Chapitre 5 • I am Jack
« Do you remember that day when we met
You told me this gets harder
Well it did »
My Chemical Romance
Le lendemain matin, Joy, une sublime afro-américaine de vingt ans pénètre dans la librairie.
Depuis six mois, elle gère l'établissement, « The Mad Tea Party », qui propose du thé, café et des pâtisseries à sa clientèle. L'endroit est propice à la détente, des tables sont disposées pour que les consommateurs profitent du cadre, fortement inspiré d'Alice au pays des merveilles. Le salon de thé jouxte la boulangerie de Philip, le propriétaire des deux commerces.
— Salut Joy ! Tu vas bien ?
Sa venue me comble de joie. La jeune femme est vraiment une personne charmante, souvent sur la réserve quand elle est en dehors du contexte professionnel ; c'est pourquoi je fais de mon mieux pour la mettre à l'aise.
— Coucou Ally, ça va merci et toi ?
La gestionnaire tient une imposante boîte en carton rose dans les mains.
— Tout roule ! Que me vaut l'honneur de ta visite ?
— Je t'apporte ces petits gâteaux que je viens de préparer. J'aimerais bien avoir... ton avis. Je veux m'assurer qu'ils sont comestibles avant de les ajouter à la carte.
— Je te sers de cobaye, alors ?
— On peut dire ça, répond-elle, amusée. Ne t'en fais pas, je ne viens pas t'empoisonner.
Un éclat de rire s'échappe de ma bouche, suite à sa réponse.
— Tu tombes bien, c'est l'heure de la pause matinale ! Viens avec moi, je t'offre un café.
Joy m'emboîte le pas et nous nous dirigeons vers la pièce prévue à cet effet. La pâtissière dépose son carton sur la table tandis que je nous sers notre breuvage fumant.
N'ayant rien avalé depuis hier midi, je me rue sur les cupcakes et muffins préparés par Joy. Je crois que j'ai un réel problème avec la nourriture, je pourrais m'empiffrer à longueur de journée si ma conscience ne me rappelait pas à l'ordre.
— Oh Mon Dieu, c'est délicieux !
Un gémissement m'échappe. Plus aucun doute ne persiste : j'ai un réel souci avec tout ce qui se rapporte de près ou de loin à l'alimentation.
— C'est vrai ? Tu penses qu'ils ont leur place au sein de la boutique ?
— Totalement, c'est succulent !
— Je suis rassurée, souffle-t-elle, une main sur le cœur.
— D'ailleurs, si tu veux continuer à m'apporter des gâteaux au boulot, sache que je suis pour !
Joy s'esclaffe et porte la tasse à ses lèvres.
— Alors, comment se déroule la collaboration avec Philip ?
— Très bien, il me laisse une grande liberté.
— Tant mieux, ce projet compte beaucoup pour lui. Cette idée germe dans son esprit depuis des années. Je suis heureuse qu'il se soit lancé dans cette aventure avec toi.
— Merci beaucoup, Ally.
— Est-ce que Philip vend toujours des pâtisseries dans sa boulangerie ?
— Oui. Le matin, je confectionne les gâteaux et les partage entre les deux magasins. De son côté, Philip façonne les viennoiseries. Par contre, les muffins et cupcakes que je viens de t'amener ne seront disponibles que dans mon salon de thé.
— Tu n'es pas trop débordée ?
— Non, c'est gérable, pour l'instant. Par contre, on aimerait élargir notre clientèle.
— Si vous avez besoin d'un peu de publicité, n'hésitez pas à venir vers nous. Je suis sûre que Charles sera d'accord.
Nos deux chefs sont les doyens de cette avenue et de très bons amis. Je sais d'ores et déjà que mon patron acceptera de leur prêter main-forte.
— Ce serait gentil. Justement, on est en pourparler avec des fournisseurs pour nous aider dans la réalisation de cartes de visites et écriteaux.
— C'est super ! Dans ce cas, je viendrai te rendre visite et on en discutera.
— Avec grand plaisir ! Ce sera l'occasion de t'offrir un café et un petit biscuit.
Je lui souris.
— Enfin... Il faut peut-être que je demande à Philip avant, reprend-elle complémentent paniquée.
— Ne t'en fais pas, je serais ravie de payer ma consommation, ricané-je.
— Merci encore pour tes compliments. Je ferais mieux d'y aller, je ne vais pas tarder à faire l'ouverture pour la journée. Philip m'a congédiée ce matin afin de réaliser ces petites merveilles que tu as dévorées en un rien de temps, me taquine-t-elle. Heureusement que je lui en ai laissé quelques-unes de côté.
— Je plaide coupable ! avoué-je, les mains en l'air.
Nous rions encore un moment ensemble, puis mon invitée gagne la sortie du commerce.
— Passe une bonne journée, Ally.
— Merci, toi aussi !
Pour le déjeuner, je me rends dans un restaurant qualifié de « rapide » qui se situe derrière l'enseigne de Diego.
Les gâteaux de Joy m'ayant bien calée, ma commande ne se résume qu'à un cheeseburger. Une table donnant sur l'allée principale est disponible alors je m'empresse de m'y installer. De cette façon, je peux observer les gens vaquer à leurs occupations. J'apprécie ce moment chaque midi, être seule est plaisant. J'ai un côté solitaire que j'aime satisfaire de temps à autre.
Sur le chemin du retour, je repère Andy en grande conversation avec un homme du même acabit que lui. L'inconnu tend un casque au coiffeur, c'est à ce moment-là que je découvre une moto derrière eux. Je suppose qu'elle appartient au musicien, parfait cliché du bad boy, songé-je.
C'est la première fois que j'assiste à un tel spectacle : Andy est détendu, voire taquin. Je l'aperçois en train de porter de légers coups à l'abdomen de son ami, qui tente de les esquiver du mieux qu'il peut.
Un sourire s'esquisse sur mon visage face à ce tableau enfantin, presque innocent. Leur chamaillerie terminée, les deux individus partagent une accolade. Andy s'apprête à prendre la direction du salon de coiffure alors j'accélère le pas pour ne pas être repérée.
De retour à la librairie, des habitués font déjà le pied-de-grue devant la porte. Cette journée promet d'être éreintante.
Il est 15 heures lorsqu'un homme, que je reconnais immédiatement, fait irruption dans la boutique de livres.
Cheveux châtains mi-longs, barbe, très grand et musclé, mon nouveau client me salue à son entrée. Sa tenue se compose d'un jean bleu brut, un t-shirt blanc avec une tête de mort, une veste en cuir et des bottines noires. Il s'agit du garçon que j'ai aperçu avec Andy, ce midi.
Je l'observe attentivement parcourir les rayons un à un. J'ai la forte impression qu'il n'a aucune idée de ce qu'il cherche.
Je viens à sa rencontre.
— Bonjour Monsieur, puis-je vous renseigner ?
L'inconnu me sourit.
— Bonjour ! Euh oui... bredouille-t-il en se frottant la nuque. Je suis à la recherche d'un cadeau pour un ami. Il aime principalement les comics mais je dois avouer que je n'y connais pas grand-chose...
— D'accord. Nous avons pas mal de nouveautés au rayon comics. Il peut être original de lui en offrir un qui diffère des éternels Batman, Superman etc., surtout si vous ne savez pas ce qu'il a déjà en sa possession. Nous venons de recevoir les deux premiers tomes de la saga Umbrella Academy en récit complet. Laissez-moi vous en faire la présentation.
Je m'achemine vers le rayon qui m'intéresse, suivi de mon client. Je lui tends le premier volume pour qu'il puisse le feuilleter.
— L'histoire se concentre sur sept enfants qui naissent le même jour alors que leur mère ne présentait aucun signe annonciateur de grossesse. Il s'avère que ces nouveau-nés sont dotés de capacités spectaculaires telles que la communication avec les morts, le voyage dans le temps... Dès leur venue au monde, ils sont adoptés par un scientifique de renom, qui a pour objectif premier de sauver le monde en formant l'Umbrella Academy. Leur enfance ne se résume qu'à une série d'entraînements intensifs pour lutter contre le crime. Dans la suite de l'histoire, nous retrouvons six des sept protagonistes, à l'âge adulte. L'équipe est à présent disloquée et la famille ne se fréquente plus jusqu'à la mort de leur père adoptif. Ils se réunissent lors de ses funérailles et découvrent que la Terre est exposée à une nouvelle menace. Confrontée à ce danger actuel, la fratrie n'a d'autre choix que de se reformer, mais les différences qui les opposent sont toujours bien ancrées en eux.
Le barbu étudie les dessins et les dialogues pendant toute la durée de mon monologue.
— Le succès a été tel qu'il a été adapté en série par Netflix, cette année. Cet ouvrage repose sur l'imagination de Gerard Way, le chanteur de My Chemical Romance. Si votre ami aime son univers en tant que chanteur, il adorera ce comics, poursuis-je.
Il relève la tête vers moi, croise mon regard ; le soulagement est manifeste dans ses prunelles sombres.
— Vous êtes géniale ! Vous me donnez envie de le lire alors que ce n'est clairement pas mon truc. En plus, mon ami adore ce groupe. Si ma mémoire est bonne, on les écoutait tout le temps quand on était au lycée. C'est également un grand fan de séries donc vous avez tapé dans le mille ! À mon avis, l'ambiance lui plaira, il aime bien les histoires un peu tordues (je hausse un sourcil en entendant sa remarque). Merci, vous me sauvez la vie, je vais suivre vos conseils et prendre le premier tome, dit-il dans un rire.
Il est nerveux, presque déstabilisé. Pourtant, à première vue, il semble avoir une grande confiance en lui.
— Avez-vous besoin d'autre chose ?
— Hum... Non. C'est sûrement la première fois que je mets les pieds dans une librairie.
Je hoche la tête et l'invite à me rejoindre au comptoir pour qu'il règle son achat.
— Si je peux me permettre... (il désigne mes cheveux), ne serait-ce pas l'œuvre d'Andy ?
— Euh... Oui... Oui, balbutié-je.
— Ah je le savais ! révèle-t-il en tapant dans ses mains. Ce mec n'a aucun secret pour moi ! Le cadeau est pour lui, précise-t-il en souriant.
Il a retrouvé toute sa contenance, à croire que la raison de son malaise résidait dans la simple présence des bouquins autour de lui.
— Oh, je ne l'aurais jamais imaginé en tant que grand lecteur, lâché-je, pince-sans-rire.
Qu'est-ce que je viens de dire ? Je me moque ouvertement de son ami, sans vergogne. Parfois, j'ai juste envie de m'asséner des gifles. Cependant, si je joins le geste à la parole, je risque de passer pour une déséquilibrée devant l'ami d'Andy.
— Voulez-vous un paquet cadeau ? ajouté-je aussitôt afin de cacher mon embarras.
Il rit de bon cœur, pas le moins du monde contrarié par la pique que je viens de lancer.
— Oui, je veux bien, merci. Vous savez, il y a sûrement beaucoup de choses que vous ignorez au sujet d'Andy.
— Ça c'est sûr ! Il a dû, en tout et pour tout, m'adresser deux mots.
— Deux mots, vous dîtes ? C'est déjà énorme pour Andy ! Il est particulier, mais il vaut le coup de briser cette carapace. Je suis content qu'il s'entende bien avec son patron. Au moins, il fréquente de nouveaux individus, autres que moi.
Il est la deuxième personne à m'affirmer que le coiffeur mérite que l'on s'intéresse à lui. Est-il réellement quelqu'un de bien ?
— Vous êtes du coin ?
— Non, je suis en simple visite. D'ailleurs, je ne me suis pas présenté. Je suis Jack, dit-il en me tendant la main, que je serre immédiatement.
— Ally, enchantée !
— De même. Laissez-moi deviner... Andy vous a demandé de venir au salon une fois par semaine ?
Jack serait-il le seul être humain au monde à comprendre et connaître Andy sur le bout des doigts ? En fait, c'est lui qui détient la notice d'utilisation pour savoir comment il fonctionne !
— C'est exact.
— Toujours aussi perfectionniste, répond-il songeur.
Jack me règle la somme et je lui remets son présent bien enveloppé dans du papier cadeau.
— Merci encore de votre aide. Passez une bonne journée !
— Merci, vous aussi.
Je dois dire que Jack est l'antinomie d'Andy, très avenant et cordial.
Le reste de la journée se déroule sans encombre, les clients sont au rendez-vous. Certains me félicitent pour ma supposée promotion. Or, je ne fais qu'alléger le travail de Charles pour qu'il profite de son épouse. Malgré tout, leurs mots me réchauffent le cœur, c'est agréable de constater que les résidents m'apprécient.
Désormais en week-end — je ne travaille pas le lundi —, je sens la déprime s'infiltrer lentement mais sûrement au plus profond de mon âme meurtrie.
Le programme prévu pour demain ne m'enchante guère : une balade en bord de mer avec ma génitrice. Certaines tensions co-existent entre nous depuis des années.
L'angoisse, la colère et les idées noires me submergent à chaque fois que nous planifions une rencontre. C'est pour cette raison que j'ai choisi un lieu paisible pour cette entrevue. Si j'avais le choix, elle ne ferait même plus partie de ma vie à l'heure actuelle, mais une promesse me lie à elle... à jamais.
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