ses flèches, comme pour mieux le narguer.
— C'est ça que tu cherches ? dit-elle en agitant sous son nez l'une des tiges pointues.
Il était proche d'elle. Trop proche. Elle vit son visage tendre vers le sien, et... elle sauta !
— Bon sang, Cassiopée, tu veux te rompre les os ! ça fait dix pieds de haut ! Elle le regarda d'en bas l'air amusé, chassant la poussière de ses cuisses et le défia d'en faire autant.
Il releva le défi. Grand comme il était, l'affaire était facile. Voilà qu'il était de nouveau auprès d'elle.
Un mètre les séparait. Il lui emboita le pas, lui attrapa le poignet pour l'arrêter.
— À quoi joues-tu, lui dit-elle ?
Elle se mit à trembler de tout son être. Ils se regardèrent droit dans les yeux, longuement, sans dire mot. Toute leur enfance et leurs moments partagés se reflétaient dans leurs pupilles. Tous ces moments de leur vie passés ensemble, leurs joies, leurs inquiétudes. Ils se comprenaient à mi-mots sans besoin de palabre superflue. Sa main tremblait. Mais Alagan était devenu gouverneur et elle, n'était rien. Il lâcha sa main et Cassiopée s'enfuit.
Cette fois, il ne chercha pas à la rattraper et revint au bord du lac. Elle l'y avait précédé et avait attrapé un lièvre qu'elle plaçait dans sa besace.
— On se baigne, le nargua-t-elle ? Le dernier dans l'eau est une poule mouillée !
C'était un petit lac anormalement bleu pour Édesse. Sa concentration en coléine, très faible, en avait fait l'un des sites de prédilection d'Alagan. Son eau, d'une transparence rare, ne venait pas perturber les dons des palatins contrairement aux lacs argentés comme le lac des Baptêmes.
Pieds nus, le pantalon remonté aux genoux, elle se jeta dans l'étendue bleue et commença à nager. Fermement décidé à ne pas la laisser s'échapper une nouvelle fois, Alagan, retira à la hâte sa chemise, la rejoignit à grandes brassées, l'attrapa et lui enroula la taille. Un instant il lut la panique dans son regard et retrouva la petite fille fragile qu'il avait si longtemps connue, puis sa main effleura ses formes et le regard de Cassiopée se mua en braises ardentes que seuls l'espoir et la patience avaient empêché de consumer. Il se rapprocha et déposa délicatement ses lèvres sur les siennes comme pour goûter le fruit qu'il s'était si longtemps défendu de toucher.
Elle le laissa s'emparer de sa bouche, explora la sienne, enroula ses bras autour des siens. Tout paraissait si naturel, comme si cela avait toujours dû se passer de cette manière. Ils étaient sur Édesse depuis trois ans, trois longues années qui lui avaient été nécessaires pour oublier Kassandra.
Elle se détacha soudainement de l'emprise de ses bras :
— Oh, tu as vu ?
— Quoi ?
— Une carpe, une grosse carpe! Elle sortit une des flèches qu'elle avait gardée dans la poche de côté de son pantalon et en transperça le poisson.
Ah Cassiopée. L'arc-en-ciel de son sourire, le creux de ses fossettes. Ils sortirent alors se sécher et placer leur butin dans une nouvelle besace puis rentrèrent au village, plus complices que jamais.
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