Chapitre 5
LIV
Samedi 2 avril. 20H40.
Perchée sur un élégant tabouret de bar, touillant mon thé glacé sans y prêter attention, je râle en silence face à l'ennui abyssal de cette journée sans intérêt. S'étirant en longueur, comme un vieux tour fumeux des Parques, les heures m'ont paru mornes, vides, dénuées de saveur.
J'ai pourtant passé l'après-midi à errer dans Grapeland Park, accompagnée d'un berger australien à l'euphorie appréciable. Mais rien à faire, ni Barney ni les promeneurs n'ont su me dérider aujourd'hui.
Quand ça ne veut pas...
Après la soirée à l'Antigua, je me suis écroulée comme une bienheureuse sur mon lit, pour me retrouver, deux heures plus tard, recroquevillée sur le parquet, le nez enfoui dans la fourrure chaude et rassurante de ma peluche.
J'aurais pu rêver d'un truc chouette. Par exemple, que je me produisais dans l'un des bars les plus branchés de South Beach, avec un quartet, voire carrément un jazz-band, et que c'était la montée de la gloire pour la pianiste virtuose que j'aurais évidemment incarnée. Plus modeste, mais tout aussi jouissif, qu'une dinde juchée sur talons courait dans les locaux du N.S.H. Plus troublant, qu'Holden m'ait embrassée, comme j'ai cru qu'il allait le faire hier soir.
Non. Moi, je rêve de myosotis.
De ce visage dur et froid qui hante continuellement mes nuits. De ces prunelles grises, si pâles qu'on dirait de la glace. De cette mince cicatrice à la pommette gauche, témoignage éternel d'une bagarre vieille d'une décennie. Où que j'aille, quoi que je fasse, Finn est toujours là, tapi dans les recoins de mon âme, guettant l'instant où je lâcherai prise pour s'imposer à moi, fier, superbe, terrifiant.
« Toi et moi, c'est pour toujours, bébé... »
Agacée, j'avale une nouvelle gorgée de thé. Aromatisé au citron, le breuvage apaise mes tensions. Inutile de m'épancher sur mes insomnies répétées. Après tout, je suis ici pour me détendre.
L'Éclipse est un lieu fascinant. De la banquette en bois précieux aux lustres en cristal, tout respire l'opulence. D'après Alma, c'est la règle au très select « carré des étoiles » de South Beach : un luxe outrancier, à destination des touristes et des nantis de la ville. Pas vraiment mon ordinaire, mais quand mon amie devient trop insistante, je la boucle et profite de son pass à l'entrée des artistes pour frayer avec le beau monde en toute discrétion.
Spacieuse, la salle se divise en plusieurs espaces dédiés aux spectacles. Nichées dans des alcôves à l'exotisme saisissant et flanquées de plusieurs fauteuils de cuir noir, les scènes individuelles s'agrémentent de jeux de lumière soigneusement étudiés. Au centre, les barmaids de l'imposant bar au plateau de verre distillent les rafraîchissements nécessaires aux gosiers asséchés par les étoiles du club. Entre les deux, une vingtaine de tables hautes permettent à la clientèle de profiter de l'ambiance générale sans attirer l'attention. À l'étage, les loges des employées côtoient quelques pièces plus intimistes, réservées aux shows privés.
— Bonsoir, mademoiselle ! Vous êtes seule ?
Surprise, je découvre à ma droite un petit bonhomme rougeaud affublé d'un costume de velours côtelé trop large pour lui.
— Non, j'attends quelqu'un.
— Moi aussi, quelle coïncidence ! s'exclame l'autre, ravi. Ça ne vous dérange pas si je m'installe à vos côtés, jusqu'à ce que mon ami arrive ?
Ben voyons.
Je n'ai pas le temps de répliquer qu'il grimpe déjà sur la seconde chaise. Sidérée par son culot, je serre les dents, bougonne mentalement une insulte bien choisie, puis laisse couler. Les sièges sont à tout le monde, n'est-ce pas ? Aucune importance, Alma va bientôt entrer en scène et obnubiler l'importun.
— Vous venez souvent ici ?
Refrénant l'envie furieuse de lever les yeux au plafond, j'adresse un rictus éclair à mon voisin.
— À l'occasion.
Alma, dépêche-toi.
Imperméable à ma froideur, l'incruste commente avec entrain le faste des lieux, avant de s'extasier sur la danseuse la plus proche de notre table.
— Quelle beauté ! Et cette souplesse... Dieu du ciel, j'en serai bien incapable !
Un instant, la vision du bonhomme se trémoussant à une barre de pole dance traverse mon esprit. Bon sang ! Ça y est, mon cerveau saigne.
— Je me suis toujours demandé si les strip-teaseuses préparaient leur chorégraphie ou si elles improvisaient...
Ok, s'il continue, je risque de devenir désagréable. Résolue à l'inévitable, je lorgne avec insistance la porte qui mène aux coulisses, priant pour que mon amie se décide enfin à apparaître. C'est pour elle que je suis là, à la fin ! J'ai cédé pour la soutenir et passer une soirée entre filles, pas pour me coltiner un énergumène pareil !
— Vous pensez qu'elles fabriquent elles-mêmes leurs tenues de scène ? J'ai connu un établissement de ce genre, à Jacksonville, qui se vantait de traiter ses employées comme des déesses. Eh bien, figurez-vous qu'en réalité, les pauvres petites...
Alléluia, Alma fait enfin son apparition ! Méconnaissable en body en dentelle noir, poudrée jusqu'aux orteils, les cheveux coiffés en larges ondulations cuivrées. Les nerfs à fleur de peau, j'envoie tous mes connecteurs sur mon amie pour espérer oublier le casse-pied d'en face. Juchée sur l'estrade, elle décoche plusieurs regards lascifs à ses fidèles admirateurs avant de s'adosser sensuellement à la barre. Familière de son style, je souris alors que ses épaules roulent en suivant le rythme lent de la musique.
Virtuose de l'exercice, Alma capte l'attention de son public avec une facilité déconcertante. Toute en délicatesse, la bretelle de son vêtement glisse le long de son épaule. Plus rapides, ses hanches tracent des huit hypnotiques. Plus exaltants, ses bras s'enroulent autour de la barre, sa jambe se lève en un large arc de cercle, avant que son talon ne claque sèchement la scène.
— En voilà une demoiselle talentueuse ! s'exclame mon voisin, tout égayé. Quel style, quelle grâce ! Très appétissante, si vous me permettez l'expression ! ajoute-t-il avec un air entendu.
Crétin.
Son intro réussie, Alma s'accroche désormais à la barre, comme si elle ne faisait qu'un avec l'objet de métal. Aussi facilement que si la pesanteur n'avait aucun effet sur elle, la belle virevolte, dédie œillades et sourires, redescend en tournoyant autour de la barre, jusqu'à se retrouver presque allongée au sol, sa poitrine obligeamment mise en avant dans cette position.
Divine incarnation de la luxure, Alma rayonne, heureuse et fière, loin des tracas du quotidien.
— Dites, vous n'avez jamais pensé à vous lancer ?
Me...
Ébahie, je me tourne vers l'improbable bonhomme, qui me guigne avec complaisance.
— Me lancer dans quoi ?
— Eh bien, euh... Vous avez une jolie silhouette. Et une jolie tête, aussi. Je suis certain que vous auriez vos fans !
Oh. Mon. Dieu.
Je ne sais même pas ce qui m'afflige le plus, entre sa question déplacée et l'absurdité d'une telle éventualité. Pour le bien de tout le monde, il vaut mieux que moi, ma maladresse et mon anxiété restions à bonne distance d'une quelconque scène de spectacle. Pour son bien à lui, il serait appréciable qu'il la boucle.
— Chérie, tu m'expliques ce qui se passe ? gronde tout à coup une voix étrangement familière.
Prise de panique, je me détourne d'un bloc, et manque de me décrocher la mâchoire devant celui qui me jauge avec un parfait mépris.
Zut et merde ! Holden ?!
Ahurie, je reluque de haut en bas le Latino qui me fait face, lequel a troqué jean et chemise pour un costume sombre diablement bien ajusté. Toujours aussi séduisant, ses cheveux pour une fois disciplinés dégagent un front volontaire et un regard noisette incendiaire.
Euh, noisette ? C'est-à-dire que... Pas exactement.
Mais tu débloques, Liv !
— Que...
— Tu te fous de ma gueule ?! tonne-t-il, hors de lui. Je te laisse cinq minutes pour saluer un ami et tu en profites pour draguer le premier venu !
— Quoi ?! je glapis, scandalisée.
— Monsieur, il s'agit...
— Tu me déçois tellement ! Après tout ce qu'on s'était promis... Tu ne vaux pas mieux que les autres, en fait !
Trop aimable.
J'ignore ce qu'il m'imagine lui avoir promis, mais aux dernières nouvelles, je suis à peu près certaine d'être célibataire. Lui, par contre, fulmine de rage, et si je ne pige rien à ce qu'il baragouine maintenant dans ce que je suppose être de l'espagnol, l'intonation et le regard associé ne laissent pas grand doute sur la nature de ses propos : il m'abomine.
On nage en plein délire. Je ne reconnais pas mon collègue. Bien sûr, Holden adore me faire marcher, mais là, nous avons dépassé le stade de la bouffonnerie. D'ailleurs, ce n'est pas le seul truc étrange que m'inspire le Latino. J'ai sûrement siphonné trop de thé, mais je jurerais que sa carrure n'est pas la même que la veille. Plus mince, plus souple.
Et il y a définitivement quelque chose qui cloche avec ses yeux, même si je n'arrive pas à poser le doigt dessus.
Et son parfum. Plus d'une fois cette semaine, j'ai reniflé en douce le subtil mélange d'épices que mon collègue laisse sur son passage. Rien à voir avec la fragrance boisée teintée d'agrumes qui émane du nouveau venu. Et... Bordel.
Son nez est parfaitement droit.
Ce type n'est pas Holden.
— Traînée..., conclut-il, dédaigneux à souhait.
Mais il commence à me les briser, celui-là ! Prête à soulager ma dignité d'une gifle légitime, ma vindicte vacille lorsqu'un pincement dans le bas du dos m'arrache un hoquet de stupeur. Pétrie de confusion, j'ouvre la bouche une première fois devant ce déroutant regard sombre, puis une deuxième, décontenancée par ce que j'y lis.
Et je percute. Sa fureur, ses insultes, son mépris, tout autant d'ingrédients nécessaires pour une mascarade réussie.
Gagnée par l'adrénaline, j'agrippe son bras et m'exclame avec fièvre :
— Ce n'est pas ce que tu crois ! Ce monsieur s'inquiétait des conditions de travail des employées, rien de plus !
S'il ne retire pas son bras, la hargne qu'il affiche encore me pousse à surenchérir. Pour être crédible, je dois y aller à fond. Décidée, je quitte la chaise, me colle contre son flanc et lève une main jusqu'à sa nuque, que j'effleure avec tendresse. Une lueur d'intérêt traverse ses iris tandis que j'arbore une moue penaude et profère, autant pour lui que pour notre spectateur ahuri :
— Mon chéri, tu sais bien qu'il n'y a que toi...
Après quelques secondes de suspense intenable, durant lesquelles j'ai tout le loisir de cogiter sur l'infime différence de taille à l'avantage d'Holden, le sosie se décrispe. Aussi soulagée que si j'avais réellement dû plaider ma cause, j'accueille son clin d'œil et son rictus canaille avec une euphorie incongrue, avant de sévèrement déchanter lorsque son bras s'enroule autour de mes hanches... et me pince une fesse.
Mais quel connard, ce mec !
— Monsieur, si je peux me permettre..., se lève l'autre.
— Dégage avant que je t'éclate les genoux. Et si je te reprends à rôder autour de ma femme, j't'apprendrais personnellement le sens du mot propriété, entiendes (1) ?
Oh, nom de...
Sidérée par la sécheresse de l'avertissement, je donne le maximum pour garder une trogne affable tandis que le petit bonhomme bredouille des excuses. La vérité, c'est que je ne sais plus où me mettre. Simuler une scène de ménage, d'accord. Menacer un lourdaud clairement inoffensif, non. À jouer les caïds, mon partenaire de vaudeville risque de griller notre couverture. Quoique, les muscles bandés et le regard assassin, il ne détonne pas vraiment dans le genre...
Figés dans une posture sans équivoque, nous patientons jusqu'à la disparition de l'importun et, à mesure que la pression dans le bas de mon dos s'atténue, ma jauge de stress remonte en flèche. Mince, je n'avais pas envisagé la possibilité qu'un double de mon collègue me sorte d'une situation inconfortable en s'improvisant mari jaloux.
L'air grave, le Latino tourne la tête vers moi et arque un sourcil inquisiteur.
— Avoue qu'il te draguait.
Une nouvelle fois, le visage d'Holden se superpose à celui de l'inconnu. Incroyable, c'est la même barbe de trois jours, la même bouche moqueuse, le même timbre de basse...
« Je pratique les arts martiaux mixtes, je suis fils unique et j'ai des origines cubaines. »
Ou j'ai les fils qui se touchent, ou l'apparition mystérieuse vient de dézinguer cette énigme.
— Je n'en suis même pas sûre.
— Estupido... (2), marmonne-t-il en s'asseyant sur le tabouret délaissé par notre bouc émissaire malheureux.
Amusée par son culot, je plisse les yeux et glisse, caustique:
— Autant pour moi, je pensais que ton intervention était désintéressée.
— Aaah... On rêve encore au mec idéal ? ricane-t-il.
— S'il existait, il ne fréquenterait certainement pas les clubs de strip-tease.
Loin de se formaliser du tacle sous-jacent, il me dévisage avec attention, un rictus au coin des lèvres.
— Et puisque nous sommes deux à nous compromettre dans un établissement aussi sordide, j'en déduis que tu n'es pas la dernière à fricoter avec la vermine de cette ville ?
Salopard.
— Aucun rapport, je suis venue voir une amie.
— Évidemment.
— C'est vrai ! je proteste, froissée. Tu ne peux pas me juger aussi vite !
— Je te juge comme j'en ai envie, chérie. En l'occurrence, je fais confiance à mon instinct.
— Oh, et que te dicte ton instinct ? je riposte, délibérément revêche.
Son regard singulier glisse aussitôt sur ma silhouette, la jauge, la brûle. Les joues en feu, j'attrape ma paille et la remue nerveusement pendant que le voyeur poursuit son examen. En choisissant ces top et chino, tout à l'heure, je n'imaginais pas qu'on me reluquerait de la sorte. En fin de compte, je pense avoir une idée assez précise de ce que j'inspire à son « instinct. »
Seulement, l'imbécile que je suis ne peut s'empêcher de répondre à la provocation par la surenchère. C'est donc impérieuse que je hausse les sourcils quand ses billes remontent jusqu'aux miennes.
— Que tu es un nid à emmerdes.
Quoi ?!
— Tobias, enchaîne-t-il, insolent comme pas permis.
Complètement déstabilisée, il me faut bien deux secondes pour percuter qu'il vient de se présenter. Pas vraiment sûre qu'encourager la réplique presque parfaite de mon attachiant binôme à s'incruster soit bien raisonnable, j'hésite à retourner l'information.
Pas longtemps.
— Liv.
— C'est un plaisir, Liv.
— Autant que peut l'être un nid à emmerdes ?
— Je m'arrange très bien de ce genre de détail.
Si la flatterie ne m'atteint pas, mon sourire n'en demeure pas moins sincère. J'ignore si c'est sa ressemblance avec Holden ou son sens de la répartie, mais ce type dégage quelque chose de particulier, un je-ne-sais-quoi nébuleux qui tout à la fois me pique et m'intrigue.
— Elle marche vraiment, cette technique de drague ?
— À tous les coups, même si, au risque de te vexer, je suis ici pour affaires.
— À l'Éclipse ?
— Ouais. Le club n'accueille pas que les rupins avides de se rincer l'œil, chérie. La moitié des types qui nous entourent sont en plein boulot. Rien de tel qu'une nana qui se dessape pour détendre un client stressé et conclure une transaction fructueuse.
Avec une discrétion qui frôle l'irrécupérable, je glisse quelques œillades autour de nous, à la recherche d'un aperçu de tractation entre gens louches. Sans résultat probant, je reporte mon attention sur le grand brun.
— Tu essaies de négocier quelque chose, Tobias ?
Pas dupe de l'insinuation, il esquisse un sourire rusé, avant de jeter un coup d'œil sur la gauche.
— J'ai du temps à tuer.
Curieuse, j'imite son manège, et retiens un ricanement en découvrant un couple à moitié caché derrière les tentures. Je reconnais l'une des danseuses, splendide blonde aux formes plantureuses, qui glousse en s'accrochant à la chemise de son prétendant, casanova trapu au teint basané et à la carrure joliment entretenue.
— Dix balles qu'ils vont s'envoyer en l'air à l'étage, je lance sans réfléchir.
— Vingt qu'ils n'atteignent pas la moitié de l'escalier.
Toute nervosité envolée, je pouffe de rire devant sa mine blasée. Étrange acolyte que ce Tobias, qui désinhibe en un rien de temps ma crainte de l'inconnu.
Ma bonne humeur remontée à bloc, j'arbore un sourire extra large quand une jolie naïade en déshabillé de soie déboule à notre table.
— Salut, toi ! piaille-t-elle en claquant une bise sonore sur la joue de mon comparse.
— Hey, Alma. Belle performance, tout à l'heure.
— À d'autres ! Tu ne m'as même pas regardée, avoue-le.
Manifestement grillé, le Latino se mord les lèvres pour s'empêcher de répliquer pendant que mon amie me serre contre elle.
— Alors, poulette, pas trop effrayée d'apprendre qu'il existe une deuxième version de l'affreux ?
Effrayée, moi ? Non. Perturbée serait plus exact. Tobias aiguise ma curiosité, mais il ne m'effraie pas. En réalité – et en dépit de toute logique – je me sens presque plus à l'aise avec lui qu'avec son frère.
— Je devrais m'en remettre, j'affirme avant que le sosie ne s'enquière :
— Tu connais Holden ?
— Oui, on travaille ensemble.
— Je compatis. Ça explique ta tête de tout à l'heure... Moi qui pensais à un coup de foudre, j'me sens plus rassuré.
Furieuse, je bombarde mentalement l'effronté d'une pleine caisse de dynamite tandis qu'Alma se contente de lever les yeux au ciel. Aux quelques questions qui s'ensuivent, je remarque entre eux une complicité réelle, quoique plus mesurée que celle qui lie mon amie et Holden. D'ailleurs, ils parlent surtout de lui, comme si mon binôme constituait leur connexion la plus solide.
— C'était sympa de te voir, Tobias. Liv, on va le prendre, ce verre ?
Prise au dépourvu, je bafouille un « bien sûr, allons-y » plus ou moins enthousiaste, et manque de me casser la figure en tentant d'adapter ma vitesse à celle de la main qui me tire du tabouret. J'ai tout juste le temps de saluer d'un signe de tête mon étrange rencontre qu'Alma m'entraîne déjà au bar. Apparemment, ma pétillante voisine a décidé que la soirée se poursuivrait en duo. S'il s'agit pourtant de l'idée de base, j'admets que j'aurais volontiers prolongé ma soirée à converser avec Tobias.
La commande passée, j'essaie de suivre le babillage soutenu de la danseuse, mais mon esprit joue les séditieux et, plus d'une fois, ramène mon attention sur l'homme resté à ma table, penché sur son téléphone portable.
— J'te rassure, c'est encore plus flippant quand ils sont l'un à côté de l'autre.
Prise sur le fait, j'ébauche une grimace penaude en direction d'Alma.
— Ils sont jumeaux ?
— Ouais, mais ne t'arrête pas au physique. Tobias n'a rien à voir avec son frère.
— C'est-à-dire ?
Hésitante, mon amie louche à son tour derrière nous, puis hausse les épaules.
— Disons que c'est le genre de fréquentation à t'apporter plus d'ennuis que l'inverse. Il a... mal tourné, en quelque sorte.
Ah. Elle était donc là, l'embrouille.
Brusquement mal à l'aise, j'observe en silence l'une des barmaids préparer mon Bora Bora sans alcool. « Mal tourné », une jolie façon d'évoquer l'abaissement d'un homme en crapule sans foi ni loi. Je connais ce genre de pourriture. J'en ai fréquenté suffisamment pour ne plus les compter. Si Tobias nage dans le même bassin que la racaille, il vaudrait mieux enterrer son existence dans un coin reculé de mon esprit.
Fais donc ça, bécasse.
Écho de ma résolution, Alma commence à disserter sur la danse d'une de ses collègues. Intraitable, mon amie relève des défauts qui m'échappent totalement, avant de me proposer une énième initiation un de ces soirs. À mon refus catégorique, elle répond d'un ricanement féroce qui ne présage rien de glorieux pour ma fierté.
Le cocktail enfin prêt, je réalise avec un train de retard et un couinement pathétique que mon sac à main n'est plus en ma possession. Mais non...
Si.
Calé sous les doigts d'un voyou plus culotté que jamais, mon bien me nargue tandis que dans ma tête, les railleries supérieures du karma menace de me faire perdre toute dignité. En pleine conversation avec deux clients du club, Tobias joue négligemment avec la lanière de mon sac. Il ne me regarde pas, mais je devine au discret rictus qui incurve ses lèvres qu'il sent mes missiles braqués sur lui.
Comment se faire flouer par un vaurien plus malin que soi en une leçon, par Liv Clarke.
L'évitement du second Rivera s'avérant soudain compromis, je suppose qu'une autre option viable serait de lui arracher mon sac des mains, de préférence en lacérant des ongles sa belle gueule de fripouille, le tout sans même desserrer les dents. Néanmoins, lorsque son visage dévie vers moi, que ses iris de feu trouvent les miens, que ses traits s'étirent en un sourire matois, mon désir de justice s'effondre instantanément au profit d'une allégresse déconcertante.
Je débloque, mais tant pis. Aux regrets, il vaut mieux les remords, n'est-ce pas ?
— Euh, Alma...
À ma grimace piteuse, mon amie se contente d'un long soupir, avant de secouer la tête et déclarer, fataliste :
— T'es une grande fille, Liv... Fais juste attention à toi, ok ?
(1) entiendes ? : tu piges ?
(2) estupido : crétin
***
Lundi 4 avril. 8H35.
Ce matin, c'est tout sourire que j'accueille mon idiot préféré lors de son arrivée en fanfare et presque ponctuelle au Centre.
— Salut, Princesse !
— Hey, bad boy.
Oui, il n'a pas le monopole des clichés. Et puisque le surnom le fait grimacer, je songe sérieusement à entériner l'idée.
— Tu as passé un bon week-end ?
Ah ah ah !
Autant l'avouer, mon dimanche n'a guère été plus reluisant que le samedi. J'ai flâné dans une brocante, déniché une énième compilation des meilleures compositions de Duke Ellington, un polar écorné et un éléphant de porcelaine soufflant dans une trompette. Le reste de ma journée s'est déroulée entre les quatre murs de mon appartement, sur fond de ma nouvelle trouvaille, à ramasser entre deux chapitres au suspens contestable les débris du pachyderme manifestement trop provocant pour ma peluche belliqueuse.
J'ai encore rêvé de myosotis. Mais ces deux dernières nuits, ils n'étaient pas ensanglantés.
En réalité, le seul intermède sympa du week-end, je le dois à Tobias.
Mordant et bourré de charme, le Latino m'a tenu la grappe pendant presque une heure avant que son copain trapu ne rapplique et coupe court à la conversation. Une heure, durant laquelle j'ai ri, plaisanté, comploté sur les clients autour de nous avec une insouciance quasi coupable. Dédaigneux du passé, Tobias ne s'est intéressé qu'à mon présent, simplifiant au maximum ma tâche de préservation.
Le premier quart d'heure, j'avoue avoir eu du mal à me sortir Holden de la tête. À l'exception des fringues, leurs ressemblances sont si frappantes qu'elles prennent le pas sur le reste. Outre leurs traits, les jumeaux partagent la même façon de parler, le même rire grave et chaleureux, jusqu'à la gestuelle...
Tobias a pourtant réussi à se distinguer de son double. Car s'ils affichent beaucoup de points communs en surface, c'est une tout autre paire de manches en ce qui concerne leur caractère. Constamment dans la démesure, Tobias baigne dans la provocation et le défi, alors qu'Holden m'apparaît plus tempéré, plus... fiable ?
J'ai pas mal réfléchi à cette rencontre imprévue, m'interrogeant sur la possibilité d'en toucher un mot à mon collègue. Après moult remue-méninges, j'ai finalement décidé de laisser mon acolyte éphémère dans un coin de ma tête. Frère ou pas, étant donné la manière dont la soirée s'est interrompue, je doute de revoir un jour le sulfureux Tobias.
— Convenable. Dis-moi, tu pratiques les arts martiaux mixtes, pas vrai ?
Puisque tu n'es pas fils unique.
— Oui ?
Le sourire gauche, j'essaie de formuler la question qui tourne en boucle dans mon cerveau depuis une heure.
— Est-ce que tu penses que... Tu pourrais m'y emmener, un de ces soirs ?
Stupéfait, Holden bascule contre le dossier du fauteuil avant de couler un regard dubitatif le long de mon corps.
— Ouais, euh... Je sais pas ce que t'imagines, mais le MMA, c'est plutôt brutal, comme passe-temps. J'veux dire, c'est pas un délire de chochotte, les mecs cognent fort et...
— N'essaie même pas de la jouer sexiste avec moi. Je ne suis pas une chochotte, ok ?
Les bras croisés, un demi-sourire fleurit sur ses lèvres. Taquin. Espiègle. Holden dans son meilleur élément. Prête à défendre ma cause, j'imite sa posture et attends, bravache, qu'il daigne me répondre.
— Ah non ? Je te trouve bien sûre de toi...
Sans déconner. Il me cherche, comme d'habitude. Et le pire : je marche du feu de Dieu. Comme d'habitude.
— Besoin d'une preuve ? Aucun problème ! Je te prends où tu veux, quand tu veux, Rivera !
Le temps se fige. Une seconde. Cinq. Le sang afflue dans mes veines, mes joues s'enflamment. Estomaquée, je n'entends plus que le bourdon qui fracasse mes tempes en m'insultant de tous les noms. Je ne vois plus qu'un regard noisette qui m'envisage avec malice. Je ne ressens plus qu'une honte monumentale à mesure que le silence perdure.
Et tu te ridiculises. Comme d'habitude.
Le cœur au bord de l'implosion, mon supplice s'achève lorsqu'Holden interrompt sa bande-annonce personnelle et profère, d'une voix beaucoup trop suave :
— Je ne suis pas certain que cette proposition me convienne. J'invoque un droit de veto.
Les nerfs détraqués, je mords ma lèvre afin qu'elle ne tressaute plus, mais mes épaules prennent le relais. Gagnée par une pulsion aussi navrante qu'irrépressible, je planque ma dignité derrière mes mains et laisse libre cours à un fou rire salvateur. Si Alma me voyait, elle se vexerait probablement de n'avoir jamais déclenché une telle hystérie en un an d'amitié. Ou plus vraisemblablement, se réjouirait de me trouver aussi légère.
Contaminé par mon euphorie, Holden rigole à son tour. D'un rire plus discret, mais non moins complice.
— Ça marche, Liv, je t'emmènerai. Tu veux prendre des cours ?
Hum. Pas exactement.
L'idée s'est imposée ce matin, pendant ma balade express avec Barney. Rien de tel pour évacuer les tensions que se défouler sur un bon vieux sac de frappe, voire un adversaire diligemment dépêché pour recevoir mon surplus d'énergie. Même si les nombreuses années passées à me battre sont loin derrière moi, je suis persuadée d'avoir des restes acceptables. Néanmoins, il pourrait s'avérer intéressant de feindre les débutantes devant mon charmant collègue taquin.
— Ça dépend, tu es un bon prof ?
— Bah, j'me débrouille ! se rengorge-t-il avant de froncer les sourcils. Par contre, t'es pas censée débarquer de Chicago ?
— Quel rapport ?
— Je pensais que tous les Chicagoans jouaient de leurs poings, moi ! développe-t-il en mimant un crochet du droit dans ma direction.
Merde, Holden. Si tu savais...
— Pff, tu regardes trop la télé !
***
Lundi 11 avril. 18H25.
— Raah, bordel !
Surprise, je dévie de l'écran et reçois en plein face l'équivalent visuel d'un uppercut foudroyant.
— Qu'est-ce qui se passe ?
— J'en ai marre ! grogne-t-il en jetant rageusement son stylo contre la cloison. J'arrive à rien de bon, aujourd'hui !
Compatissante, j'ébauche une brève grimace et retourne à mon analyse de situation.
C'est sans compter sur la patience à toute épreuve du travailleur social. Impossible de rater le regard obstinément braqué dans ma direction. L'air de celle qui s'en moque, j'ignore le voyeur pendant deux minutes et demie avant de rendre les armes, dépitée.
— Ok, explique ton problème !
Enfoncé dans son fauteuil, les bras croisés, la mine sérieuse, Holden détonne par rapport à la jovialité dont il fait habituellement preuve.
— Je me pose une question...
Sans déconner.
— Je suis tout ouïe !
— Ça te demande beaucoup d'efforts ?
Sortie de nulle part, la réflexion m'arrache une moue perplexe. Et avec un contexte, c'est plus cher ?
— Des efforts pour quoi ?
— Jouer la fille inaccessible, cingle-t-il, les traits fermés.
Et merde, on y est...
Tentant la candeur niaise, je me fends d'une mimique d'incompréhension.
— De quoi tu parles ?
— Oh, t'en as pas une petite idée ? Vraiment pas ?
Bien sûr que si.
Il lui aura donc fallu une semaine pour réaliser, se questionner, s'entêter et enfin, exploser.
— Écoute, si t'es fatigué de ta journée, tu peux partir. Pas la peine de m'emmerder, hein.
Indigné par ma – vaine – tentative de m'extirper du guêpier dans lequel il tient coûte que coûte à m'engluer, Holden me fusille du regard.
— C'est ça, prends-moi pour un con. Tu crois que j'ai pas remarqué ton manège, Liv ? Dès qu'il est question de toi, tu bottes en touche !
Aïe. Résumé concis et pourtant véridique de ces huit derniers jours.
Si nous n'avons pas explicitement reparlé de notre duel à l'Antigua, force m'a été de constater qu'il ne bluffait pas sur sa volonté de découvrir la Liv d'autrefois. Les premiers temps, il se contentait de remarques anodines, posées sur le ton de la plaisanterie et que j'envoyais balader d'un rire en apparence insouciant.
Puis la méthode a évolué. Monsieur s'est employé aux petites réflexions ambiguës sur telle ou telle affirmation énoncée pendant le jeu. Souvent à côté de la plaque, il a néanmoins frôlé quelques vérités dérangeantes. De bon enfant, nos échanges sont devenus froids, jusqu'à ce que je pète un plomb et lui ordonne vertement d'aller se faire voir avec son harcèlement minable. Suite à cette mise au point, Holden n'a plus abordé le sujet, mais visiblement, mes secrets ont continué de malmener ses nerfs, et mon silence, d'attiser sa rancune.
Avec une mauvaise foi inqualifiable, je proteste énergiquement :
— Pas du tout ! Tu veux que je te rappelle la soirée à l'Antigua ? J'ai suivi tes règles, j'ai joué le jeu !
— Non, t'as pas joué le jeu ! peste-t-il en se levant d'un bloc. Tu m'as enfumé et je comprends pas pourquoi !
Trop stupéfiée pour ciller, je dévisage en silence l'homme qui se tient devant moi. Sa colère emplit la pièce, la charge d'une électricité pesante, aigre, insupportable. L'appréhension me gagne et, aussi sûrement qu'un venin paralysant sa proie, me cloue au fauteuil. Désagréable, un frisson court le long de mon échine alors que je commence à transpirer. Désemparée. Vulnérable.
Non, Liv. Reviens.
— Tu n'as rien à dire ? insiste-t-il.
En apnée, je baisse les yeux vers les bracelets de cuir qu'il triture nerveusement. J'ai déjà surpris son manège plusieurs fois, mais jamais avec autant d'agitation. J'ai l'impression qu'il cherche à les arracher, comme s'ils lui rongeaient la peau.
Concentrée sur le geste, je tente tant bien que mal d'occulter le reste. La rage d'Holden. Le nœud dans mon estomac. La sirène d'alarme qui hurle dans ma tête. Le vase brisé. Les myosotis répandus sur le carrelage froid.
Non. Je ne dois pas me laisser submerger. L'angoisse se nourrit de mes cauchemars, et mon binôme n'en fait pas partie. Je refuse de les associer.
Grinçantes, à contrecœur, les Ombres refluent. La raison prend le pas sur les peurs. Mon rythme cardiaque ralentit, mon ventre se dénoue.
Je ne suis plus cette fille qui tremblait chaque soir. Qui espérait chaque nuit. Qui mourrait chaque matin. Holden n'a pas ce pouvoir sur moi.
Plus personne ne doit l'avoir.
— Tu devrais te calmer.
Je n'entrerai pas dans son jeu. Pas cette fois. Seulement, loin de l'apaiser, l'injonction exacerbe sa frustration. Prêt à exploser, il attrape veste et casquette avant de me dédier un ultime regard assassin et quitter en trombe notre bureau.
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