⭐8. Joue pour moi


— C'est bien ? T'as assez fouillé comme ça ?

— Je... je... cherchais le jardin, ânonna Sara dont le visage se colora légèrement d'embarras, en cachant tant bien que mal les feuilles de musique que j'avais laissées sur le piano la veille.

— Eh ben, il n'est pas là, fis-je remarquer en contractant les mâchoires d'agacement. Va-t'en !

— C'est pas poli, bouda-t-elle, une main sur la hanche.

Elle se foutait désormais de cacher les feuilles. D'ailleurs, celles-ci pendaient négligemment de son autre main. Elle chiffonnait mes putains de partitions et osait me parler de bienséance.

— C'est poli de fouiller dans mes affaires peut-être ? rétorquai-je durement, avec de plus en plus de mal à contenir mon irritation.

Je ne supportais tout simplement qu'on touche à mes effets sans ma permission.

— C'est qu'une salle de musique ! s'exclama-t-elle tout en désignant la pièce autour de nous avec mes feuilles comme si j'en faisais tout un plat pour rien. Détends-toi ! Comme je te l'ai dit, je m'étais perdue dans ton immense baraque. Je suis tombée sur cette chanson et je n'ai pas pu m'en détacher. Ces paroles m'ont vraiment touchée.

— C'est vrai ?

Je ne m'attendais pas du tout à son aveu. Et voilà que je m'étais exprimé sans réfléchir sous le coup de la surprise. J'avais désormais l'air d'un gros con sensible en mal de reconnaissance. Le fait était que j'avais moi-même écrit ces paroles, et les seules personnes à qui j'avais montré mes compositions, à savoir ma manager et mon producteur les trouvaient médiocres.

« Trop personnel » disaient-ils. « Ça se vendra jamais ! Ça ne correspond pas à l'image qu'on a de toi. Ce n'est pas assez Rock “n' roll. Pas assez Rick Rivera.»

En termes plus crus : mes écrits étaient pitoyables. Ce n'était pas ce qu'on attendait de moi. Le label achetait presque toutes mes chansons. Seule une minorité de personnes était au courant. Mais j'avais arrêté de me plaindre. Même si je ne les aimais pas, j'acceptais ces maudites compositions et je faisais ce pour quoi j'étais payé : chanter.

— Oui, elles sont super, confirma Sara avec une expression sincère qui d'après moi, avait très peu de chance d'être feinte. Elles m'ont touchée à un point que tu ne peux pas imaginer. Moi aussi, je me sens comme ça...

La chanson parlait d'êtres essayant de trouver une sortie à l'intérieur de la prison de leurs propres émotions ; le titre était Lost in myself . Ce fut un silence pesant qui suivit sa révélation, car je ne savais pas vraiment quoi lui répondre. Je n'aimais pas me confier. C'était pour cela que j'étais tellement en colère de trouver ces feuilles entre ses mains. Toutes les chansons que j'écrivais étaient des lamentations de mon âme en quête de salut. Pas très licorne et paillettes, je devais l'avouer.

— Merci, finis-je par dire pour meubler le silence.

— Joue-la m...

— Non ! refusai-je avant même qu'elle ne termine sa phrase.

— Pourquoi ?

— Je ne veux pas.

Cette chanson était personnelle. Je ne voulais pas me mettre à ce point à nu devant elle.

— Ce n'est pas une raison, objecta-t-elle d'un air buté.

— Si, ça l'est.

Je parcourus la distance qui nous séparait et attrapai les feuilles. Elle les retint fermement et je tirai plus fort.

— Elles vont se déchirer, me prévint-elle. Adieu ta jolie composition. Joue-moi cette chanson Rick et je ne fouillerai plus dans tes affaires. Je ne vais pas les lâcher avant.

— OK donne ! soupirai-je, voulant en finir au plus vite.

— Je ne te fais pas confiance. Je vais les tenir pendant que tu joueras et après, je te les rendrai.

— T'es casse-couille, Sara Hood !

— Non, t'es juste revêche, Rivera.

C'était fou le pouvoir qu'elle avait sur moi. Je me surpris à ravaler une repartie cinglante et à me diriger derrière le piano à queue. Moi qui d'habitude aimais tellement avoir le dernier mot. Je m'y installai et dégageai la mèche qui m'était tombée sur un œil.

— Je te préviens, j'apprends encore le piano. Ce n'est pas vraiment encore mon élément.

— Tais-toi et joue !

— Tu te fous de moi, là ? m'étranglai-je de son audace.

— S'il te plaît, renchérit-elle avec un sourire mielleux.

— Je sais même pas pourquoi t'es encore dans cette pièce, avouai-je en contractant les mâchoires.

À part quand j'avais répétition avec les gars et les jours de ménage, personne n'avait le droit d'entrer dans ma salle de musique. Tout simplement parce que j'en interdisais l'accès. Cette grande pièce à la baie vitrée avec vue sur le jardin, occupée par divers instruments de musique pour la plupart récoltés à des œuvres de bienfaisance, était mon sanctuaire.

Je pouvais m'y enfermer toute la journée, au milieu des guitares, du violoncelle ayant appartenu une fois à une certaine duchesse dont j'ai oublié le nom... Il y avait aussi un saxophone, un djembé, une batterie, une harpe... Et bien sûr, le rutilant piano à queue qui faisait face à la verrière. Personne ne devait me déranger dans la salle des instruments ; c'était une règle.

Pourtant, voilà qu'y était une intruse, et comme si ça ne suffisait pas, elle me donnait des ordres.

— Qu'est-ce que tu fais ? l'interrogeai-je, intrigué, en plissant le front.

Elle grimpait sur le couvercle du piano et elle y rampa jusqu'à mettre nos visages face à face. Elle glissa ensuite les feuilles sur le pupitre en les tenant d'une main pour éviter que je ne les saisisse. Devant mon visage scandalisé, elle déclara d'une voix qui se voulait rassurante :

— Quoi ? Ne t'inquiète pas. J'ai vu dans un film que ça pouvait soutenir mon poids. Vas-y chante ! Attends, il ne faut pas que tu lèves le capot ?

C'était qui cette fille ? Elle avait grimpé sur mon piano parce qu'elle l'avait vu dans un putain de film ? Bien sûr que je pouvais jouer avec le capot fermé, mais tout le monde savait comme j'étais sensible quand il s'agissait de mes instruments de musique. Elle y était quand même montée avec ses satanées chaussures !

Je ne savais même pas quoi ressentir. Je crois que mon cerveau n'avait rien préparé en prévision d'une situation pareille, justement parce qu'il ne m'aurait jamais imaginé dans une situation pareille.

— Tu veux que je descende ? s'alarma-t-elle devant mon silence.

— Non, reste ! m'entendis-je soupirer.

En rampant sur le couvercle du piano, sa petite robe bohème aux motifs floraux roses et noirs s'était retroussée. Le reflet de ses fines jambes nues terminées par des boots sur la surface lisse était vraiment alléchant dans la vitre d'en face.

Oui, j'étais un mec facile, et alors ?
Elle désigna les feuilles comme pour ramener mon attention à elles et je levai les yeux au ciel d'une façon théâtrale. Je n'avais pas besoin des partitions. Je connaissais la chanson par cœur. Je n'avais pas commencé tout simplement parce que j'avais le trac.

Je n'étais pas aussi doué avec un piano qu'avec une guitare. J'avais peur qu'elle soit déçue par ma prestation. De plus, je n'avais jamais eu un spectateur aussi proche de moi. Elle était couchée sur le ventre et avait déposé son menton sur l'une de ses mains, tandis que de l'autre, elle tenait les feuilles. Je n'avais qu'à me pencher un peu pour cueillir ses lèvres, si je le voulais.

— Rick ! rechargea-t-elle, impatiente.

— OK ! Lâche-moi ! marmonnai-je, agacé.

Je finis par prendre une grande inspiration et commençai à jouer. La musique s'éleva doucement, jusqu'à emplir toute la pièce, puis petit à petit...mon âme. Finalement détendu, je fermai les yeux et me laissai aller.

La pièce que j'avais écrite et que je jouais consistait en un déchaînement complexe d'accords paroxystiques ; très difficile à jouer. Mais mon objectif principal avait été de la faire refléter l'enchevêtrement de sentiments qui m'habitaient. Et d'après les notes sibyllines qui s'élevaient du piano, je crois que j'avais bien réussi.

Mon visage était baissé et je me délectais de la sensation des touches sous mes doigts. Lorsqu'arriva la partie vocale. Ma voix monta pour accompagner l'instrument dans une symphonie renversante. J'étais galvanisé, comme en transe et il m'était impossible de m'arrêter. La musique était moi, j'étais elle, et ensemble nous étions : sensations, liberté, extase, douleur, aspiration... Ensemble nous étions émotions.

Cependant, un soupçon de doute s'empara momentanément de moi. Je ne savais pas ce que devait penser Sara. C'était tellement différent de mes morceaux habituels : plus langoureux, plus profond, moins déchaîné. Là, c'était plus des plaintes d'une âme en détresse. Peut-être que comme mon producteur, elle allait trouver que c'était du n'importe quoi.

Peut-être que... Pense à ses jambes ! Pense à ses jambes ! me tançai-je.

Je me mis à imaginer la musique courir sur ses jambes nues comme une caresse. Je me la représentai en train de gémir doucement et je glissai mes doigts sur les touches comme j'imaginais la musique glisser sur sa peau .

Lorsque ma voix se tut et que la dernière note résonna dans la pièce, je restai un bon moment immobile les yeux fermés à tenter de reprendre mon souffle et contact avec la réalité.

— Oh... mon... Dieu, prononça mon public composé d'une seule personne en reniflant. C'était... c'était...

— Bien ? hasardai-je avec une petite moue.

Je ne savais pas pourquoi, mais son avis compterait beaucoup pour moi.
Elle était vraiment la première à qui je faisais écouter cette chanson.

— Bien ? Tu rigoles ? s'étrangla-t-elle, scandalisée, comme si c'était la plus grosse connerie qu'elle avait entendue. C'était à couper le souffle. Tu es tellement doué, merde ! Tu...

Elle s'interrompit pour renifler avant de poursuivre :

— Tu m'as touché au plus profond de mon être. Je n'avais jamais connu ça. Je comprends maintenant... C'était génial, Rick.

Je la croyais. Enfin, je croyais les traînées humides que je voyais sur ses joues et ses yeux remplis d'admiration. Je ne m'attendais pas à cette réaction, j'avais presque envie de pleurer à mon tour.

Oui, j'étais un petit fragile, et alors ?

— Merci, articulai-je avec un petit sourire.

— Ça va faire un carton sur ton prochain album, estima-t-elle en glissant du piano.

— Ça ne marche pas comme ça, dis-je avec un sourire triste.

— Ah bon ?

Je ne voyais pas comment lui expliquer que je n'étais qu'un instrument. Que je faisais que ce qu'on me demandait de faire. Qu'entre ce qui me rendait heureux et ce qui rapportait de l'argent, le label ne considérait même pas cela comme un choix. Que tout ce qu'elle croyait savoir sur le monde musical était des balivernes. Je n'essayai même pas, car elle n'avait pas à savoir cela. Ce serait mieux si elle gardait l'image de la rock star qui contrôlait sa vie à l'esprit.

Je me dégageai du banc et déclarai :

— Les gars vont arriver. Tu peux t'en aller.

Elle se plaça en face de moi, rendant notre différence de taille encore plus évidente. Ses yeux verts me scrutèrent longuement et intensément. Finalement, elle plaqua les feuilles sur ma poitrine et maugréa d'une voix traînante :

— J'appréciais à peine la compagnie du gentil Rick...

— « Gentil » devant mon nom ça fait pas joli, répliquai-je en attrapant les feuilles.

— « Enfoiré », ça va mieux ? me nargua-t-elle.

— Je préfère être l'enfoiré plutôt que le gentil.

— Enfoiré ! répéta-t-elle, provocatrice.

— Le gentil est juste le mec qui se fait tout le temps friendzoner, énonçai-je. L'enfoiré est ce mec qui te bouleverse la tête, le corps et le cœur. Ce mec que tu détestes, mais que tu ne peux t'empêcher d'aimer. Donc, oui, je préfère être l'enfoiré. Alors Hood, si tu me traites encore d'enfoiré, je saurai que...

Je laissai ma phrase en suspens en la dévisageant avec un sourire arrogant. Elle ouvrit la bouche pour répliquer, mais elle la referma tout de suite après. Elle n'avait pas de repartie, ce qui était rare et qui agrandit mon sourire. Nos visages n'étaient qu'à quelques centimètres l'un de l'autre et on continuait à se défier du regard. Enfin, jusqu'à ce qu'elle me surprenne en déposant ses lèvres sur les miennes.

Drôle de repartie.

Cependant, je répondis à son baiser et laissai tomber les feuilles de musique qui s'étalèrent par terre.
Elle s'était haussée sur la pointe des pieds et je fis glisser mes mains sur ses fesses que j'empoignai à travers sa robe.

Quelque chose me soufflait de mettre fin à ce baiser. Mais elle n'était apparemment pas aussi forte que les battements accélérés de mon cœur en ce moment-là, et encore moins comme ce désir brut qui avait pris naissance au plus profond de mon être. Alors je continuai à embrasser goulûment ses lèvres douces, chaudes, magnifiques...

Son souffle court et ses doigts qui parcouraient frénétiquement mon corps m'indiquaient bien que je n'étais pas le seul à perdre le contrôle. Je chavirai totalement lorsqu'elle me tira un peu brutalement les cheveux...

Je la soulevai et elle noua ses jambes autour de ma taille. Je l'assis ensuite sur le piano à queue et me plaçai entre ses cuisses, sans interrompre notre baiser. C'était si bon ! Mes mains étaient partout sur son corps, j'embrassai ses joues, son cou à la limite de sa robe que j'avais retroussée depuis un moment. Lorsque nos bouches se rencontrèrent à nouveau, elle me mordilla les lèvres et tira un peu en arrière.

— Putain Sara ! grognai-je.
Ses gestes étaient presque désordonnés, comme affamés et ça m'excitait.

Je ne saurais dire ce qui serait arrivé sur ce piano dans cette salle de musique, si je n'avais pas senti quelque chose se glisser entre mes jambes.

K-pop ! Le Shih tzu de Daphney. Oui, mon amie d'enfance avait appelé son chien « K-pop ». Personne ne pouvait comprendre la plupart des décisions de celle dont j'évitais les coups de fil depuis quelques jours, et il valait mieux ne pas essayer afin de garder ses neurones en bon état.

Elle était à l'étranger pour le moment, et comme souvent dans ces circonstances elle me confiait son clébard. J'oubliais tout le temps de la nourrir la pauvre bête, mais heureusement que Ty s'était pris d'affection pour elle. C'était lui qui s'occupait d'elle désormais en l'absence de sa maîtresse.

Si K-pop était là, ça voulait dire que le guitariste et les gars étaient aussi arrivés et qu'ils allaient débarquer dans la pièce d'une minute à l'autre. Effectivement, à peine avais-je reculé sous le regard perplexe de Sara. Jason, Lucas, Sam et Ty franchirent le seuil en rigolant à une blague qui m'était inconnue.

Tout le monde s'immobilisa quelques secondes en nous découvrant. Les feuilles étalées par terre, la position de Sara et ma proximité avec elle, ne laissait aucun doute sur notre récente activité. Ce fut Lucas avec ses yeux bruns rieurs, cerclés de khôl qui se reprit le premier et qui prononça avec un sourire plein de sous-entendus :

— Oh oh !

Sara redressa sa robe et glissa du piano.

— Ça, c'est un moment gênant !
Lucas s'esclaffa en donnant une tape à Jason qui visiblement n'avait pas encore digéré ma réaction à ce festival.

Il m'en voulait encore et il devait mépriser Sara. Sinon, je ne voyais pas comment expliquer le regard plein de haine qu'il lui adressa.

— Crois-moi, reprit le pianiste, qui lui était presque toujours d'humeur à rigoler. Comme moment gênant, on a connu pire. Surtout que Rick...

— Ça va Lucas, coupai-je d'un ton sec. Sara, tu peux partir.

Elle se tourna pour me dévisager, mais je feignis d'être occupé à caresser K-pop. Je n'avais pas la force de croiser son regard.

— Quel bougre ! s'exclama dramatiquement Lucas. Si tu cherches quelqu'un pour panser tes blessures, je serai ravi de te consoler.

Je savais parfaitement quel type de consolation, il avait à l'esprit.

— J'y penserai, sourit Sara avant de sortir et de m'adresser un regard dégoûté.

C'était tant mieux ! Je n'arrivais pas à croire qu'on était sur le point de le faire, que j'étais sur le point de tromper Marcos... encore une fois. Je n'étais qu'un con ! Je savais parfaitement ce qui se passait lorsqu'une fille sortait de mon lit. Or, celle-là était destinée à passer une année avec moi. Qu'est-ce qui m'avait pris, putain ? Il fallait vraiment que j'établisse des limites. Ça ne devrait plus se reproduire.

— Maryse essaie de te joindre depuis ce matin, m'informa Sam lorsqu'ils se furent lassés de se foutre de ma gueule. Je crois que Turner veut une réunion avec toi.

Génial ! Mon producteur voulait me voir. Ce qui était rarement bon signe. Tout ce qu'il me fallait en ce moment !

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