Chapitre 8

LIV

Lundi 18 avril 2016. 8H45.

Au Newton Social Home, la bascule de quiétude à affolement fait partie de ces habitudes que je commence à prendre. Quand je découvre le matin un dossier avec un post-it « urgent » déposé bien en vue sur mon bureau. Quand je dois demander un renseignement particulier à la manager. Quand l'un des clients du Centre me reluque avec insistance les rares fois où je traverse la salle d'attente.

Ou quand la porte du bureau s'ouvre dans un vacarme de tous les diables, annonçant immanquablement l'arrivée d'un retardataire à casquette noire. Un coup d'œil pour la forme m'indique qu'il a troqué sa chemise pour un t-shirt, que son jean tombe bas sur les hanches et que son ecchymose au visage tire à présent sur le verdâtre.

Génial.

Je ne suis pas dupe. Ma pseudo-victoire à la salle de sport ne résulte que d'une attaque-surprise doublée d'une rage incontrôlable. Malgré d'anciens réflexes et quelques muscles toujours planqués ici et là, mes chances étaient minimes face à la carrure et l'entraînement du Latino. Si je l'ai battu, c'est uniquement parce que son trouble dépassait le reste.

Sombre brute.

Sans manière et avec une aisance sidérante, il rejoint le bureau, emplissant mon espace vital d'une subtile fragrance d'épices lorsque ses lèvres effleurent fugacement ma joue. Je n'ai pas le temps de rougir qu'il s'affale sur son fauteuil et démarre, conspirateur :

— J'ai une proposition à te faire...

Oh.

À l'air espiègle qu'il ne se donne même pas la peine de contenir, je devine que l'épisode de ce week-end — voire toute la semaine dernière — ne tourne plus que dans ma caboche. À croire qu'il a réellement décidé de tirer un trait sur ses questions.

Quand je pense que j'ai passé le week-end à ressasser son passage à l'appartement sans réussir à déterminer s'il valait mieux la jouer cool, blasée ou distante... Je suis certaine qu'il a grillé que j'allais l'embrasser et que c'est à cause de ça qu'il a disparu en cinq secondes. Vraisemblablement, Monsieur a choisi la méthode à ma place : l'autruche.

Parfait.

Frottant discrètement mes mains moites sur mon jean, je hausse les épaules.

— Sans façon, merci.

— Sérieux ? s'offusque-t-il en se redressant sur son siège.

Mue par l'irrésistible envie de l'embêter, je louche vers mon ordinateur.

— En général, je me méfie des idées du lundi matin. Alors, si en plus, elles viennent de toi...

— T'es un vrai rayon de soleil, Princesse, on te l'a déjà notifié ?

Sans quitter l'écran des yeux, je me fends d'un sourire extralarge en attendant une suite qui, bien sûr, ne tarde pas.

— Je disais donc que j'ai une proposition pour toi. J'accompagne Diego en fin de matinée pour sa séance chez le psy. On a prévu de déjeuner ensemble et je le ramène au lycée après. Tu te joins à nous ?

Soufflée par l'incongruité de l'invitation, je cille bêtement sur le Latino, qui enchaîne en jouant des sourcils :

— C'est un gamin charmant, tu verras. Presque poli et qui ne pose jamais de questions...

Eh bim, dans les dents.

Évidemment, je me doutais qu'un jour, la gentillesse — ou la sournoiserie — de mon collègue le pousserait à me sortir des murs rassurants du N.S.H., mais étant donné les rapports en deux temps que nous entretenons depuis mon arrivée, je n'aurais pas cru qu'il jugerait aussi vite le moment propice.

Si l'idée de le découvrir sur le terrain m'intéresse beaucoup, je ne pense pas être assez aguerrie pour me confronter à ce genre de situation. J'ai déjà du mal à gérer mes émotions face à Holden, alors un ado... Et si je pétais un câble devant lui ? Son dossier indique que c'est un gamin tranquille, mais les récents événements ont prouvé qu'il ne fallait pas grand-chose pour que je parte en vrille...

Je ne peux pas me faire confiance.

Lâche jusqu'au bout des ongles, je grimace en désignant les pochettes cartonnées à ma droite.

— Merci de l'invitation, mais j'ai beaucoup de boulot à rattraper... Il vaut mieux que je reste là.

— Tu parles. Au rythme où tu carbures, dans deux semaines, je me mets à bosser la nuit pour pouvoir te fournir du taf la journée.

Si elle me flatte, la contre-attaque n'arrange pas mes affaires. Reflets d'une anxiété de performance, mes heures supplémentaires visent surtout à me garantir l'approbation de Kendra et par conséquent, ma place au Centre. Je me suis habituée à cette pièce remplie d'affiches de cinéma, à l'odeur permanente de café et au demi-bureau constamment en désordre juste sous mon nez. J'aime passer cette porte le matin, profiter seule de cette ambiance particulière et râler quand mon binôme débarque enfin. J'aime me répéter que pour le reste de la journée, je ne crains rien.

— Désolée, Holden. Je ne peux pas.

Une — fausse — mine étonnée sur la figure, il secoue la tête avant de caler son menton dans sa paume. Typiquement l'allure du gars qui ne s'en laisse pas compter.

Fichtre.

— Je vois... T'essaies de me dire que tu te sens prête à affronter la pile de la mort ?

Prise en flagrant délit d'esquive, je guigne avec appréhension le monstrueux tas de paperasse sur son côté du bureau. Non, il n'oserait pas utiliser le chantage... Pas avec la pile de la mort, dont un accord tacite stipule que ni lui ni moi n'avons l'obligation de nous y coller ! Ce serait déloyal. Il me fait marcher.

— Je...

— Ton courage force l'admiration. Je me débrouillerai seul avec Diego, dans ce cas.

Bordel.

Vaguement froissée par le double sens de ses paroles, je pince les lèvres pour empêcher une quelconque répartie mal lunée d'atteindre son objectif pendant que le Latino allume son ordinateur. Son attitude renfrognée ne laisse pas de place au doute quant à une clôture unilatérale de la conversation, mais je persiste à le fixer.

Pas question de s'arrêter là et repartir sur une stupide guéguerre d'ego. J'ai promis de faire des efforts ; lui aussi ! De gré ou de force, cet imbécile tiendra ses engagements.

— Holden.

Peu coopératif, l'intéressé échappe un grognement désapprobateur avant de me vriller d'une paire d'iris méfiants. S'il donne tout pour paraître sérieux, sa casquette de travers confère tout de même à l'ensemble une touche farfelue qui ébranle légèrement ma détermination.

Armée d'un rictus contrit, j'affronte la foudre et débite à mon tour une réflexion ciblée :

— Tu recommences à bouder ?

Piqué, ses sourcils se froncent, sans qu'il ne juge opportun de répondre. La rancune incarnée, il m'examine de longues secondes pendant lesquelles j'ai tout le loisir de cogiter sur l'emballement impromptu de mon rythme cardiaque. Rien à voir avec la peur, cette fois. C'est quelque chose de bien plus diffus, à la fois doux et exaltant. Comme samedi, le désir de combler l'espace entre nous tiraille mes membres, torture mes sens, soumet ma raison. Envieuse, je m'attarde sur les reliefs charnus de cette bouche qui m'obsède de plus en plus, avant de remonter me perdre dans la chaleur de ses iris.

Un jour, Rivera, je t'embrasserai.

Déroutée par mon audace, je cligne au moment où l'adversaire se fend d'un rictus.

— Nan, c'est toi qui a raison. La dernière fois que je t'ai proposé un rendez-vous, tu m'as défoncé la gueule. Mon amour-propre n'a pas envie de réitérer l'expérience en public.

Un jour très très lointain.

— Je me suis excusée..., je proteste mollement.

— C'est drôle, j'en ai pas le souvenir, claque-t-il en déviant sur son écran.

Autant pour la méthode « table rase », l'autruche a sorti les griffes.

Étrange. En d'autres circonstances, son comportement soupe au lait m'aurait refroidie, voire vexée. Mais ce matin, je veux seulement renouer avec mon attachiant binôme. Il m'a manqué et si nos confidences mutuelles de la semaine dernière ont scellé une nouvelle facette de notre relation, j'ai besoin de retrouver cette complicité taquine qui nous lie depuis mon arrivée ici.

Mon amusement dissimulé sous une moue de gamine repentante, je pianote distraitement sur le plateau de bois pour attirer son attention.

— Pardon ? je minaude.

— Un peu lég' pour quatre jours de retard, nan ?

Trop hautain pour être réaliste, il me lorgne de biais. La provocation chemine à travers les rouages de mon esprit, cependant rien n'émerge du fatras d'idées contradictoires qu'il m'inspire, là, tout de suite.

— Allez, Clarke..., souffle-t-il en rabattant la visière de sa casquette vers l'avant. Allonge tes billes, qu'on rigole.

Délibérément ridicule, l'imitation du cowboy duelliste m'arrache un ricanement narquois, faisant fondre les derniers relents de gêne qui subsistaient entre nous.

— Ok, alors... Je t'offrirai un vrai Stetson, un jour, que tu puisses frimer comme John Wayne, j'ajoute en pointant du doigt un poster sur le mur du fond. Et je promets de ne pas te frapper à notre prochaine sortie. Que je proposerai, bien entendu.

Hum. Habiles ou pas, les mots ont été dits. À lui de les interpréter comme il le souhaite... et à moi de me secouer pour les mettre en pratique.

— C'est clair que si j'te ligote, tu auras du mal...

Que... Quoi ?!

Soufflée, j'en oublie d'inspirer et vire illico à l'écarlate, tandis que l'imbécile m'affuble d'un regard équivoque, entre détermination et effronterie.

— Perds pas de vue que tu me dois une faveur, Princesse. J'ai pas encore réfléchi à la sentence, mais j'te garantis que tu la sentiras passer. Maintenant que c'est clair entre nous, si tu faisais semblant de travailler, pour voir ?

***

19H10.

Le reste de la journée a filé à une vitesse aléatoire. Supersonique jusqu'à ce qu'Holden parte rejoindre son protégé, morne et ennuyeuse jusqu'à son retour en milieu d'après-midi. À croire que son énergie débordante alimente la mienne. Ravie, j'ai savouré chaque minute du temps passé ensemble, accueillant la moindre vanne comme un présent que je mettais un point d'honneur à lui renvoyer.

Quand il a décrété la fin de journée, au prétexte qu'il devait retrouver Nate à la salle de sport, je n'ai pas pu m'empêcher de le chambrer en lui désignant, sans mot dire, l'emplacement du foie. Son éclat de rire a résonné jusque dans le couloir du Centre, rameutant une manager critique qui se trouvait justement par là. Confuse, j'ai ignoré les protestations du Latino et assuré à Kendra que je comptais terminer un dossier avant de partir.

Résultat : je suis fourbue, mais satisfaite de ma journée. Barney va m'assassiner pour mon retard, mais il fait encore beau : un sandwich au parc et le tour est joué.

Ma playlist de rentrée programmée, je soupire lorsque la voix d'Ella résonne à mes oreilles et décharge une première dose d'endorphine dans mon cerveau engourdi. Si Holden ne se montrait pas si réfractaire au jazz, j'écouterais mon idole à longueur de journée. Je soupçonne le Cubain d'en rajouter, mais comme je le crois parfaitement capable de balancer sa propre musique par-dessus la mienne pour obtenir gain de cause, je préfère m'abstenir.

Au moment où je lève le nez de mon portable, le choc manque de m'emmêler les guibolles. À deux mètres devant moi, adossé à la carrosserie rutilante d'un monstre noir aux lignes racées, un poseur me scrute avec impudence.

— Oh, mon Dieu...

— Tobias, ça suffira, s'amuse l'autre, un rictus à la commissure des lèvres.

J'avais bien compris.

Waouh. Moi qui pensais ne jamais le recroiser après notre soirée avortée à l'Eclipse... Aussi séduisant qu'au club, quoique plus décontracté en chemise et bermuda, Tobias dégage une assurance folle, entre charisme et arrogance. Agréablement surprise de le trouver ici, je dévie le regard sur la somptueuse bagnole garée à cheval sur le trottoir. Bon sang, je n'ai jamais vu un modèle pareil... Troublée, j'avance d'un pas pour effleurer, du bout des doigts, la silhouette fuselée de la voiture. Froide, intimidante, sombre, elle respire l'adrénaline et le danger. Rien qui me convienne et néanmoins, il serait hypocrite de nier l'attraction irrésistible qu'elle instille en moi.

Je n'aime pas le risque, sauf si j'ai les moyens de le surmonter. Prudence ou lâcheté, il n'y a qu'en restant tranquille que j'arrive à refluer mon anxiété. Si le plus souvent, la provocation parvient à me désinhiber, je regrette presque à chaque fois ma spontanéité crasse. Peu de personnes m'inspirent confiance au point de me livrer sans concession. Malgré mon attachement pour elle, Alma y travaille encore. Holden, lui, a déboulé comme un chien fou dans mon univers bien rangé et depuis, j'ai toutes les peines du monde à ordonner mes pensées.

En ce qui concerne son jumeau...

— C'est avec ça que tu séduis les femmes ?

— Chérie, on connaît tous les deux la réponse à cette question, rétorque-t-il, regard torve à l'appui.

Qu'il n'a pas besoin d'une seconde carrosserie de rêve pour emballer ? Évidemment.

Contente de le voir, je désigne d'une grimace le bâtiment derrière moi.

— Tu arrives trop tard. Holden est déjà parti.

— Ça tombe bien, c'est toi que je viens prendre, réplique-t-il en se décollant de la voiture, abominablement fier de lui.

Ravalant toutes les marques de ce qui pourrait, de près ou de loin, flinguer mon self-control, je croise les bras sur ma poitrine, circonspecte.

— Il me semblait pourtant pas qu'on avait rendez-vous...

— Je suis un homme plein de surprises. Après toi, enchaîne-t-il en ouvrant la portière du côté passager.

Je lui sortirais bien le couplet sur le fait d'embarquer avec un inconnu, mais ce serait pure hypocrisie envers une mère qui s'est toujours foutue de mes fréquentations. Privée d'un secours proverbial, défiée par un Latino un poil présomptueux, ma raison se plie rapidement à la tension qui échauffe mes membres.

Après tout, qu'est-ce que tu risques ? De passer une bonne soirée ?

Si l'extérieur en jette, l'habitacle du monstre n'est pas en reste. Installée sur un élégant siège en cuir noir, je reluque avec admiration le moindre centimètre carré de luxe à l'état pur. Grisée par une insolite sensation de puissance, j'attends que mon chauffeur me rejoigne pour interroger sans préalable :

— Comment tu appelles cette chose ?

— Chevrolet Corvette C7 Z06, sourit-il en démarrant le moteur.

La mine grave, je hoche la tête.

— Je vais l'appeler Bunny.

— Tu ne le feras qu'une fois, Chérie, prévient-il avec un sérieux confondant de maîtrise.

Bunny. Bunny. Bunny.

Amusée par ma gaminerie — muette, faut pas déconner — je ricane et dévie mon attention sur la route tandis qu'il embraye, plus désinvolte :

— Avoue que c'est autre chose qu'une Civic de 85...

Moins subtil, tu meurs.

— À croire que ton frère n'a rien à compenser, lui.

Concentrée sur le pare-brise, je perçois plus que je ne vois l'infime crispation de ses doigts sur le volant avant qu'il ne se tourne carrément sur la droite.

— Précise ta pensée, tu m'intéresses, intime-t-il, un rien caustique.

— Ben, suffit de vous regarder..., je commente en haussant les épaules.

Il arque un sourcil blasé et la bouffonnerie de mon argument m'éclate à la tronche. Si leurs visages ne m'apparaissent plus aussi similaires qu'à l'Eclipse, je dois concéder que les jumeaux pourraient facilement se faire passer l'un pour l'autre au détour d'un lieu mal éclairé.

Encore que...

— Holden est un peu plus grand que toi, non ?

L'ombre d'un rictus étire les traits du brun. Cependant, il ne sourit pas. Il me lorgne, de cette insolence rusée qui le caractérise, comme si j'avais fait mouche... ou proféré une sottise plus grosse que moi. Pas facile de savoir sur quel pied danser, avec lui.

— Nos centimètres ne sont pas répartis de la même manière, susurre-t-il en basculant lentement vers moi. Maintenant, si tu souhaites réaliser une étude comparative, on peut s'arranger...

— Ah ! Un point en faveur d'Holden ! je piaille, autant par jeu que volonté de maintenir une distance raisonnable entre nous. Sa voiture doit être plus confortable !

— Aucune bagnole ne devance ma C7, Chérie.

Pas coopératif pour deux sous, il avance encore et bientôt, son visage occupe l'entièreté de mon champ de vision. Mal à l'aise par cette proximité soudaine, ma respiration se bloque, mes muscles se tendent. Pas moyen d'occulter les lignes volontaires qui se dessinent sur sa peau hâlée. Comme Holden, quelques discrètes marques blanches témoignent d'un vécu forgé dans la violence. Mais surtout, je ne peux manquer l'essentiel. Ce que j'avais décelé sans comprendre.

Ses yeux.

Noisette, comme ceux d'Holden, sauf que chez Tobias, le droit s'entremêle à une teinte plus foncée qui détraque complètement le rendu global. Surtout d'aussi près.

Merde, ce mec me fascine.

— En quoi que ce soit..., souffle-t-il enfin, mutin à souhait.

Brusquement sereine, j'adresse au voyou un sourire complice. Il sait jouer, c'est indéniable. Si Holden m'avait sorti un truc pareil, j'aurais assurément perdu tous mes moyens, mais Tobias... Il incarne à la perfection son rôle de mauvais garçon, à la fois tentateur et arrogant. Chez lui, la provocation est naturelle alors que pour son frère, elle constitue seulement une manière de parvenir à ses fins.

— Si tu le dis.

— T'as jamais baisé dans une voiture, toi..., ricane-t-il en se redressant.

Soufflée, j'ouvre et referme deux fois la bouche avant de balbutier :

— Je... je ne vois pas l'intérêt de cette question.

— C'était pas une question. Italien, ce soir ?

Que... ? Méfiante, je scrute l'imbécile, qui s'engage enfin dans la circulation. A priori, pas de proposition tordue à l'horizon. Et de toute façon, il est d'origine cubaine, lui, non ?

Pff.

— Italien. Parfait.

***

Ok, j'adore cet endroit. À la croisée des cultures, le dinner aux petites tables séparées les unes des autres par de larges banquettes en cuir peut se targuer d'une décoration simple mais raffinée. Judicieusement situé sur une des artères principales d'Edgewater, le restaurant accueille surtout des employés du quartier d'affaires, mais sans l'ambiance froide et convenue qu'on s'attend à y trouver. Probablement grâce aux accents chantants des classiques italiens qui tournent en fond sonore et achèvent de me mettre en confiance.

— Tu trafiques quoi, au Centre ?

Interdite par cette question banale et presque incongrue pour une seconde rencontre, je réalise avec confusion que notre conversation à l'Eclipse n'a jamais porté sur un aspect pratique de nos vies respectives. Nous avons plaisanté sur les clients, échangé trois remarques sur la musique et philosophé sur notre manière de concevoir les situations les plus diverses. Rien de personnel, c'est ce qui m'a plu, ce soir-là.

— J'aide Holden à gérer l'administratif.

— Je vois. Sa boniche perso, quoi.

Mmh.

Peu certaine d'approuver le brin — que dis-je, l'arbre entier — de condescendance dans l'intonation choisie, j'esquisse une grimace maussade. Je ne pense pas que discuter de son frère avec Tobias soit l'idée du siècle. Si j'ai le plus grand plaisir à écouter Alma déblatérer sur son ami d'enfance, la conviction que le sulfureux profitera de l'aubaine pour autre chose qu'encenser son frangin s'impose davantage à chacune de ses interventions.

Nous venons tout juste de retrouver une relation normale. Inutile d'encourager le karma à déverser un énième sac de boue entre nous, surtout après qu'Holden ait fait l'effort de se livrer comme il l'a fait.

— Et toi, qu'est-ce que tu « trafiques » ? j'élude, accentuant le dernier mot d'explicites guillemets manuels.

Son regard s'étrécit, signe qu'il a compris le message.

— Je gère un garage spécialisé dans les caisses de luxe, dans Wynwood.

— Oh ?! Tu côtoies plein de Bunny, alors ?!

— Bravo Liv, tu viens de griller ton unique cartouche, grince-t-il, une pointe d'agacement dans la voix.

Mesdames et Messieurs, en ce radieux lundi 18 avril, une Corvette C7 Z06 noire vient d'être baptisée. Longue vie à Bunny.

Plongée dans l'étude du menu, j'ignore ostensiblement son regard sombre et déclare, malicieuse :

— C'est marrant, je ne t'imagine pas les mains pleines de cambouis...

Cette fois, il ne peut pas se défiler. Il est malin, ma remarque peu subtile, il va forcément réagir.

Et merde...

Est-ce que je suis vraiment en train de le pousser dans ses retranchements ? Après tout, Tobias ne m'a jamais obligée à dévoiler ce que je préférais taire... Peut-être que je vais trop loin. Peut-être que, depuis que son frère a évoqué leur passé dans le gang le plus influent de Miami, l'impression de le connaître plus qu'il n'en est en réalité trouble ma perception de nos rapports et m'encourage à davantage que je ne peux me le permettre.

« C'est le genre de fréquentation à t'apporter plus d'ennuis que l'inverse. »

Avec appréhension, je relève la tête. Percute deux iris empreints de moquerie. Mords ma lèvre inférieure quand le Latino tend les bras vers mon visage.

— Comme vous le constatez, m'dame la flic ratée, mes mains sont propres. Pas une goutte de cambouis, d'huile ou d'une quelconque autre substance. Question suivante ?

Bon sang, qu'est-ce que je suis nulle...

Penaude, j'adresse au grand brun une grimace piteuse.

— Tu me laisserais conduire Bu... la C7 ?

— Ça dépend.

— De quoi ?

— De pourquoi tu voudrais la piloter.

Mince, je ne l'avais pas vue venir, celle-là.

— Pour savoir ce que ça fait de conduire une voiture de luxe.

— Alors non. Pourquoi t'as pas dit à Holden que tu me connaissais ? enchaîne-t-il, peu concerné par la vexation qui s'imprime et clignote partout sur ma figure.

— Si je ne m'abuse, tu ne lui as rien dit non plus..., je bougonne. Je ne pensais pas te revoir, voilà.

— Et maintenant, tu penses quoi ?

Tu me fais du bien.

Oh, bon sang ! Pas question de balancer un truc pareil ! M'est avis que son ego peine déjà à tenir dans cette pièce, ce serait trop bête de l'écorner par une réflexion mal choisie...

Avec une assurance qui n'abuse personne et surtout pas lui, je repose la carte du menu sur la table.

— En fait, tu t'ennuyais et tu t'es dit que kidnapper pour la soirée une nana rencontrée deux semaines plus tôt serait une bonne alternative ?

— Dans ma tête, le programme courait sur plus long qu'une soirée, mais t'es pas loin du compte, admet-il, flamboyant de rouerie.

Sans déconner.

— Il ne se passera rien entre nous, Tobias.

— Claro que si, Cariña. No me infravalores.*

— Navrée, je ne comprends pas l'espagnol, je rétorque en ramenant d'un mouvement sec mes cheveux en arrière.

Il sourit. Mais cette fois, aucune suffisance ne vient entacher son visage. Au contraire, une nouvelle lueur traverse ses iris, quelque chose d'inédit et néanmoins... familier.

— Je disais qu'il se passe déjà beaucoup de choses, entre toi et moi.

Bordel.

Inattendus, nébuleux et pourtant transparents, ses mots insufflent un élan de chaleur dans ma poitrine. Je ne l'aurais pas exprimé ainsi, mais il n'a pas tout à fait tort. Provocateur, drôle, affable, quoique retors, Tobias possède l'étrange faculté à rompre mes barrières d'un seul regard. Comme si mes angoisses n'avaient plus de sens lorsqu'il est près de moi. Comme si je pouvais me permettre, le temps d'une soirée, d'être simplement moi-même.

Liv.

En fait, je ne l'aurais pas mieux formulé. Gagnée par un improbable sentiment de tendresse mêlé à ma pudeur habituelle, j'ose timidement une interrogation nécessaire :

— Et ça te suffira ?

Sûr de lui, insupportable et sexy, son sourire s'élargit alors qu'il bascule contre le dossier de sa banquette.

— Jusqu'à ce que ça ne te suffise plus, à toi.

* Claro que si, Cariña. No me infravalores : Bien sûr que si, Chérie. Ne me sous-estime pas.

***

Étourdie, le cerveau dans le gaz, je fredonne des paroles sans queue ni tête en gagnant le cinquième étage de ma résidence. Plongée dans l'obscurité, je peste en me cognant dans les parois de l'étroite cage d'escalier. Il n'est pas encore minuit, mais cette soirée m'a achevée. Jouter avec Tobias Rivera demande une énergie que je ne suis pas certaine d'avoir un jour possédée.

Et pourtant, je me suis régalée.

Évidemment, j'ai conscience que son intérêt envers ma petite personne est pluriel. D'ailleurs, il ne s'est pas caché, glissant d'allusion en allusion sans toutefois émettre le moindre geste déplacé, si bien que je ne suis pas loin de le soupçonner de me monter un bateau monstre.

Dans le doute, je vais opter pour cette possibilité. Certes, l'homme est séduisant et propre à charmer beaucoup de mes congénères. Néanmoins, ce deuxième point aurait plutôt tendance à me refroidir, sans compter que, malgré sa pirouette habile, il n'a pas nié qu'il versait toujours dans les combines douteuses. Entre ça, les recommandations d'Alma et les confidences d'Holden...

Fascinant, oui, mais frayant d'un peu trop près avec le danger.

Râlant contre ma maladresse, j'insère tant bien que mal la clé dans la serrure de ma porte lorsque mon pied heurte quelque chose de mou. Surprise, je tâtonne dans le noir jusqu'à l'interrupteur, et cligne plusieurs fois pour m'habituer à la lumière, avant que mon sang ne se fige.

Non...

Une fraction de seconde.

Le temps nécessaire pour que la peur se répande dans tout mon être, envahisse mon âme, détruise toute chance d'accalmie.

Une fraction de seconde avant de tomber.

Avant de mourir.

Glacée, la gorge obstruée par une boule invisible, je contemple avec horreur le petit bouquet de fleurs bleues déposé devant ma porte. Non, c'est impossible... Pas après tout ce temps. Pas maintenant, putain !

Prise de vertiges, je ferme les yeux. Glisse jusqu'au sol. Murmure son nom alors que les hurlements des Ombres s'entrechoquent dans ma tête, si fort qu'ils me vrillent le crâne. Libérées de leur prison de fortune, elles m'encerclent, me narguent, jubilent. Victorieuses.

Le temps s'étire, comme s'il fallait subir doublement les tourments qui me rongent. Nauséeuse, je ressens chaque parcelle de ma peau se tendre sous l'effet conjugué de la transpiration et des tremblements, chaque impulsion électrique déchargée par mon cœur, chaque signal de douleur causé par des souvenirs d'éclats de verre.

Il m'a retrouvée. Il est venu ici.

Sous le choc, j'ouvre brusquement les yeux, comme s'il était possible que mon bourreau se trouve encore sur le palier, devant moi, menaçant. Je ne dois pas me montrer vulnérable. Je me l'interdis !

Innocents de simplicité, pourvoyeurs de cauchemars, les myosotis n'ont pas disparu.

Avec appréhension, j'attrape le bouquet, l'examine. Retenues par un élastique transparent, les tiges sont alignées avec précision. Disséminées au milieu du bleu tendre, quelques fleurs rosâtres offrent une harmonie qui me débecte davantage. Pas de carte, rien qui n'indique son commanditaire.

Pas besoin.

La réalité me frappe lorsqu'un jappement survient à l'intérieur de l'appartement. Barney.

Sans réfléchir, je me rue sur la porte, l'ouvre à la volée. Soupire de soulagement lorsque le berger australien se précipite dans mes jambes, indemne et aussi démonstratif qu'à l'accoutumée.

Et puis, l'angoisse reprend ses droits. Les membres engourdis, le souffle court, j'occulte toute considération rationnelle et allume fébrilement la lumière de la cuisine, puis celle du salon. Si l'Ennemi est là, je dois le savoir. Je ne peux pas affronter un fantôme.

— Finn ?

Déserte, la pièce m'apparaît hostile pour la première fois. C'est peut-être une ruse. Il est capable de tout, même se fondre dans un décor a priori familier. Il suffirait d'une seconde d'inattention, une seconde de relâchement pour qu'il surgisse de nulle part et m'entraîne à nouveau dans mon enfer personnel.

Derrière le canapé.

Les tempes martelées de rugissements furieux, j'avance prudemment vers le sofa. Expire.

La cuisine.

Cette fois, mes jambes me portent avec détermination. Il faut que je sache. Tout de suite. L'incertitude me dévore.

La chambre.

Un frisson dévale le long de mon dos. Je n'hésite pourtant pas, fonce.

Le lit est fait, la pile de vêtements toujours sur la commode. Personne.

Ou peut-être que...

À mesure que j'inspecte sans méthode chaque recoin susceptible ou non de dissimuler l'Ennemi, le nœud qui oppresse ma poitrine se resserre, embrouille mes sens, amenuise ma raison.

Sous le lit ; dans la penderie ; de l'autre côté du meuble.

Cherche mieux, Liv. Il est là, tout près...

Dans les tiroirs ; sous les draps ; derrière les rideaux.

Ni les couinements plaintifs de Barney, ni les échecs successifs n'entravent ma frénésie. Menacée par un étau invisible, je dois faire preuve de rapidité pour ne pas sombrer. Si je relâche ma concentration, Finn apparaîtra.

Tu oublies la salle de bain.

Hystérique, j'étouffe un grondement en déboulant dans la petite pièce. Fixe la douche vide, le placard rempli de serviettes, mon pyjama plié sur le rabat du panier de linge sale. Tout est à sa place, comme d'habitude.

Il n'est pas ici. Il n'est pas entré.

Le cœur prêt à imploser, je reste plantée devant le miroir, contemplant sans y croire le reflet hagard, presque halluciné, qui me fait face. Bordel, non... Non. Je ne suis pas cette fille. Je ne le suis plus !

Tu espérais vraiment tirer un trait sur le passé, bécasse ?

Perdue dans un univers qui n'existe que dans mes songes, je lutte contre l'obscurité qui menace de m'emporter quand une truffe humide se presse contre ma main. Saisie, je baisse la tête, croise un regard empli d'amour. Respire, enfin.

Avec un soupir de résignation, j'ouvre le placard du haut, attrape le flacon de Valium. Le geste est mécanique, nécessaire. Un comprimé, une gorgée d'eau. Dans quelques minutes, tout ira mieux.

Compatissant, Barney m'observe avaler le tranquillisant puis file m'attendre sur le lit. À force de répétitions, il maîtrise cette scène sur le bout des pattes. L'esprit brumeux, je le rejoins d'un pas lourd. Cette crise m'a exténuée.

Finn.

Même son prénom me terrorise.

Étouffant le premier sanglot d'une série que je devine pénible, j'éteins la lumière et enfouis ma tête dans la fourrure chaude et rassurante de ma peluche. J'ai besoin de sombrer, rapidement. J'ai besoin d'oublier le glacier de son regard, la cicatrice sur sa joue gauche, les mots susurrés à mon oreille un soir d'été. Ces mots qu'il m'a répétés pendant dix ans, pour mon plus grand bonheur et ma plus lourde perte.

« Jusqu'à ce que la mort nous sépare, Bébé. »

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