Chapitre 38 - L'énergie

Média : Time for Fun – Goat

Dimanche 16 juillet 2017

Arrivé dans la clairière, je me suis spontanément installé auprès des mecs avec lesquels je me suis éclaté cet après-midi. De toute façon, j'ai bien retenu la leçon, la maloca c'est pour la famille alors je n'ai même pas essayé de m'incruster.

Un joyeux brouhaha anime le lieu, donnant vie à cet îlot perdu au milieu de l'immensité végétale plongée dans le noir de la nuit. Les lanternes sont allumées diffusant une lumière flamboyante autour de nous. Par moment une personne se met à chanter et d'autres répondent en écho parmi l'assemblée accompagnées par quelques musiciens qui ne peuvent pas résister à l'envie de rythmer les paroles avec leurs instruments.

Sous la maloca, il règne une atmosphère plus paisible. Les proches des mariés sont installés par couple. Et sans aucune surprise, Lila est assise à côté d'Otoronqo. Seule Inkillay préside sereinement l'assemblée familiale. Alors que je jette un coup d'œil par curiosité vers la cahute, je surprends cette dernière à m'observer. C'est certainement ma présence qui l'interpelle au milieu de son peuple. Sans se sentir gênée de se faire intercepter en train de me scruter, elle me fait un sourire bienveillant mais dans ses yeux je peux y lire de la mélancolie. Est-ce que je lui rappellerais le rockeur qui a autrefois été cher à son cœur ? Il faudra que je trouve un moment seul à seule avec elle pour lui parler d'Harry. Mais cela devra attendre. Pour l'instant, le vin et la bière coulent à flot et je passe un excellent début de soirée.

Si au départ nous étions une petite dizaine autour de la table basse où j'ai pris place, devant l'ambiance joyeuse, d'autres se sont rapidement joints à nous. Les convives qui me tiennent compagnie sont un peu plus jeunes que moi mais l'avantage c'est que la plupart parlent ma langue. Ils sont friands des anecdotes que je leur raconte sur mon road trip. Et moi j'apprécie d'en connaître un peu plus sur leur façon de vivre. Certains font des études à Mocoa ou même à Bogota alors que d'autres travaillent soit en ville soit dans les champs. Il y en a très peu qui résident à temps complet au village. C'est triste pour l'avenir de la tribu mais en ayant goûté aux nouvelles technologies, ils aspirent à cette vie moderne et occidentale qu'ils ont pu voir à la télévision. Heureusement qu'il y en a encore qui conservent les idéaux ethniques et ne conçoivent pas un autre environnement que la nature magnifique et abondante qui les entourent.

Nous avons dégusté le fameux lechona et finalement leur cochon pendu farci est peut-être un peu trivial à préparer mais c'est un régal. A présent, certains musiciens prennent place sous la maloca avec leurs instruments et commencent à jouer un air plutôt doux mais qui devient crescendo plus entraînant. Yoria, une des jeunes étudiantes se rapproche de moi et me propose de danser. Mais je décline gentiment, je ne suis pas encore assez bourré pour me donner en spectacle. Elle s'assied à côté de moi et m'offre une cigarette que j'accepte cette fois volontiers. Elle me sourit satisfaite par cet accord tacite de rester près de moi.

Tout en aspirant la fumée de sa clope, elle me regarde avec ses grands yeux noirs en se dandinant sur place en rythme avec la mélodie. Sa présence est agréable et je me laisse emporter avec elle par la musique en battant la mesure des percussions avec les pieds et les mains, vieux réflexes de batteur qui semblent l'amuser. Je lui explique que mon métier c'est d'être musicien. Son regard s'illumine et j'ai à peine le temps d'écraser mon mégot dans la terre qu'elle m'attrape par le poignet et m'entraîne jusqu'à la maloca vers un joueur de bombo. Elle lui glisse quelques mots à l'oreille et aussitôt il me montre un tambour posé derrière. Je le récupère content de cette invitation à me joindre à eux et m'installe à côté de lui.

Forcément, mon déplacement soudain n'est pas passé inaperçu et malgré mon poncho qui me permettait tel un caméléon de me fondre dans le décor, tout le monde sous la maloca m'observe en silence, suspendu aux baguettes que je tiens à présent dans les mains.

— Vas-y amigo, s'exclame Tupak passablement éméché. Tu as une énergie folle, montre leur comment joue un Yankee.

Coincée entre Otoronqo et son oncle, Lila me scrute avec curiosité tandis que Mya lovée dans les bras de son mari me fait un clin d'œil complice pour m'encourager. Sans me poser davantage de questions, je ferme les yeux pour m'imprégner du tempo de la musique. Puis lentement, je me calque à leur mesure et tapote la peau de mon bombo. Une fois que j'ai compris la cadence, je me mets franchement à jouer en ajoutant des notes d'improvisation qui me viennent spontanément. Les autres musiciens redoublent d'intensité et je me laisse entraîner avec eux dans une sorte de transe où je décharge toute la force que j'ai en moi. Porté par les coups que j'assène au tambour, les vibrations me pénètrent et se répercutent jusqu'au fond de mon âme.

La musique ralentit puis cesse tout doucement. Je m'arrête à mon tour, je suis à bout de souffle et en nage. Je ne me suis même pas rendu compte que j'ai joué tout le long les yeux fermés. Lorsque je les ouvre, les acclamations et les sifflements de la tribu m'accueillent. J'ai l'impression que j'ai conquis mon public colombien.

— Bravo amigo, m'applaudit Tupak. Tu fais honneur à nos mariés ce soir. Que ton énergie leur soit bénéfique dans leur vie à venir, déclare-t-il en levant sa chope de bière.

J'opine de la tête pour le remercier de ses encouragements en m'épongeant le front avec la manche de mon poncho avant de me décider à le retirer carrément. Tant pis pour le folklore, mais je crève de chaud. Et puis je pense que maintenant je n'ai plus rien à prouver, tout le monde semble adhérer à ma performance et à ma présence.

Je me lève pour rejoindre ma table afin de boire un grand verre d'eau. En passant, mes yeux se crochètent aux iris noires de Lila. Elle se mord la lèvre avant de susurrer mon prénom avec un regard empli de désir. Elle me fait quoi là ? Est-ce que ma représentation l'aurait séduite ou bien elle a un peu trop abusé de l'alcool à en perdre son discernement ? Je n'ai pas le temps d'approfondir la question, le grand gaillard qui lui sert de voisin attire son attention en lui murmurant quelque chose à l'oreille qui la fait sourire. C'est bon Oto, elle est à toi, j'ai compris le message.

Je me détourne d'eux et continue mon chemin jusqu'à ma table où mes nouveaux potes m'accueillent avec liesse en me tendant une chope de bière. Cela fera parfaitement l'affaire pour me désaltérer.

Pendant que je récupère, les musiciens ont attaqué un autre morceau et deux rangées d'hommes se sont alignées les uns en face des autres pour s'affronter en dansant comme j'ai eu un aperçu cet après-midi. Yoria m'explique qu'ils se défient pour avoir le droit de danser en premier avec la mariée. Vu le nombre de candidats, je constate que Mya a du succès. Celle-ci est d'ailleurs toute excitée de la mise en place de ce challenge et s'est installée à proximité des danseurs sur le bord de la maloca pour les encourager.

Après une montée en puissance de percussions qui achève un à un les danseurs concurrents, un jeune finit par remporter la battle. Mya le rejoint aussitôt et ils se lancent dans une chorégraphie ethnique mélangée avec des airs de danse latino. Rapidement, un attroupement se forme autour d'eux et les imite. Yoria tente de nouveau sa chance en m'invitant mais je ne suis toujours pas motivé alors elle se résigne et part s'amuser avec ses amis.

Au milieu de la foule, j'aperçois Lila qui danse à côté de sa cousine. Elle s'éclate à bouger de façon très gracieuse et on sent que ce rythme est inné, ce tempo coule dans ses veines. Elle est chez elle ici. Je passe plusieurs minutes à l'observer, son sourire resplendissant, les ondulations de son corps, elle est tellement belle dans ce laisser aller naturel. Et bien sûr l'autre balaise ne résiste pas au besoin de la rejoindre et de l'accompagner avec des mouvements très suggestifs. Oto danse aussi bien qu'elle et je dois avouer que Mya avait raison, ils forment un couple harmonieux.

En ce qui me concerne, je préfère largement participer à la fête en jouant du bombo. Et d'ailleurs je décide de rejoindre les musiciens pour continuer la fête en m'éclatant à ma façon.

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