Chapitre 7

HOLDEN

Vendredi 15 avril 2016. 19H45.

Merde, Rivera, tu vas te décider ?

Planté sur le palier du quatrième étage, je zyeute depuis de longues minutes une porte qui semble me narguer. Je me sens profondément débile, à poireauter comme ça. À croire que je flippe. Ridicule. C'est pas la première nana chez qui je débarque à l'improviste.

Ok, rien à voir.

Pas la peine de me chercher des excuses, j'ai foiré dans les grandes largeurs, hier. Et le pire, c'est que je me doutais que la soirée risquait de dégénérer. Que Liv pouvait se braquer, m'envoyer au diable ou se tirer. Mais c'était plus fort que moi. Je voulais qu'elle confirme ce que j'avais deviné à l'Antigua.

Pour sûr, elle a confirmé, avec en prime deux mandales, une ecchymose et la sensation d'un immense gâchis. Elle m'a coupé les jambes, sur tous les plans. Confus par sa détresse, surpris par ses talents de boxeuse, j'ai réagi à contretemps, incapable de la maîtriser.

Elle n'est pas venue au N.S.H, aujourd'hui. Là encore, je m'en doutais, même si j'ai passé la matinée à scruter tour à tour la pendule, mon portable et la porte du bureau. Une migraine, d'après ce que m'a rapporté Kendra.

Futé.

Complètement à la ramasse, je lui ai rédigé une dizaine de messages, sur autant de tons différents, pour me dégonfler à chaque fois. Je ne sais pas quoi lui dire. Que je m'en veux ? Sans déconner. Que je m'excuse ? Super. Que je ne veux pas que mon ânerie entérine cette relation pourrie entre elle et moi ?

Triple idiot.

Évidemment, mon embarras s'est décuplé quand Alma s'est immiscée dans le délire, beuglant comme une forcenée sur ma crétinerie inqualifiable. L'amour-propre égratigné à chaque nouvelle invective téléphonique, j'ai pigé que la lilliputienne savait pour le rendez-vous à la salle, hier. Et puisque Liv a pris soin d'ignorer toutes ses relances, son impatience s'est muée en inquiétude, avant qu'elle ne tambourine à sa porte et menace de rameuter l'immeuble.

Liv a cédé. Fatiguée, les yeux rougis, le regard fuyant. Alma l'a questionnée, mais la brune a éludé toutes ses hypothèses, comme la foutue cachottière qu'elle est. Sa seule concession a été une soirée film entre filles, chez elle.

Ce qui risque de se produire, si je ne retrouve pas mes couilles rapidement.

J'en viens à étudier les probabilités qu'elle me crache à la gueule avant ou après que j'ai le temps de bredouiller des excuses, quand des jappements retentissent derrière la porte. Génial, le chien m'a grillé.

Derechef, ma main s'écrase sur la sonnette. Manquerait plus qu'elle me surprenne à piétiner bêtement devant son appartement.

- Entre !

Stupéfait, j'obtempère sans comprendre. Moi qui pensais devoir plaider ma cause sur le palier, au vu et au su de n'importe quel voisin avide de potins... Sans compter qu'une fois dans son salon, ce sera plus compliqué pour elle de me balancer dans les escaliers.

Sitôt à l'intérieur, une énorme masse de poils noirs, blancs et roux me saute dessus avec un enthousiasme problématique. Débarbouillé en moins de deux, mes gages de paix flanqués au sol, je repousse gentiment le clébard hors de mon espace vital et m'accroupis à son niveau.

- Hey, mon pote, je chuchote en délivrant quelques caresses de rigueur. Barney, hein ? T'es un sacré gaillard, dis-moi... C'est toi, la terreur du quartier ?

Le flanc appuyé contre mon bras, l'animal couine de satisfaction, avant de chercher à lécher ma main. Ok, plutôt gros nounours que caïd... Pas plus mal, parce qu'avec son gabarit, je ne donne pas cher de ma carcasse s'il lui prend l'envie d'en becqueter un morceau.

- Mets-toi à l'aise, j'arrive ! piaille Liv derrière la porte de ce que je suppose être une chambre.

Adopté par la bestiole, ma présence - quasi - légitimée par la maîtresse des lieux, j'attrape les cartons de bouffe et les pose sur le bar qui sépare la cuisine en formica, petite, ordonnée, fonctionnelle, de la pièce de vie. Pas prêt le moins du monde à affronter le courroux qui risque d'un moment à l'autre de s'abattre sur ma tronche, je profite du court répit encore disponible pour étudier le salon.

Merde.

Je comprends mieux son air catastrophé du premier jour.

Si les coussins du sofa gris chiné gisent sur le parquet foncé, preuve s'il en faut qu'un clébard de trente kilos habite ici, le reste relève de la maniaquerie pure et dure. Face au canapé, un meuble bas supporte une chaîne hifi en fin de course et une platine vinyle du même niveau. Pas loin, rangés dans une bibliothèque où seule l'étagère supérieure est occupée par des livres, des dizaines de disques et de vinyles classés par ordre alphabétique. Un peu de classique, quelques albums de rock, surtout du jazz.

Le plus incroyable reste la commode en rotin sur laquelle, agencés en quinconce, une palanquée de bibelots à l'esthétique douteuse témoigne d'une lubie franchement préoccupante. Un piaf planqué derrière un violon, un chat guitariste, une otarie au saxo, une vache sur un piano... Toute une ménagerie de musicos en porcelaine.

Tu vas tellement en entendre parler, Princesse...

Dans l'angle du fond, un gros coussin matelassé et une boîte remplie de jouets pour cabot. Aux murs, sur la même tapisserie nervurée bordeaux que l'appartement d'Alma, un unique cadre abstrait surplombe un ficus étouffé de petites feuilles bicolores. Pas de table, de guéridon, de table basse. Les meubles sont dépareillés et vieillots ; la déco, réduite au minimum. Pourtant, il se dégage de l'ensemble une atmosphère douillette qui me plaît bien. Peut-être grâce à l'éclairage tamisé de la lampe sur pied, plus intime qu'un plafonnier blafard. Ou parce que pour la première fois, j'ai l'impression de vraiment pénétrer l'univers de Liv. Pas exactement avec sa bénédiction, mais on joue les cartes qu'on a.

Le son d'une porte qu'on ouvre me ramène illico aux raisons de ma venue. Comme pris en faute, je retiens mon souffle en interceptant le regard étonné, puis suspicieux, d'une Liv plus jolie que jamais dans un short à motifs et un débardeur en coton, ses longs cheveux mouillés attachés en une queue de cheval déjà lâche.

Ça va être commode, tiens.

- Qu'est-ce que tu fais là ?

Conscient de ne pas arranger mon cas, j'opte pour une boutade facile.

- Ben, tu m'as dit d'entrer...

- J'ai dit à Alma d'entrer ! objecte-t-elle en croisant les bras sur sa poitrine.

Technique de défense inconsciente. Ma gueule dans son salon ne lui revient pas, et à moins de sortir les rames, il y a toutes les chances pour qu'elle ordonne au malabar poilu de me déchiqueter les guiboles.

- Elle ne viendra pas. J'ai négocié sec, mais le problème, il est entre toi et moi, Liv. Et j'ai ramené des pizzas..., j'ajoute, au cas où l'appel de la bouffe jouerait en ma faveur.

- Parce que tu comptes rester ? cingle-t-elle, avec une sévérité que je ne lui connais pas.

Échec.

Au pied du mur, j'enfonce les mains dans mes poches et lui envoie une œillade crâne.

- Si je dis oui, tu vas me frapper ?

Son regard s'étrécit, signe que la provocation fait mouche. Sans flancher, je maintiens le lien visuel tandis qu'elle se triture le cerveau sur mon sort. Pour rien. Elle ne l'admettra jamais, mais je viens de remporter cette manche. Je galère peut-être à la cerner, mais je sais comment elle fonctionne. Si on ne la pique pas, elle n'agit pas.

Quémandant dans le vent des miettes d'attention, le berger australien musarde autour des longues jambes de sa maîtresse. Stupidement, je mise sur une réaction à double sens. Soit elle le repousse et c'est cuit pour ma pomme, soit elle se laisse attendrir et j'ai une chance de défendre mon steak. Ou l'inverse. Après tout, j'en sais foutre rien.

L'attente me rend timbré.

Évidemment, l'emmerdeuse n'en fait qu'à sa tête. Les billes braquées sur mon visage, les bras toujours croisés, elle ignore son chien et avance d'un pas lent, presque hésitant, jusqu'à moi. À mesure qu'elle approche, sa colère se délite au profit d'un effarement légitime. J'avoue que ce soir, je ne vends pas du rêve.

- Bordel. Je ne t'ai pas loupé.

Sans blague. Viser le zygomatique, c'est un coup de génie qui restera gravé sur ma gueule encore quelques jours. Heureusement, Kendra tolère mon addiction au MMA tant que ça ne pose pas de problème avec les mômes. La plupart du temps, ils se montrent curieux, voire railleurs quand j'explique, surinterprétions à l'appui, qu'un pote m'a foutu une branlée. Et lorsque je pressens que ça risque de partir en vrille, je demande à un collègue de me remplacer.

- Tu as mal ?

Conscient que Liv vient implicitement de m'accepter chez elle, j'ébauche un mince sourire.

- Non. T'inquiète pas, j'en ai vu d'autres.

Son examen terminé, elle recule d'un pas et m'envoie un regard impérieux.

- Pourquoi t'es venu ? J'ai dit à Kendra que je revenais lundi au Centre.

Parce qu'une journée où tu m'en veux, c'est déjà trop.

Ne pouvant décemment pas sortir un truc aussi absurde sans passer pour un abruti sucré, je hausse les épaules avec nonchalance.

- Parce qu'il y a des choses que je ne peux pas dire au N.S.H.

L'incompréhension se lit sur son visage, à peu près au même moment où - Dieu soit loué - mes burnes retrouvent leur emplacement habituel.

- Tout d'abord, j'te dois des excuses. Je... J'ai voulu aller trop vite et trop loin, avec toi. J'aurais dû piger plus tôt où étaient tes limites. Alors voilà : désolé, Princesse.

Ses sourcils se froncent. De surprise, de doute ? Aucune idée. Peut-être un peu des deux.

- Ensuite, je te promets de ne plus aborder les sujets... euh, fâcheux.

Même si ça démange par tous les bouts.

Sur une bonne lancée, j'embraye avant que sa mâchoire ne se décroche complètement.

- Et... Il y a des trucs que je voudrais t'apprendre. Sur moi.

- Quels trucs ?

- Le genre qui explique pourquoi je suis un gros con ? je tente en ramenant vers l'arrière les mèches qui me tombent devant les yeux.

Les sourcils toujours froncés, elle m'analyse un moment, puis hausse les épaules en rejoignant le canapé.

- T'en as pour un moment, j'imagine.

Sa vanne m'arrache un rictus, mais dans ma tête, le soulagement se mêle à une montée de stress que j'aurais pu prévoir tandis que je m'assieds à côté d'elle. Je ne sais pas par où commencer. Par le début ? C'est d'une banalité à pleurer. Par la Hoja ?

Putain, non.

- Je viens d'une famille d'exilés cubains. Mes grands-parents maternels habitaient La Havane. Ils ne soutenaient pas particulièrement Batista, mais quand il a été renversé, ils ont choisi de fuir les révolutionnaires et s'installer à Miami, comme des milliers de gens. Mon père, lui, a été expulsé par le régime castriste vingt ans plus tard. Il a jamais dit pourquoi, mais à mon avis, c'était pas pour sa grandeur d'âme...

Le visage neutre, Liv triture le bord d'un coussin. Elle ne me regarde pas, et je devine à travers sa pudeur une invitation silencieuse à poursuivre.

Alors je me jette à l'eau, sans filtre, sans langue de bois, sans réelle cohérence. Je n'aime pas parler de moi, encore moins d'un passé dont je ne tire aucune fierté. Mais si je veux que Liv me fasse confiance, me replonger dans des souvenirs aux couleurs moins douces qu'agressives est un mal nécessaire.

Mes parents se sont mariés peu de temps après leur rencontre, au grand dam du patriarche, qui aurait préféré un gendre moins foncé pour parfaire une intégration qui ne coulait pas de source dans le Miami des années quatre-vingts. Tobias et moi sommes nés dans la foulée, et je me rappelle de bons moments passés à quatre, quand mon père rentrait de la fabrique.

Évidemment, ça n'a pas duré. Lorsque mes grands-parents ont eu leur accident de voiture, la caboche déjà fragile d'Evelyn Rivera a commencé à fissurer. Rien de bien terrible, mais assez pour refroidir les élans d'affection envers deux garnements dissipés. Il n'y avait plus que son mari qui comptait. L'amour de sa vie, celui sur qui elle pouvait se reposer, qui ne la décevrait jamais, qui ne pouvait pas l'abandonner.

J'avais huit ans quand mon père a fichu le camp. Un matin, sans explication. À partir de là, un truc a définitivement capoté dans la tête d'Evelyn. D'insupportables, ses enfants sont devenus indésirables. D'indifférente, elle est devenue négligente. S'il n'y avait pas eu la voisine pour prendre soin de nous, je crois que les services sociaux seraient entrés dans le jeu et nous auraient séparés, lui et moi.

Impensable.

Maria s'est installée chez nous et s'est démenée pendant des années pour nous faire vivre, menant de front plusieurs boulots, endossant bon gré mal gré les rôles de père, mère, garde-malade et chef de famille. On formait un quatuor bancal, avec un pilier sans lien de sang avec les mômes qui le vénéraient chaque jour davantage, mais on s'en fichait. On a pris l'amour où on l'a trouvé. Le problème, c'est qu'un tel dévouement induisait forcément une absence prolongée de la maison, et puisqu'il était hors de question de subir l'humeur renfrognée de notre génitrice, on a commencé à traîner dans Liberty City, puis Overtown.

Là, on y a déniché une nouvelle famille.

La Hoja Negra, pour n'importe quel troufion de quatorze piges un peu paumé, c'était ce qui se rapprochait le plus d'une porte de sortie. La thune facile, des potes bienveillants, le sentiment d'appartenance à un clan... On a foncé sans se poser de question.

Si j'avais su ce que je deviendrais...

Ils nous ont assignés à l'entretien des bagnoles, des supercars modifiés qu'ils utilisaient pour les courses sauvages entre gangs. On a joué les larbins pendant deux ans environ, jusqu'à ce que le chef de la Hoja cabane. Une fusillade, durant laquelle pas mal de types se sont vus dragués par la Faucheuse. Le second du boss a pris les rênes, et comme le veut l'usage, il a réorganisé le clan en valorisant le sang neuf.

Pour Tobias et moi, c'était l'équivalent d'une promotion.

Une putain de promotion.

Le début de ma déchéance.

- C'est-à-dire ?

Tiré de mes songes, je réalise que j'ai arrêté de parler. Mal à l'aise, j'ébauche un rictus de façade.

- Tobias est resté au secteur des divertissements. C'est un pilote exceptionnel, il a rapidement gagné sa place de champion de la Hoja dans les paris clandestins.

Même si ce petit con a manqué y laisser sa peau plusieurs fois.

Un sourire distrait fleurit sur ses lèvres. J'ignore ce qui lui passe par la tête, mais lorsqu'elle plante son regard dans le mien et murmure « Et toi ? », le besoin urgent de dédramatiser l'afflux d'images qui déferlent dans mon esprit se fait ressentir.

- Tu vois les gros bras patibulaires toujours flanqués derrière le méchant, dans les mauvais films d'action ? Ceux qui ne disent rien en attendant le feu vert pour cogner le héros ?

Ses billes s'écarquillent, incrédules. Sa bouche s'ouvre, mais aucun son n'en sort. Mon stress redouble tandis qu'elle percute, ébahie, le rôle qu'on m'a attribué pendant trois longues années.

- Tu... Tu plaisantes ?

Non.

J'étais ado, mais déjà plus grand et plus fort que bon nombre de membres du clan. Et surtout, j'avais un besoin viscéral d'évacuer la colère qui me consumait du matin au soir. Empêtré dans un amas d'émotions que je ne maîtrisais pas, mon tempérament belliqueux exacerbé par les saloperies qui circulaient au sein de ma famille, la violence était mon exutoire.

J'ai frappé, assommé, molesté, lynché, des hommes par dizaines. Des enflures, des innocents, ça n'avait pas d'importance. Le chef ordonnait, j'obéissais. Pas besoin d'adhérer, du moment que j'exécutais.

Depuis, leurs visages se sont effacés, leurs suppliques aussi. En revanche, le craquement des os sous la virulence de mon poing, les hoquètements étouffés sous mes coups de pied, les gémissements misérables alors que je me penche sur leur corps meurtri...

Ça, c'est ancré en moi pour la vie.

- Pas autant que je le voudrais..., je concède à voix basse.

Son regard me quitte, se pose sur Barney, allongé à ses pieds. Elle prend le temps de digérer. Seule. Aussi frappant qu'un direct en pleine poire, l'idée soudaine de la savoir ailleurs se révèle intolérable. J'en ai trop dévoilé pour prétendre que la situation ne m'atteint pas. Maintenant qu'elle est au courant, que j'ai ravivé pour elle des images insoutenables, je ne peux pas la laisser m'ignorer.

M'abandonner.

Le risque qu'elle se braque est réel, mais je dois tenter le coup. Le plus délicatement possible, mes doigts la frôlent, glissent sur son avant-bras, se referment sur sa main. Je la sens se raidir, mais elle ne cherche pas à se dégager.

- Tu as des questions ? je souffle, le cœur prêt à lâcher.

Aucune réponse. Un voile recouvre ses yeux, comme une barrière infranchissable entre elle et moi. Liv souffre, et je ne comprends pas pourquoi. Que ressent-elle, tout de suite ? Pitié ? Dégoût ? Horreur ? Son mutisme me rend dingue.

Tendu, j'essaie d'afficher une neutralité relative alors que les secondes s'égrènent, interminables. Bien sûr, je me doutais qu'elle ne sauterait pas au plafond en apprenant quel genre de type j'étais, mais je n'imaginais pas que sa froideur me peinerait autant.

Sur le point de me résigner, je manque de sursauter lorsque sa voix, enrouée, rompt le silence oppressant du salon. Les mots résonnent désagréablement, elle ne me regarde toujours pas, mais je m'en moque, trop soulagé que subsiste encore ce lien fragile entre elle et moi.

Si j'ai tué des gens ? Aucune idée. J'ai laissé beaucoup de types sur le carreau, mais à ma connaissance, pas de macchabées. Pas tant que j'étais sur les lieux, du moins. Meurtrier ou tortionnaire, incertitude cruelle - ou rassurante - avec laquelle je compose depuis une dizaine d'années et qui me poursuivra sûrement jusqu'à la fin.

Comment j'ai tenu le coup ? Je hausse les épaules, balayant la question comme si j'ignorais qu'une seule personne réussissait à calmer mes tourments, dans ce temps-là. Je n'ai pas envie d'évoquer Sydney ce soir. Son souvenir n'appartient qu'à moi, et c'est très bien ainsi.

Si je regrette ? Chaque seconde de ces six foutues années d'emprise.

Comment j'en suis sorti ? C'est pas bien clair dans ma tête. Je sais que Tobias est lié à l'explosion du gang, mais à l'époque, je flirtais avec le néant, à moitié mort de chagrin, incapable de quoi que ce soit. La vie me paraissait morne, dénuée de sens, triste à pleurer. Il n'y avait guère que mon jumeau et Maria pour me raccrocher, tant bien que mal, à la réalité.

Le temps a passé, et j'ai appris à dompter ma souffrance. J'ai rencontré Nate, renoué avec Alma, décroché un job utile. Rire est redevenu familier. Lâcher prise, aussi.

Mais la colère, elle, ne m'a jamais quitté.

Je tressaille lorsque les doigts de Liv exercent une légère pression sur mon pouce. Son visage est brouillé, mais je ne ressens plus la distance de tout à l'heure. Elle ne me rejette pas. Elle est avec moi. Une énigme, aussi éprouvée que je le suis, dont l'importance à mes yeux grandit sans que je ne puisse l'en empêcher.

- Je ne mérite pas ta confiance, Holden, énonce-t-elle, rauque.

L'affirmation m'arrache un sourire. Plus détendu, je presse davantage ma main sur la sienne.

- Ça, c'est à moi d'en juger, Princesse.

Fugaces, ses lèvres s'étirent, avant qu'elle ne baisse la tête. Expire lourdement. Comme si ses démons obstruaient sa gorge.

- Elle s'appelait Olivia.

Violente, inattendue, la chape de plomb qui écrase ma poitrine manque de laminer les derniers relents de self control dont je dispose. Saisi par cette révélation que je n'escomptais plus - ou du moins, pas ce soir - ma main se crispe une demi-seconde sur la sienne, avant de l'enserrer plus franchement. Décidé à refouler les mille questions qui déferlent dans ma tête, dont l'usage sans équivoque de l'imparfait, je focalise mon attention sur les motifs singuliers qui ornent son short.

Des cactus.

Ça ne me surprend même plus.

Pire : ça me plaît.

- Mon... mon bébé, souffle Liv, un tremblement dans la voix.

Évidemment.

Il ne faut pas longtemps pour que les larmes voilent à nouveau son regard vert. Quelques mèches échappées de l'élastique tombent autour de son visage. Encore une fois, Liv me fait l'effet d'un paradoxe. Ainsi prostrée, misérable, elle me rappelle autant les adolescentes que je suis au Centre que ma propre mère dans ses jours sombres. À son tour, sans filets, elle affronte la marée de souvenirs qui menacent de la submerger.

Emprisonnant sa main dans la mienne, je questionne avec douceur :

- Qu'est-ce qui lui est arrivé ?

Ses épaules s'affaissent. Elle fixe un moment nos doigts entrelacés, avant de remonter jusqu'à mon visage, les traits défigurés par le chagrin.

- Je... j'ai fait une bêtise..., commence-t-elle, laborieuse. Elle était fragile et... j'ai oublié... J'ai... bon sang, je m'en veux tellement ! éclate-t-elle en dégageant sa main d'un mouvement brusque.

Le premier gémissement noue mes tripes, le second cisaille mes nerfs, les suivants me broient le cœur.

Bordel.

Au sol, Barney tourne une tête curieuse vers sa maîtresse. Un couinement plaintif accompagne les lamentations de Liv, avant que le cabot ne se lève et pose sa tête sur ses genoux. Je devine un comportement familier de la part du nounours, et une bouffée de gratitude à son égard s'entremêle à ma propre impuissance de pouvoir la consoler.

Sauf que Liv ne remarque pas plus son chien que moi. Les mains plaquées sur la figure, le corps remué de soubresauts nerveux, son affliction la consume de l'intérieur. Dévastée, elle vit son deuil comme au premier jour.

Pas bien sûr d'arriver à quelque chose, je pose une main sur sa taille, et retiens mon souffle pendant que l'autre retrace lentement les lignes de sa silhouette. Malgré son état, je veux prendre le temps. Hors de question qu'elle me repousse.

Encore humide, sa nuque est brûlante. Sous la pression de mes doigts, Liv se raidit, avant de s'effondrer contre moi. Derechef, mes bras se referment autour d'elle et la maintiennent contre mon torse. Le nez dans ses cheveux, j'amplifie ma respiration afin qu'elle la ressente et se cale dessus. Ses mains agrippent ma chemise, ses larmes l'imbibent tandis que, les dents serrées, j'accueille sa douleur comme une marque de confiance doublée d'un coup de poignard. En fin de compte, ses beignes s'avèrent moins rudes que ses confidences.

Je ne sais pas combien de temps nous restons immobiles sur ce canapé. Le temps nécessaire pour que ses sanglots s'espacent, se transforment en reniflements, en spasmes et enfin, le silence. Apaisant, naturel, sans commune mesure avec celui de tout à l'heure. Son souffle calqué sur le mien, je m'autorise un sourire débile. Elle sent bon la noix de coco. Sa peau est chaude, douce. Sentir le corps de la jolie brune abandonné contre moi commence gentiment à m'embarrasser, mais je ne suis pas pressé de rompre notre étreinte. Je crois même que s'il n'y avait ce semblant de conscience dans ma tête, je m'allongerais sur le canapé en l'entraînant avec moi et prolongerais l'instant jusqu'au matin.

- Liv ? je chuchote contre son oreille.

Aucune réponse.

Endormie, l'emmerdeuse.

Avec précaution, je glisse une main sous ses cuisses et me redresse en la hissant contre moi. Barney sur mes talons, je rejoins la chambre, semi-éclairée par la lumière du salon. À l'image du reste, pas de meuble superflu. Armoire, lit, table de chevet, d'un bois différent pour chacun. La décoration se résume à l'un de ces cadres impersonnels qu'on trouve partout et un énième bibelot de porcelaine : deux souris dans une barque, dont l'une, ombrelle à la main, semble apprécier la posture énamourée de la seconde. Je pourrais sourire, mais la vision des draps défaits rend l'exercice amer.

C'est donc là que tu as passé la journée.

Liv n'émet aucune résistance quand je la dépose sur le matelas, pas plus lorsque je recouvre ses jambes de la couette. Dans son sommeil, elle paraît sereine, tableau d'autant plus agréable qu'il se distingue par sa rareté.

Invité de marque, le berger australien saute sur le plumard et s'allonge contre le flanc de l'endormie, avant de me gratifier d'un coup de tête que j'interprète comme une provocation.

C'est ça, mon gros, protège tes intérêts.

Rompu, je glisse jusqu'au sol latté de parquet clair et m'adosse au lit. J'ai besoin de remettre en place les idées qui se fracassent dans mon crâne depuis tout à l'heure.

À vrai dire, je ne pensais pas en révéler autant. Si Alma a vaguement pigé que mon frère et moi fricotions avec la Hoja, elle ignore tout des détails scabreux. La faute à une session picole plus poussée que d'habitude, Nate en sait davantage, mais il n'a jamais remis le sujet sur le tapis. Il a oublié, ou bien il s'en fiche. Pas facile de trancher, avec lui.

Mais Liv... Lui balancer mon passif à la tronche avant de percuter que son fardeau dépasse le mien me scie les nerfs. J'avais bien besoin de l'accabler de mes conneries ! Encore heureux que je n'ai pas abordé Sydney, ça l'aurait achevée. La mine sombre, je lorgne les morceaux de cuir lacés à mon poignet gauche. Vieille habitude, mon index vient frotter le bracelet le plus proche de la main, jusqu'à ce que la sensation d'apaisement apparaisse.

Quand elle m'a conseillé cette technique, j'étais pas mal dubitatif. Sydney a toujours eu des idées étranges, mais calmer sa colère en limant ses doigts sur du cuir, il fallait oser me la sortir. La méthode s'est pourtant révélée efficace dès la première crise, même si, avec le recul, je pense que c'est surtout parce que Syd en était à l'origine.

Bon sang, ça remonte à loin...

Un gémissement dans mon dos me ramène illico à Allapattah. Inquiet, je me tourne vers Liv, dont la posture crispée augure un rêve au mieux désagréable, au pire monstrueux. À tous les coups, raviver la mémoire de son enfant perdu lui aura flingué la caboche. Encore une fois.

T'es qu'un crétin.

Mu par une pulsion impérieuse, je dégage les mèches éparses qui couvrent son visage avant d'épouser délicatement sa joue. Sous ma paume, sa peau est brûlante, tendue. Elle grimace, geint à nouveau, pince les lèvres. Ses bras se replient contre sa poitrine, ses jambes remontent jusqu'au ventre, sa nuque se courbe. En position fœtale, l'expression douloureuse, Liv subit de plein fouet une épreuve des plus redoutables. Seule.

Je devrais la réveiller, cesser sa torture, mais j'en suis incapable, trop ébranlé par le spectacle qui se déroule devant mes yeux. J'aimerais l'aider, mais le sentiment de lui causer plus de tracas que l'inverse ne me lâche pas. En désespoir de cause, j'adresse un regard implorant à Barney, toujours blotti contre elle. Bien qu'éveillé, le chien ne bouge pas d'un pouce, se contentant de rester collé à sa maîtresse.

- Arrête..., murmure-t-elle contre ma paume.

Interdit, j'ôte ma main de son visage, pour piger presque aussitôt que la supplique ne m'est pas destinée. Rasséréné, j'imprime plus franchement mes doigts sur sa joue, avant de les déplacer sur son front, que je caresse avec douceur, les ailes de son nez que j'effleure, ses tempes que je masse, ses joues à nouveau.

T'es pas toute seule, Liv.

Lorsque sa figure se détend, ma propre tension se relâche. Hésitant, je récupère ma main et m'autorise un léger soupir. Le cauchemar s'est tiré, elle dort toujours. Pour une fois, j'ai fait le job.

***


Grand seigneur, je concède un huitième pancake, lequel disparaît aussi vite que les précédents entre les dents du ventre sur pattes.

- C'est le dernier, mon gros, savoure-le ! j'enjoins au glouton, qui n'en a rien à cirer et se lèche à présent les babines, dans l'attente du suivant.

Pff.

Quand Barney m'a réveillé tout à l'heure, il m'a fallu un moment pour me remettre le ciboulot à l'endroit. Liv, nos confidences, son cauchemar, ce foutu canapé trop petit pour moi... J'ai fixé la porte entrouverte de sa chambre pendant une longue minute, avant de me secouer et amorcer la préparation du petit déjeuner. Hier soir, les pizzas n'ont pas eu de succès, mais je compte bien rattraper le coup avec des pancakes maison.

Je m'en tire pas mal, en cuisine. Très tôt, Maria a veillé - branlées de spatule en bois à l'appui - à ce que ses deux protégés sachent se débrouiller sans elle. La bouffe, les tâches ménagères, le décorticage des factures, tout y est passé. Au final, son éducation s'est révélée pleine de bon sens, mais un échec tout de même. Il n'existe pas une seule hypothèse d'avenir où son absence serait concevable.

Un discret raclement de gorge se fait entendre, et c'est un poil nerveux que je me tourne vers une Liv encore en pyjama et la crinière emmêlée. Les bras ballant comme si elle ne savait qu'en faire, elle se fend d'un sourire gêné.

- Hey...

Soulagé que sa nuit n'ait pas soulevé de nouvelles vindictes à mon encontre, j'adresse à la jolie brune un clin d'œil espiègle.

- Tu as faim ? J'ai réussi à t'en garder trois, ton pickpocket de chien a chipé le reste...

Sceptique, elle avance jusqu'à l'assiette posée sur le comptoir de la cuisine tandis que je retourne à ma vaisselle express.

- Il y en a deux, note-t-elle, une pointe de moquerie dans la voix.

Putain, Barney !

Indigné, j'envoie un regard assassin au goinfre, lequel n'a d'yeux que pour sa maîtresse adorée.

- Tu me paieras ça, espèce d'obsédé d'la bouffe !

Liv éclate de rire en s'installant au comptoir, et mon aigreur disparaît aussitôt. Satisfait de trouver ma binôme aussi détendue, je m'assieds sur le second tabouret et l'observe avec attention, à la recherche d'un indice sur son état d'esprit vis-à-vis d'hier soir.

- Tu veux le dernier ? questionne-t-elle en notant mon manège.

- Non, je me suis arrangé avec le morfal, tout à l'heure.

- Alors quoi ? insiste-t-elle. J'ai une sale tête ?

Faut vraiment que je réponde ?

La marque qui s'étend sur sa joue droite me renseigne précisément sur la manière dont elle copinait avec l'oreiller et vu l'allure de sa tignasse, je lui prédis un entretien long et douloureux avec la brosse à cheveux. À part ça, elle est splendide.

Avec, aussi.

- Ouais, mais c'est pas étonnant, vu le bordel que tu fais en dormant...

- Pardon ? tique-t-elle.

- J'avais jamais entendu un boucan pareil ! Tu te retournes toutes les trente secondes, tu marmonnes, tu grognes, tu soupires... J'ai pas fermé l'œil de la nuit ! Je me demande comment Barney se débrouille pour te supporter. À sa place, je t'aurais fichue dehors depuis un bail !

Ses yeux s'écarquillent de stupeur. L'espace d'un instant, j'y décèle une forme d'inquiétude, comme si elle redoutait ce que son abandon au sommeil aurait pu trahir. Néanmoins, elle percute vite le piège et secoue la tête.

- Pff, tu te fiches de moi...

Amusé, j'ébauche un large sourire en croisant les bras derrière ma nuque. Même si elle me procure beaucoup trop de nœuds au cerveau, j'adore taquiner cette femme. J'en ferais facilement un hobby quotidien.

- Holden, je voulais te dire...

- Oui ?

- Pour hier soir... merci. D'avoir été là. De m'avoir consolée.

Waouh. Celle-ci, je ne l'avais pas vue venir. En temps normal, Liv se démène pour occulter tout ce qui a trait, de près ou de loin, à une position vulnérable et là, elle y revient spontanément ?

De quoi tu as rêvé ?

- Pas de quoi, Liv.

- Et merci d'être resté, cette nuit, continue-t-elle en enfournant une nouvelle bouchée de pancake.

- Oh, moi, tu sais... Dès qu'il est question de pieuter avec une jolie demoiselle, je suis partant.

Elle lève les yeux au ciel, et un « Idiot... » muet s'échappe de ses lèvres. Encouragé par son attitude pour une fois sereine, je me penche vers elle et lâche d'une voix de conspirateur :

- Hé, tu regrettes pas de m'avoir dit... ce que tu m'as dit ?

Elle baisse la tête, et si je ne m'étais pas engagé à faire des efforts, il est fort probable qu'une réflexion sur ses joues subitement roses aurait fusé.

- Non.

- Alors, là, tu m'épates ! je piaille en m'emparant de sa main. T'as tellement de mal à t'ouvrir, d'habitude...

Preuve que je ne suis pas le seul à vouloir progresser, mon insupportable me décroche un sourire timide qui promet de tourner longtemps dans ma caboche, avant d'arquer un sourcil interrogateur.

- Tu ne me le demandes pas ?

- Quoi donc ?

- Mon prénom.

Merde.

Au contraire, la curiosité me démange. Connaître son ancien prénom, c'est m'imposer sans rétropédalage possible dans son passé. Détenir enfin une part de ce qui m'obsède depuis le jeu à l'Antigua : la cerner.

Je suppose qu'un prénom ne pèse pas bien lourd face à tout ce que j'ai dégoisé sur mon compte hier soir. Et puisque la proposition vient d'elle, je serais débile de ne pas saisir l'opportunité de m'immiscer davantage dans sa vie.

Je souris.

- Non. Liv, ça me plaît.

Elle cille, désarçonnée, avant d'arborer un sourire à se damner qui me console à moitié de ma stupidité matinale. Liv a capté le message. Quoi qu'ils renferment, ses secrets passent après notre complicité.

Parce qu'il s'agit bien de ça. Malgré nos silences, nos incompréhensions, nos mystères, je ne peux me défaire de cette sensation de connexion avec la jolie brune. Elle me plaît. Beaucoup. Sans que je n'arrive à comprendre dans quelle mesure, et surtout, ce que je compte faire d'une telle attraction.

Liv, une amie ? Idée intéressante, quoiqu'incongrue. Elle m'est trop désirable, dans une petite robe noire ou un mini short gribouillé de cactus, pour que je me focalise uniquement sur le reste. Une petite amie ? Pas possible de me replonger là-dedans. Passer après Sydney est une gageure que peu de femmes voudraient relever. Inutile de gâcher notre relation enfin apaisée dans une tentative perdue d'avance.

Cette résolution infiltre si bien ma raison que lorsqu'elle bascule lentement vers moi, les yeux braqués sur ma bouche, pleine d'hésitation et d'envie mêlées, je me redresse d'un bloc et saute du tabouret.

- Je te laisse, j'ai plein de trucs à faire. À lundi, Princesse.

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