Partie I - Chapitre 1
HOLDEN
Vendredi 25 mars 2016. 19H10.
Bouclé. Fini. Terminé.
Putain, c'est pas dommage !
Les rétines éclatées, le dos en miettes, je lance enfin l'impression qui marquera la fin de la journée. Trois heures que je rame sur ce foutu dossier. Trois heures à rassembler, reprendre, corriger, annoter les innombrables documents nécessaires à la réintégration d'Irvin. La déclaration des flics, l'examen du psy, le check-up du médecin, la mascarade des assurances, mon rapport, celui du conseiller d'orientation ; l'ensemble pas toujours cohérent... J'espère que cette fois, le môme va se tenir à carreau.
Manquerait plus que le lycée crame pour de bon !
Impatient, j'observe la vieille imprimante se mettre en branle avant d'avaler la première feuille, puis les suivantes. Un soupir excédé m'échappe. Saleté de paperasse ! En plus d'être inepte et chiante, elle me bouffe un temps considérable. Tout ça pour finir, au mieux, survolée, le plus souvent, bazardée dans une chemise cartonnée qu'on n'ouvrira qu'en cas de pépin.
L'administratif, c'est clairement un truc de tordus inventé pour emmerder les honnêtes gens.
Claqué, je tapote du plat de la main mon bureau jonché de classeurs, desquels débordent un fatras de feuilles volantes rangées à la va-vite. Antiquité frisant l'absurde, l'imprimante recrache les documents avec une lenteur exaspérante. J'ai bien réclamé à Kendra de remplacer cette bouse, mais ma cheffe a été sans appel : ou je mets la main au portefeuille, ou je souffre en silence. Même sentence pour l'ordinateur datant du siècle dernier et la machine à café qui rackette les employés une fois sur trois.
Pour la faire courte, le Newton Social Home ne brille pas par son opulence. Petite structure perdue en plein cœur de Liberty City, entre un immeuble de logements sociaux et un gymnase en cours de réfection, le N.S.H. est loin d'avoir la dégaine engageante de ses comparses de Shenandoah ou West Flagler. Faut croire qu'un centre miteux est plus adapté pour les quartiers sensibles.
Plus local.
Désabusé, mon regard erre sur la zone sinistrée qui me sert d'espace de travail. Aussi étriquée que tous les autres bureaux du service, ma cellule a tout de même le mérite d'être pourvue d'une fenêtre et donc, d'un semblant de lumière naturelle. La moquette, sombre et hors d'âge, accuse de nombreuses traces d'usure tandis que les murs sont recouverts du sol au plafond de posters de cinéma pour planquer la misère.
D'après les collègues, j'aurais pu utiliser des affiches de prévention, sauf que je n'adhère pas des masses à l'hypocrisie. Les gosses qui prennent la peine de venir jusqu'au Centre s'en contrecarrent des slogans moralisateurs. Ils ont besoin de se sentir en confiance, pas d'un énième sermon sur leurs neurones déjà grillés ou les statistiques certifiant qu'ils crèveront avant trente ans. Le seul reproche qu'on puisse vraiment faire à ma déco, c'est le temps passé à jacter dessus. Et par ricochet, le retard accumulé dans la constitution des dossiers. On ne peut pas être bon partout.
Plus que deux pages et je me casse. Ma montre indique que je suis en retard, pour changer. Merde, Alma ne va pas me louper...
Vingt secondes plus tard, j'ajoute la dernière feuille au reste du dossier, fourre l'ensemble dans ma besace, éteins ordi et imprimante, occulte ostensiblement mon bordel organisé et dégage sans perdre plus de temps. Je ne suis pas surpris de trouver le hall du service désert. À cette heure-ci, il n'y a plus que Kendra Walsh l'Infatigable pour tenir les lieux.
Et les couillons à la bourre...
Dénuée de vie, loin du va-et-vient incessant des familles et des employés du Centre, la vaste pièce semble calée sur stop, rechargeant ses batteries pour la prochaine vague d'effervescence. Un tel calme me donnerait presque envie de m'avachir sur le canapé de la salle de pause attenante pour relancer les miennes.
Circonspect, je guigne les magazines de l'année dernière abandonnés sur les chaises en plastique vert, les gobelets de café au pied de la poubelle, les brochures froissées ou déchirées. Sur la table basse, l'assemblage curieux d'un tas de Legos me donne l'impression d'un château fort qui se serait fait démonter la gueule par une armada de catapultes.
Comme quoi, chez les plus jeunes, pas besoin de mots pour traduire un mal-être.
Je me débrouille pas trop mal avec les marmots, mais mon champ d'action concerne surtout les ados. Selon ma cheffe, j'aurais le profil adéquat pour inciter ces têtes de pioche à sortir de leur réserve. Deux ans après mon arrivée au Centre, je cherche encore à démêler l'insulte du compliment. Malgré tout, je n'ai pas de vraie raison de me plaindre. Même si le N.S.H. accueille de toute part la misère des quartiers pauvres de Miami, l'aile dédiée aux mineurs reste, et de loin, la plus accueillante du bâtiment.
— Holden !
Et merde.
Résigné, je prends la direction opposée à la sortie et, camouflant mon manque d'entrain par un sourire jovial de rigueur, passe la tête dans l'entrebâillement de la porte.
Derrière un large bureau à l'arrangement irréprochable, le regard rivé sur l'écran de son ordinateur, la manager marmonne des ouep et des nope en cliquetant un stylo à bille surmonté d'une tête de licorne.
Sans blague. Quand je pense que certains se permettent des réflexions sur mes affiches de Kubrick...
— Avoue que t'as des antennes à la place des oreilles..., je profère, un rien sérieux.
— Et ce n'est qu'une partie de mes pouvoirs, señor Rivera, réplique-t-elle sans même lever la tête.
— Je peux t'aider à quelque chose ?
Au moment même où sort la proposition, l'image du blondinet au casque audio me saute en pleine poire. Putain ! Avec tout le bordel des dernières vingt-quatre heures, les visites, les coups de téléphone, les procédures auprès des différentes instances pour Irvin, j'ai complètement oublié Teddy !
Comme en écho à ma prise de conscience, la case manager accroche mon regard. L'espace d'une seconde, ses iris, aussi noirs que sa peau, me vrillent avec une intensité sévère, rappelant de fait qu'au-delà de notre entente cordiale, elle demeure avant tout ma supérieure.
Pas Teddy, pas Teddy, pas...
— Tu as terminé ton rapport sur Teddy Warren ?
Bon sang ! J'aurai dû filer au lieu de m'appesantir sur l'état douteux du hall.
Sourire charmeur à l'appui, j'affronte sa mine suspicieuse et tente d'atténuer ma bourde par un semi-mensonge :
— Presque ! J'ai plus que le compte-rendu d'entretien à taper et...
— Tu te fous de moi ? s'anime-t-elle, pas dupe. Tu devais me rendre ce dossier la semaine dernière !
— Je sais, ouais, mais j'ai pu voir Teddy qu'hier, après le lycée. Il ose pas l'ouvrir, quand ses parents sont dans les parages. Puis Irvin a déconné, et j'ai estimé que son cas était plus ur...
— Et je peux savoir ce que tu glandais aujourd'hui ? coupe-t-elle, incisive.
— Mais justement, j'étais débordé ! Tu crois quoi, que tes précieux papiers s'obtiennent en claquant des doigts ?! Non, faut les arracher à des crétins qui n'en ont rien à foutre ! Pour eux, ces gamins sont des délinquants, et rien d'autre. Peu importe ce qui peut leur tomber dessus, ils ne l'auront pas volé ! Merde, Kendra, mon taf, c'est d'aider les mômes à se sortir de leurs galères, pas d'agrafer des feuilles pour un juge !
Impassible, ma cheffe me scrute comme si elle avait affaire à un énième ado en pleine crise identitaire. L'habitude, sans doute. Les coups d'éclats, elle y a droit de tous côtés, du matin au soir. Faut dire que superviser l'un des services du N.S.H. n'est pas une sinécure. Entre les familles pas toujours coopératives, les autorités judiciaires, l'administration et les travailleurs sociaux, son job relève du challenge de haut niveau. J'admire sa capacité à contenir ses émotions. À sa place, j'aurais pété les plombs depuis des lustres.
S'il ne résout pas le problème, son mutisme apaise un peu mes nerfs échauffés. Fataliste, je soupire avant de reprendre, plus calme :
— Tu m'as déjà reproché de passer trop de temps dehors et pas assez au Centre. Mais je conçois pas ce métier d'une autre manière, désolé. Pour gagner leur confiance, suffit pas de sourire, planqué derrière un bureau. Ces gosses, ils ont besoin de savoir qu'on s'intéresse à eux, à ce qu'ils font. Comment tu veux comprendre ce qu'ils traversent si tu sais rien de leur quotidien ?
Je parle en connaissance de cause. Il y a dix ans, jamais je n'aurai accepté le dialogue avec un travailleur social. Méfiant et critique face à ces raseurs étrangers à ma réalité, je me serai arraché les ongles plutôt que d'avouer à l'un d'eux à quel point ma vie partait en vrille.
— C'est super d'avoir des idéaux, commente Kendra, une pointe de lassitude dans la voix. Mais ça ne suffit pas, malheureusement. La plupart des juges se moquent de la façon dont on gère les dossiers. Tout ce qu'ils remarquent, c'est qu'on galère à les rendre en temps et en heure. Alors t'es pas le seul, je te l'accorde, mais clairement, tu vends pas du rêve en terme de productivité.
Waouh. Elle devient de plus en plus agréable, cette conversation.
— Tu m'en vois navré ! j'ironise, amer. Si un jour, je pige comment me dédoubler, j'te ferais signe ! Et non, garde tes commentaires foireux pour toi, s'il te plaît ! j'ajoute en la voyant arquer un sourcil narquois.
L'injonction lui arrache un léger sourire, signe qu'elle avait bien l'intention de balancer une vanne pourrie. Prêt à reprendre la joute, ma détermination s'effrite quand deux vibrations dans la poche arrière de mon jean m'indique la réception d'un message.
Bordel.
Décidément, je suis à la ramasse partout. Blasé, j'échappe un nouveau soupir et croise les bras sur mon torse en avisant ma cheffe. En fait, il n'y a rien à ajouter. Soit elle s'accommode de mon mode de fonctionnement, soit elle me vire.
Au moins, j'aurai une bonne excuse pour Alma et Nate.
— Trouve-toi quelqu'un pour t'aider.
Quoi ?!
Ahuri, je scrute le visage redevenu sérieux de la manager, à la recherche du moindre signe qui trahirait une blague de mauvais goût. En vain. Comme d'habitude, elle affiche cet air qui la caractérise, cette affabilité tranquille sous laquelle transparaît une détermination implacable.
— Attends, tu parles de quoi, un genre d'assistant ? Je croyais que le Centre avait pas de fric ?
— Tu te doutes bien que c'est plus complexe que ça, biaise-t-elle. J'ai des crédits, mais rien de faramineux. Et quitte à perdre de l'argent, je préfère investir dans le personnel plutôt que le matériel.
Inédite, déroutante, inespérée, la suggestion se fraie rapidement un passage jusqu'à mes neurones fatigués. Un binôme affecté à la paperasse, plus de temps pour les entretiens, un œil neutre sur certaines situations... Qui cracherait sur une opportunité pareille ?! Bon sang, moi qui pensais la manager à deux doigts de me lourder du Centre !
Suspicieux, j'avise mon interlocutrice par en dessous. Je ne suis pas un crétin, une telle bonté pour ma gueule n'ira pas sans une contrepartie du même niveau.
Autant savoir tout de suite à quel point je regretterai cette faveur spéciale. Parce qu'il faut se montrer réaliste : au N.S.H., les employés de bureau se distinguent surtout par leur rareté. Qu'on m'en octroie un, à moi, obscure vermisseau du service d'aide aux mineurs, cache forcément un truc pas net.
— Si j'accepte, j'explose ma dette envers toi, c'est ça ?
Je ne suis pas certain que l'idée me convienne. Peu familier des passe-droits, j'ai pourtant une ardoise bien salée au compteur de la brune. La faute à une succession de mauvaises décisions, qui auraient manqué à chaque fois de me flanquer à la rue – voire à l'ombre – si Kendra Walsh n'avait pas opportunément fermé les yeux sur ce que je bricolais en dehors du Centre.
Si aujourd'hui, je suis réglo, le prototype presque parfait du bon petit employé sans histoire, je n'oublie pas ce que je dois à cette nana. Une nouvelle vie, loin du chaos dans lequel j'ai grandi et qui a bien failli me perdre.
Les sourcils froncés, le stylo-licorne pointé dans ma direction, Kendra me dévisage de longues secondes avant de lâcher, intransigeante :
— Je crois qu'on s'est mal compris, Holden. Il n'y a pas de « si j'accepte » qui tienne, je t'ordonne de dénicher quelqu'un pour lundi. Une personne efficace et discrète, nous sommes d'accord. Le reste ne m'intéresse pas, je te laisse carte blanche pour ne pas trop me surprendre. Ah, et, en effet, tu m'es désormais redevable à vie, poursuit-elle, un rictus suffisant au coin des lèvres.
C'était couru ! Sale peste...
Fière d'elle, la cheffe désigne du menton la porte derrière moi avant de replonger sur son écran. Congédié sans plus de manière, j'esquisse un pas vers le hall, puis me ravise, taquin.
— C'est parce que je suis le meilleur intervenant du service, hein ? Tu peux le reconnaître, ça ne...
— Dégage avant que j'invente un truc qui te fera vraiment chier, Rivera, assène-t-elle, sentencieuse.
Même si je sais qu'elle est capable de mettre sa menace à exécution, je ricane pour la forme et file hors du bureau, finalement satisfait de cet entretien inopiné. Pour un péquenaud inefficace, je m'en tire bien.
Une nouvelle vibration dans ma poche me rappelle que ma journée est loin d'être finie, et qu'un deuxième dragon doit fulminer devant son Daïquiri en attendant que je me pointe.
Pressant le pas, j'attrape mon portable et rédige un bref message d'excuse à Alma, espérant sans trop y croire que ça la calmera avant que j'arrive. Elle n'en donne pas l'air, la lilliputienne, mais quand elle s'y met, ses crises sont assez impressionnantes. Surtout avec un coup dans le nez.
Lorsque je déboule à l'extérieur, la brise tiède du printemps floridien m'insuffle une bouffée de bien-être. Naturellement, il ne faut pas compter sur la clim dans les locaux du Newton Social Home. Au moins, la fenêtre s'ouvre. À moitié, des fois qu'une irrépressible envie de fuir me prendrait devant la pagaille sans nom que j'appelle mon bureau, mais enfin, c'est toujours un peu d'air bienvenu.
D'humeur plus espiègle, je plaque ma tignasse en arrière et visse ma casquette sur mon crâne. À tous les coups, ça va énerver Alma. Pour parfaire le tableau, je sors du jean les pans de ma chemise, ouvre un bouton supplémentaire à mon col et retrousse les manches jusqu'aux coudes. Avec une dégaine pareille, j'imagine sans peine toutes les injures qu'elle me balancera affectueusement à la tronche. « Arnaque cubaine », « cliché sur pattes » et autres « Latino de supérette », énoncés avec plus ou moins de conviction. Pas grave, qu'elle s'y frotte. J'ai deux ou trois nouveautés en réserve à son sujet.
Quand j'avise ma bagnole, parquée entre un SUV et une berline, mon entrain s'écrase au sol, se relève péniblement et s'explose une nouvelle fois contre le trottoir. Sans déconner... Le N.S.H. n'est pourtant pas situé sur l'une des grosses artères de Liberty City. Il y a de la place pour garer sa caisse, qu'il s'agisse d'une routière ou d'un 4x4.
Alors, qu'on m'explique pourquoi deux illuminés ont cru malin de prendre en sandwich ma vieille Civic ?!
Ils n'ont pas fait les choses à moitié, ces enfoirés. Accolée au cul du tout-terrain et au nez de la compacte, la Honda trentenaire chiale l'humiliation. Pas moyen de l'extraire de ce piège à con sans amocher l'une ou l'autre des enquiquineuses. Et évidemment, aucun chauffeur contrit à l'horizon.
Frustré, j'envoie un violent coup de pied dans les jantes du SUV avant de m'engouffrer à l'intérieur de ma bagnole. Nouvelle vibration du portable, sûrement la réponse d'Alma.
Bordel de merde, pourrait-on me foutre la paix, pour changer ?!
Les nerfs en pelote, j'expire avec force, comme s'il était possible d'évacuer ma frustration autrement qu'avec les poings. Rien à faire, le ridicule de la situation m'apparaît de plus en plus flagrant. Sombre, je fixe le rétroviseur avec des envies de meurtres. Dans la vitre rectangulaire, le reflet de la Focus blanche me nargue, tout puissant.
Ou pas.
Rompu, pressé, dénué de remords, je cale le levier sur marche arrière et écrase la pédale d'accélération. Une brusque secousse, un « klong » révélateur et un rictus victorieux plus tard, je m'engage enfin sur la route, direction le sud.
On est à Liberty City, mec. La prochaine fois, tu viendras en bus.
***
Vingt minutes plus tard, c'est plus détendu que je rejoins la Calle Ocho, m'imprégnant avec délice du climat particulier qui happe immanquablement touristes et habitués. Comme tous les vendredis soir, les bars accueillent leur groupe fétiche, et j'entends déjà congas et guitares résonner dans la rue décorée de fanions de toutes les couleurs.
Little Havana, le quartier de mon enfance. Chaleureux, animé, pétillant, un fragment de Cuba en plein cœur de Miami. Ici, l'odeur du café embaume chaque baraque, les vieux jouent aux dominos en ergotant politique, les mômes s'excitent sur des claves dans les cours de récré. Enclave résidentielle aux accents latinos, nostalgique d'une époque révolue depuis des décennies, le quartier s'éveille plus particulièrement sur la Calle Ocho, où fleurissent restauration cubaine et boutiques en tout genre.
Je connais chaque bar du coin, j'y ai traîné Alma et Nate un nombre incalculable de fois. Certains flairent les groupes à haut potentiel, d'autres déroulent une carte à vous rouler par terre, d'autres encore mettent le paquet sur leur déco. Et entre tous ces troquets aux atouts divers, l'Antigua.
L'extérieur ne paie pourtant pas de mine. Impossible qu'un touriste lambda choisisse cette enseigne plutôt qu'une autre. De taille modeste, la peinture ocre orangé des murs s'écaille par endroit, et il manque plusieurs tuiles sur le toit. Vieillotte, l'inscription au-dessus de la porte d'entrée ne s'allume pas la nuit, et sur la lourde porte en bois, rien d'autre qu'un flyer à demi-détrempé.
Qu'importe, l'Antigua n'a pas besoin des touristes.
Véritable institution, le bar propose chaque mois aux artistes locaux de s'approprier les lieux, du sol au plafond. Tableaux, portraits, fresques et graffitis en tout genre renouvellent ainsi régulièrement l'ambiance inimitable qui règne ici. Même protocole chez les musiciens, inconnus virtuoses aux horizons divers, capables d'embarquer leur auditoire dès les premiers battements des percussions. Parfois, l'ensemble s'harmonise. D'autres fois, non, et ces soirs là, c'est encore une nouvelle atmosphère qui conquiert les clients.
J'aime cet univers décalé, toujours festif et coloré. Après une journée à côtoyer la détresse et la précarité, l'Antigua agit comme un baume nécessaire sur le moral. Moyennent qu'il s'accompagne de n'importe quoi agrémenté au rhum, évidemment.
Malgré la foule, je repère en un rien de temps mes acolytes de beuverie. Attablés dans notre coin habituel, Alma et Nate discutent avec animation. Enfin... Alma rouspète et Nate roule des yeux, comme s'il avait affaire au babillage pénible d'un marmot.
Chez lui, c'est une seconde nature. Peu importe la conversation, ce gars donne toujours l'impression de s'emmerder. Au début, je le pensais apathique, voire misanthrope. Avec le temps, j'ai réalisé que son comportement taciturne résultait surtout d'une stratégie pour s'éviter les raseurs. Pas de chance pour lui, Alma et moi jactons assez pour dix.
J'ai rencontré Nate dans la cage, il y a quelques années. À première vue, il m'inspirait plutôt confiance. Grand et baraqué, mais pas davantage que moi, avec une tronche déprimée qui me persuadait qu'il était ailleurs, pas concentré. Ça paraissait évident qu'il finirait minable en un rien de temps.
Seize minutes, un pif explosé et trois côtes fêlées plus tard, j'ai changé d'opinion. Ce type est un redoutable tacticien, doté d'une incroyable résistance à la douleur et d'un sacré crochet du gauche. Je n'avais encore jamais affronté d'adversaire avec autant de contrôle et de précision dans ses gestes. Impressionné, j'ai amorcé le dialogue, me suis pris un mur, ai insisté. Plusieurs fois. Face à ma persévérance, Nate a fini par capituler et depuis, nous nous entraînons ensemble au club associatif dédié aux arts martiaux mixtes de Miami, géré par son oncle. Accessoirement et pour son plus grand malheur, le géant blond dispose en prime du grade de meilleur ami.
— Non, t'as rien compris ! s'agace Alma alors que j'arrive discrètement dans son dos. Le Heat affrontera les Hornets de Charlotte pour les playoffs. Et si on arrive à se qualifier pour les demi-fina...
— Quels Hornets ? l'interrompt l'autre, comme s'il ne m'avait pas remarqué. T'as parlé des Pacers, tout à l'heure.
— Bon sang, tu fais aucun effort !
— Possible. J'm'en tape de la NBA, j'aime pas le basket, conclut mon pote avant de m'adresser un regard sombre. À ton tour, vieux. J'ai eu ma dose.
Alma se retourne d'un bloc, me guigne de haut en bas avec un dédain manifeste, pour lâcher du bout des lèvres :
— Ça va, l'affreux, on te dérange pas trop ?!
— Salut, Alma, content de te voir aussi, je grince avec une affabilité toute relative en m'affalant sur la troisième et dernière chaise.
La rouquine hausse un sourcil impérieux.
— Quarante-cinq minutes. On peut connaître la raison de ce nouveau record ?
— Rien de palpitant, désolé. Le boulot.
— Elle devient chiante, ton excuse..., raille le malabar à ma droite. Trouve un prétexte plus cool, la prochaine fois.
Silencieux, j'adresse au crétin un doigt d'honneur justifié, et récolte en retour un ricanement moqueur.
— Qu'est-ce que t'as fait ?
— Mais... rien ! J'veux dire, tout, j'ai pas arrêté ! Entre les rendez-vous, les papiers, les gamins, les profs... Putain, les gars, j'ai un môme qui s'est improvisé pyromane ! Et qu'est-ce vous croyez que ce petit con a sorti aux flics en guise d'explication ? « C'était pour rigoler ! » J'ai cru que j'allais lui éclater la tête. Bref, il a fallu débaucher fissa le psy et le conseiller d'orientation, rédiger onze pages de conneries administratives... Et j'évoque pas le matos défectueux de la boîte, hein ! Puis Kendra, là, avec son idée sortie de nulle part... Sérieux, j'ai la gueule d'un DRH ?! Et alors, tenez-vous bien, cerise sur le gâteau : j'ai dû emboutir ma propre bagnole parce que deux nazes ont pas été fichus de faire leur créneau correctement !
— Elle voulait quoi, ta cheffe ? m'interrompt la lilliputienne, pas concernée le moins du monde par le sort de ma Civic.
— Que je me trouve un assistant de bureau. Dans le week-end.
Interloqués, les deux potes se jettent un bref regard, avant qu'Alma n'affiche une mine navrée à mon intention.
— T'es nul à ce point-là ?
— Fous-toi de moi ! C'est justement parce que j'obtiens de super résultats qu'on m'octroie un sous-fifre !
Enfin, je crois. C'est ce que j'en ai retenu. Alma n'a pas besoin de connaître les détails.
— Et qui est l'heureux élu ? siffle Nate.
Piqué, j'affiche une mine narquoise à l'attention du grand blond.
— Tu serais pas volontaire, par hasard ?
— Je supporte assez ta tronche comme ça, maugrée-t-il. Et si j'ai pas le droit de la défoncer, j'en vois vraiment pas l'intérêt.
Ben voyons. Toujours là pour distribuer des beignes et boire des coups, mais pour le reste, va te faire foutre.
Gouailleur, je tente un regard vers Alma, qui riposte aussitôt :
— Même pas en rêve, l'affreux !
Au désespoir – du moins, le simulant – je lève les yeux au plafond, baragouine un juron dans ma langue natale et clôt le spectacle en m'effondrant sur la table. Derechef, une main furtive ôte ma casquette et trois secondes plus tard, sa voix fluette énonce avec entrain : « Une Piña Colada pour le monsieur, s'il vous plaît ! »
Elle me connaît bien.
Canaille, je tourne la caboche dans sa direction, et intercepte par-dessus mon bras un aimable sourire qui fait ressortir les taches de rousseur constellant ses pommettes.
Pff.
Mon propre rictus dissimulé par ma manche, je roule des yeux pour la forme avant de me redresser.
— On déconne, mais en vrai, j'ai zéro idée, les gars.
— Laisse une annonce dans le hall de ta résidence, propose Alma.
D'un revers de tête, je décline la perspective, foireuse au-delà du possible. Par un coup du sort inexplicable, mon immeuble s'avère un repaire de retraités acariâtres. Aucune chance de dégotter un candidat acceptable pour mes nerfs parmi mes voisins adepte des commérages et du jardinage sur balcon.
— Sinon, tu as les sites internet, insiste la lilliputienne. C'est plus rapide que les agences spécialisées. Encore que, pour faire le tri entre les arnaques et les profils psy, j'te dis pas le boulot...
Génial. Sûr qu'après une semaine aussi relâche, c'était trop demander que d'escompter un week-end peinard. Quand je disais que ça puait l'arnaque, cette offre tombée du ciel !
Dépité, je grimace en récupérant ma casquette sur la table, provoquant le rire de ma comparse.
— Ça va, j'te fais marcher, Holden ! En fait, j'ai peut-être une copine que ça intéresserait.
Pas vraiment rassuré par la lueur d'excitation éclairant son regard brun, je la fixe avec défiance.
— Développe.
— C'est ma voisine du dessous ! s'emballe-t-elle, un large sourire étirant ses lèvres. Elle travaille au fast-food de notre rue mais ça ne lui plaît pas du tout, alors...
— On se demande bien pourquoi..., siffle Nate, écopant comme de juste d'une œillade meurtrière du mini dragon face à lui.
— Tiens, j'me demandais quand tu allais la jouer snob, ce soir. Me voilà fixée, maintenant, tais-toi, pour voir ?
Piqué, Nate se renfrogne. En dépit des années, le gouffre séparant mon amie d'enfance et mon acolyte de MMA peine à se résorber. Entre celui qui attache trop d'importance au paraître, et l'autre, rejetée par ses parents pour la même raison, j'ai parfois du mal à arbitrer leurs bisbilles.
Surtout quand je me pointe en retard.
Vigile à Brickwell, dans l'une des tours les plus influentes de Miami, Nate se doit d'être toujours impeccable. L'inconvénient, c'est qu'à force de côtoyer ce genre de péteux, il a parfois des réactions moisies quand il revient se mêler à la populace.
Alma, elle, est une artiste, évoluant dans un monde où rêve et illusion prédominent. Idéaliste et sociable, un brin naïve et d'un optimisme sans faille, le tout planqué sous une façade joliment acidulée.
Pas d'humeur à supporter une énième joute entre les belligérants, j'enchaîne sans attendre :
— Donc, ta voisine ?
— Oui ! Elle s'appelle Liv. Je sais qu'elle cherche un autre job, mais sans résultats jusque-là.
Me retenant d'en demander les raisons, je me contente d'une question triviale.
— Elle a de l'expérience dans l'administratif ?
— Aucune.
Eh ben, elle part pas gagnante, la voisine.
— Mais c'est une bosseuse acharnée ! ajoute Alma devant ma moue circonspecte. Elle apprend vite et elle sait rester discrète ! Elle sera parfaite, j'en doute pas une seconde ! Oh, puis elle a le sens de l'humour, aussi ! À ton niveau, tu peux pas te permettre de négliger ce point !
— Mmh...
Comment ça, « à mon niveau » ? Je plane ou elle essaie de me tacler en douce, là ? Suspicieux, j'interroge du regard un Nate qui se fout silencieusement de ma gueule, avant que l'entremetteuse obstinée n'en rajoute une couche.
— Alleeez ! Tu bosses dans le social, non ? Ton rôle, c'est bien d'aider les autres ? Puisque je te dis que Liv et toi feriez un super binôme !
Ok, cette fille me prend pour un saint-bernard.
— Si je peux m'aider au passage, c'est pas plus mal ! je rétorque, acerbe. Écoute, je vais y réfléchir. Je trouverai peut-être quelqu'un de plus quali...
— Holden ! me coupe la rouquine, péremptoire. On sait tous les trois comment tu vas occuper ton week-end. Tu vas picoler, rentrer avec une fille et comater une partie de la journée. Rebelote demain soir, sauf que dimanche tu devras assurer le rôle du fiston attentionné, avec la gueule de bois en prime sinon c'est pas drôle. Alors, dis-moi, à quel moment tu cherches quelqu'un pour t'aider au Centre ?
Un saint-bernard prévisible, en plus.
Incapable de trouver une répartie acceptable, et assez réticent à l'idée de provoquer davantage la bête, je décide de stopper les hostilités. De toute façon, ce n'est pas exactement comme si j'avais une liste d'attente significative pour le poste.
— D'accord, va pour Liv. Qu'elle vienne au Centre lundi, je me débrouillerai avec Kendra. Elle a un nom de famille, j'imagine ?
— Clarke ! piaille-t-elle, réjouie comme pas deux. Merci, Holden, t'es super ! Je lui en parle demain et je te confirme sa réponse ! Elle va être ravie !
Conciliant, je réponds d'un bref sourire tandis qu'à ma droite, un « Tu m'étonnes... » peu discret se fait entendre.
L'épineux sujet résolu, mon cocktail servi, ma bonne humeur remonte en flèche, et c'est au grand dam du blond cynique qu'Alma et moi entamons une salve de pronostics enflammés sur les prochains éliminatoires de NBA. Pas que je sois aussi mordu que mon amie, mais j'ai vraiment besoin de lâcher prise, et peu importe le sujet, l'engouement d'Alma finit toujours par me contaminer.
La semaine a été longue. Si j'adore mon boulot, les efforts qu'il réclame sur le terrain me rongent inexorablement, comme un rappel quotidien, insidieux, de mon propre passé. Grâce aux sorties entre potes et surtout, au sport, j'arrive à évacuer ma colère et maintenir l'équilibre, mais quand les emmerdes s'accumulent, l'impression de perdre pied se couple à la rage de se savoir inutile, méprisé, laissé pour compte. Et m'emporte au-delà de toute mesure.
Bienvenue dans mon monde, Liv.
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