Chapitre 2 • Crescent and Full Moon's Meeting

« You're face to face
With the man who sold the world »
Nirvana

En sortant du salon de coiffure, je jette un coup d'œil à mon téléphone qui m'indique qu'il est 13 heures. Il me reste une heure pour déjeuner et aller voir Maryse avant de retourner à la librairie.

Je prends la route, toujours à pied, à la recherche d'un petit encas. Mon estomac — oui, c'est toujours lui qui décide de ce que je vais manger — se rend chez Josh, qui cuisine toujours des sandwichs, pizzas et salades exceptionnels. Il est également un membre très important de notre avenue commerçante.

Cette rue, je l'adore. Elle est assez étroite et constituée de multitudes de couleurs. Des devantures violettes, roses, vertes, bleus, jaunes... la longent. Les commerçants se côtoient souvent et ce petit monde forme une belle famille, à l'exception de certaines personnes. Nous terminons nos journées pratiquement tous à la même heure. De ce fait, chaque soir, nous nous rejoignons aux abords de la place principale pour papoter entre nous. Ce qui m'étonne, c'est que Diego n'a pas jugé utile de nous informer de l'arrivée de son nouvel employé.

Une fois mon casse-croûte avalé, je me dirige vers la boutique de fleurs de Maryse pour l'informer de la sortie prévue ce soir. Mon amie a trente-huit ans. C'est une blonde aux yeux verts, qui a toujours le regard pétillant.

Au moment où j'arrive, elle entrepose des bouquets à l'extérieur.

— Salut Maryse !

La fleuriste se retourne, m'offre un adorable sourire et me prend dans ses bras.

— Ally ! Je suis contente de te voir. Comment vas-tu ? Oh, cette couleur te va à ravir !

—  Ça va et toi ? Merci beaucoup, je sors de chez Diego à l'instant.

— Il va bien ?

Maryse n'a pas vu notre complice depuis une semaine. Il ne se montrait plus à nos rassemblements de fin de journée, je présume qu'il était occupé à recruter Andy durant cette période.

— Il va très bien, il a engagé un nouveau coiffeur, Andy. D'ailleurs, Diego nous invite dans un pub nommé « Rhythm & Symphony » ce soir, à 21 heures. Des concerts seront donnés, Andy sera parmi nous.

— Oh génial, ce sera l'occasion de le connaître !

— Ouh là ! Ne pense pas que tu vas bien t'entendre avec lui. Ce mec est insupportable. Il ne parle à personne hormis Diego.

— Il est peut-être timide, on va le dérider ce soir !

Elle me donne un coup de hanche tandis que son rire cristallin se propage dans l'air automnal. C'est ce que j'apprécie chez cette femme, elle voit toujours le bon côté des choses, les qualités des gens et ce qu'il y a de meilleur en eux. Elle ne s'arrête jamais sur leurs défauts.

Ensuite, la trentenaire me présente ses dernières compositions florales en vue de futurs mariages prévus dans la région. Elle adore me montrer tout ce qu'elle confectionne pour ses clients, c'est une vraie passionnée qui a un talent fou.

— Bon, je te laisse Maryse, je dois reprendre le travail. Pour ce soir, veux-tu que je vienne te chercher pour qu'on aille au bar ensemble ?

— Je vous rejoindrai là-bas, j'ai une course à faire pour la boutique, avant. Dis bonjour à Charles de ma part.

— Je n'y manquerai pas, à toute !

La journée passe plutôt vite. Des habitués viennent récupérer les livres qu'ils ont pré-commandés, d'autres sont à la recherche de conseils pour leur prochaine lecture.

Vers 17 h 30, Charles s'apprête à rentrer chez lui. Lors de mon entretien d'embauche, il m'a expliqué avoir besoin d'une personne pour le seconder afin qu'il puisse terminer plus tôt pour rejoindre sa femme et passer du temps avec elle. Charles a cinquante ans, est marié à Helen depuis vingt ans, ils n'ont pas d'enfant. Il a consacré toute sa vie à la librairie et a l'impression d'avoir délaissé Helen au profit de son commerce. Il veut rattraper le temps perdu, je trouve cette initiative adorable.

À 19 heures, je m'occupe de la fermeture de la librairie et rentre directement chez moi. Je n'ai pas le temps de discuter avec les autres commerçants. Je les salue d'un geste furtif de la main au moment où je traverse la place, en direction de mon appartement.

Le seuil de la porte franchi, je m'attèle à la tâche : je vide mon lave-vaisselle, mets une machine en route et file à la salle de bain pour prendre une douche. Je me prépare en enfilant un slim noir, un débardeur blanc en soie brodé de dentelle au niveau de la poitrine, des talons noirs et mon perfecto. Je rassemble une partie de mes cheveux sur le dessus de ma tête puis réalise une petite tresse dans la continuité des mèches que j'ai relevées. Je me maquille en appliquant du fond de teint, du mascara, un trait d'eye-liner sur le dessus de mes paupières et du rouge à lèvre couleur abricot.

Une demi-heure plus tard, après avoir garé ma voiture, je rentre dans le pub. Diego m'a envoyé un texto pour me dire qu'il était déjà arrivé.

Je cherche le coiffeur du regard et repère rapidement ses cheveux blonds, il est assis à côté de son nouveau copain, Andy. Je me fraye un chemin vers la banquette circulaire en cuir rouge sur laquelle ils sont installés, des verres vides sont entreposés sur la table centrale. Diego est placé au milieu du sofa, Andy à sa gauche, au bout de celui-ci. Ainsi, j'ai loisir à détailler sa tenue.

Le barbier est vêtu d'un jean, un pull à capuche et une veste en cuir. Du noir des pieds à la tête. À ma grande surprise, des vans complètent sa tenue. Ce mec a un don pour s'habiller.

Je porte mon attention sur une autre partie de son anatomie que je n'ai encore jamais vue : ses yeux. Au même moment, il lève la tête vers moi, me foudroyant du regard. Je me perds dans la contemplation de cet organe visuel si envoûtant. Tout d'abord, je suis happée par un bleu sombre et profond. En leur centre, la couleur azur prédomine, entourant la pupille entière en un contour très fin. Déstabilisée par l'intensité des prunelles du jeune homme, je baisse la tête.

Mon objectif atteint, Diego me salue en me serrant dans ses bras, affirmant qu'il est très heureux de ma venue. Je m'attable à l'autre extrémité de la banquette, à la droite de mon ami, face à Andy. Je lui adresse un hochement de tête en guise de bonjour, geste qu'il ignore.

Un groupe de pop se produit sur scène créant une très bonne atmosphère au sein du bar. Diego parle de tout et de rien, se plaignant principalement d'une cliente pointilleuse.

— Tiens, voilà Maryse ! s'exclame-t-il en pointant l'entrée du doigt.

Je tourne la tête. La fleuriste se déplace avec grâce. Elle est toujours aussi belle dans sa petite robe noire toute simple mais qui lui va à ravir.

— Salut les copains !

Je me lève pour la saluer.

— Bah... Où est votre mystérieux nouvel ami ?

Je fronce les sourcils, pivote vers la place d'Andy et me rends compte qu'il a quitté la table. Je n'ai même pas remarqué qu'il était parti tellement j'étais occupée à observer et accueillir Maryse.

— Il doit être en coulisses pour répéter. Je crois que c'est la première fois qu'il chante l'un de ses textes. Que voulez-vous boire ? demande Diego.

— Un coca pour moi, s'il-te-plaît, je réponds.

— Diego, tu prends une bière, je suppose ? Reste-là, je vais aller nous chercher les boissons.

— Tu me connais bien, merci Maryse.

Me retrouvant seule avec Diego, j'en profite pour le questionner au sujet de son nouveau collègue. Je ne comprends toujours pas pourquoi il a décidé de l'employer. Certes, il est doué mais le talent ne fait pas tout, si ?

— Bon, Diego, explique-moi sincèrement pourquoi tu as choisi Andy.

Il soupire, se passe une main sur le visage et abdique.

— Ok... En gros, mon père a un meilleur ami qui est le paternel d'Andy. Je n'ai jamais côtoyé Andy puisqu'il a toujours vécu chez sa mère jusqu'à ce qu'il revienne dans la région, il y a quelques mois. Son père, étant persuadé qu'il était homosexuel à cause de son choix de carrière, l'a rejeté. Dernièrement, il a accepté de faire un pas vers son fils, surtout depuis qu'il s'est assuré qu'Andy n'est pas gay...

J'ouvre grand la bouche, Diego me jette un regard et une grimace signifiant « je sais, ça craint ». Je suis toujours horrifiée d'entendre ce genre d'histoires.

— Tu te doutes bien que leur relation n'est pas au beau fixe en ce moment. Andy ayant beaucoup de mal à trouver un travail, son père m'a demandé de lui donner un coup de pouce. Ainsi, il espérait qu'Andy lui pardonne mais je pense qu'il en est bien loin, bref. Quand j'ai lu son CV, je n'ai pas hésité. Ce mec est un chimiste ! Et franchement, on s'entend plutôt bien tous les deux. On se lance continuellement des vannes mais c'est notre manière de communiquer. Je suis content de l'avoir avec moi au salon. Et comme je te l'ai déjà dit, il plaît énormément à ma clientèle féminine. Tu devrais essayer d'apprendre à le connaître, je suis sûr que vous pourriez devenir amis.

Je comprends mieux la situation, maintenant. C'est très noble de la part de Diego d'accepter de lui donner une chance. Je voudrais bien faire un effort pour parler à Andy mais s'il ne me dit même pas bonjour, comment puis-je entamer une conversation avec lui ? De plus, sa présence me met mal à l'aise.

— Tu n'as pas hésité à rendre service à son père qui est clairement homophobe ?

— Non. Je ne l'ai pas fait pour lui mais pour son fils. Il a dû en baver pendant son enfance avec un père pareil.

Je hoche la tête, pensive. Je suis tellement heureuse que Diego soit entré dans ma vie, c'est un ami en or. Je sais qu'il ferait tout pour les personnes qu'il aime, Andy est chanceux d'avoir croisé son chemin. Il sera toujours là pour lui, c'est une certitude. Le cours de mes pensées est interrompu par Maryse qui revient avec nos verres.

— Voici votre coca, mademoiselle ! déclare-t-elle en le déposant devant moi.

— Merci !

— Et votre bière, monsieur, glisse-t-elle à l'intention de Diego.

La fleuriste s'installe à la place d'Andy.

— Merci adorable Maryse ! Tu n'as rien pris pour toi ?

— Non, je commanderai un peu de champagne, plus tard.

— Ok, comme tu veux. Alors comment s'est passée votre journée, les filles ?

— Je n'ai pas chômé, répond la fleuriste. J'essaie de changer un peu la décoration de ma boutique. J'ai peur que les gens se lassent...

— Quoi ? Mais ton magasin est absolument charmant ! Je pourrais y passer des heures tellement tout est bien pensé.

— Ally, tu en fais trop là, dit-elle en rigolant. Je ne sais pas... En ce moment, j'ai besoin de changement.

— Oh, un garçon se cache-t-il sous ce brusque besoin de changement ? enchaîne Diego en bougeant ses sourcils dans tous les sens.

— Non, absolument pas.

— Mouais, tu ne t'en sortiras pas comme ça ! insiste-t-il.

Nous stoppons notre discussion lorsque le gérant du bar annonce l'arrivée d'un nouveau chanteur sur scène : Andy Jefferson. Le coiffeur apparaît d'une démarche nonchalante, il ne porte plus qu'un t-shirt blanc donnant libre accès aux tatouages qu'il a sur les bras.

J'entends Maryse murmurer un « sexy, mais trop jeune pour moi » lorsqu'elle l'aperçoit et je ne peux contenir mon hilarité. On entend de nombreux sifflements admiratifs de la part d'un groupe de filles placé devant la scène. Diego a raison, il a du succès auprès des femmes.

Andy ne prononce aucun mot, il se contente de s'installer sur le tabouret avec pour seul instrument, une guitare. Il est enveloppé d'une lumière violette très sombre que je n'avais même pas perçue lorsque j'écoutais le groupe précédent. Il faut dire que cet éclairage se marie très bien au style du coiffeur.

Il entame les premières notes de sa mélodie en fermant les yeux. J'inspecte ses biceps recouverts d'encre. Une lune bien ronde de couleur noire figure sur son bras droit. Le dessin est truffé de détails, on distingue parfaitement les cratères de ce mystérieux astre de la nuit. Ce tatouage m'intrigue puisque je partage quasiment le même au poignet. Néanmoins, le mien n'est qu'un croissant de lune violet pastel. Je le caresse instinctivement tout en observant celui du musicien, qui me fascine.

La mélodie d'Andy envahit le club. Elle s'apparente beaucoup à la version de The Man Who Sold The World de Nirvana.

There is so much pain in my heart
(Il y a tellement de peine dans mon cœur)
And it hurts but I am still breathing
(Et ça fait mal mais je respire encore)
Why ?
(Pourquoi ?)
How is it possible to breath when the only thing you feel is pain ?
(Comment est-ce possible de respirer quand la seule chose que tu ressens c'est de la peine ?)

Sa voix est absolument divine pour les oreilles. Elle est toujours aussi rauque que la première fois que je l'ai entendue, même s'il l'élève beaucoup plus que lorsqu'il s'adressait à Diego. Mon système lacrymal est en émoi à l'écoute des paroles sombres et, pourtant si représentatives de ce que peuvent ressentir certaines personnes dans ce monde, y compris moi-même.

So you fight
(Donc tu te bats)
You try to find a reason why you are still alive
(Tu essaies de comprendre pourquoi tu es toujours en vie)
You survive
(Tu survis)
For your life
(Pour ta vie)

(Refrain)
I decided to survive
(J'ai décidé de survivre)
I don't even know why
(Je ne sais même pas pourquoi)
Why am I still capable to breathe when you lost your soul in the water ?
(Pourquoi suis-je toujours capable de respirer alors que tu as perdu ton âme au fond de l'eau ?)
In this cold winter
(Dans cet hiver froid)
And then, here came the spring...
(Et ensuite le printemps est venu...)

Love is a scary thing to live
(L'amour est une chose effrayante à vivre)
Every day, the fear of losing one another is here
(Tous les jours, la peur de perdre l'autre est présente)
I didn't die with you during this dark day but my spirit did
(Je ne suis pas mort avec toi durant ce jour sombre mais mon esprit, oui)
My heart broke into million pieces while I was watching the full moon shining...
(Mon cœur s'est brisé en mille morceaux alors que je regardais la pleine lune briller...)

N'y tenant plus, je me lève du sofa sans aucun regard pour la tablée. Je me rue à l'arrière du bar, ouvre la porte un peu trop violemment et un bruit sourd retentit.

Adossée au mur, je ferme les yeux. La fraîcheur de l'air contraste avec le feu brûlant qui se répand dans mes veines. Cette chanson, cette voix, cette mélodie, ces paroles... Tout me rappelle ce que j'ai enduré ces derniers mois. Mes larmes forment un torrent sur mes joues, cette douleur béante ressurgit.

J'ai besoin d'une cigarette pour me calmer, même si je ne fume qu'occasionnellement, là j'ai une envie irrépressible. La complainte d'Andy résonne encore dans le bar. Ici, au moins, je n'ai plus à assister à toute la détresse du chanteur mêlée à la mienne.

Un bon quart d'heure plus tard, mes sanglots prennent fin. Je reprends mon souffle et essuie les traces de mascara qui ont coulé sur mon visage.

D'un coup, la porte claque, me faisant sursauter. La silhouette élancée d'Andy apparaît, il me fixe de ses prunelles brillantes...

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