Chapitre 3

LIV

Mardi 29 mars 2016. 8H45.

Take off your coat
Don't you know you can't win ?
You're no exception to the rule
I'm irresistible, you fool...

Les pieds nus contre la moquette râpeuse, je fredonne les délicieuses provocations de Sarah Vaughan en louchant sur mon bloc de secours dûment annoté. Sur place depuis une demi-heure, je me suis attelée à vérifier la composition des derniers dossiers traités par Holden. Si pour la plupart, les documents sont rassemblés dans un classeur ou une chemise cartonnée, voire attachés avec un vulgaire trombone, il y a une montagne de feuilles volantes à répartir un peu partout.

L'ennui, c'est que je ne suis pas assez familiarisée avec le contenu des dossiers pour déterminer au premier coup d'œil où va tel compte-rendu, telle lettre de menace ou tel examen psychologique. Évidemment, ce serait plus pratique si mon binôme se décidait à montrer le bout de son nez. À croire que c'est une marotte chez lui, de se pointer en retard.

Concentrée sur mes notes surlignées de toutes les couleurs, j'étouffe un bâillement de fatigue. Impossible de rater le réveil ce matin, les trois alarmes que j'ai programmées auraient dérangé un mort. Et pourtant, elles n'ont servi à rien, puisque je n'ai pas réussi à me rendormir après mon cauchemar.

Fichus myosotis.

Ça m'a tout de même laissé davantage de temps que la veille pour me préparer. Déterminée à prouver à une certaine pimbêche que je peux moi aussi verser dans l'élégance, j'ai opté pour une jupe crayon — la seule que j'ai, en réalité — et un chemisier, assortis à une paire de talons abandonnés dès mon arrivée. Bonus de façade : maquillage soigné et chignon que j'ai dû recommencer trois fois pour dompter ma lourde crinière habituellement libre de courir dans mon dos.

Plus chic, tu meurs.

Aussi appliquée que possible, je lâche un grognement de dépit lorsqu'une erreur dans les données saisies me saute aux yeux. Prête à hurler mon courroux au faux plafond, je sursaute quand la porte du bureau s'ouvre à la volée derrière moi.

— Salut, Liv !

Si mon agacement fond comme neige au soleil devant la mine enjouée du Latino, je ne résiste pas à l'envie de relancer les hostilités démarrées la veille. Question de rétablir un semblant d'équilibre entre lui et mon ego.

— Hey ! Tu vas être content, j'ai réfléchi à ton problème !

— Cool. Lequel ?

— Eh bien, quitte à tomber du lit chaque jour, tu ne crois pas que tu devrais investir dans une bagnole digne de ce nom ? Un modèle plus jeune que toi, par exemple ?

Pas du tout atteint par le tacle, l'homme balance casquette et lunettes sur son côté du bureau avant de s'écrouler sur son siège.

— Waouh. Tant d'amabilité dès le matin, mes chakras vont pas s'en remettre. Pour rappel, on est arrivés en même temps, hier. Mes freins, ton majeur, t'as pas oublié ?

Aucun risque. Rien que d'y penser, j'ai le palpitant qui s'affole.

Refrénant un sourire, je feins de m'attarder sur mon écran en guettant du coin de l'œil sa réaction face aux piles bien ordonnées devant lui.

— Alors comme ça, t'es une vraie fille ?

...

Quoi ?!

— Une vraie fille ? je répète, pas sûre d'avoir bien saisi.

— Ouais, avec jupe, talons et tout ! précise l'idiot en désignant ma tenue d'un geste expressif.

— Parce qu'hier, tu en doutais, peut-être ? je cingle, un brin froissée.

— Ben, je dois dire qu'avec un jean, en sueur et pas maquillée, le tableau n'est pas le même..., profère-t-il, étincelant de connerie. Mais j'te rassure, ton chemisier boutonné de travers m'a vite mis sur la piste ! Faut croire que je n'étais pas le seul à tomber du lit, hier... Charmant choix de lingerie, en passant.

Un ange passe, mes joues s'enflamment. Il se fout de moi. Encore. Il se fout de moi, hein ?

— N'importe quoi !

— Tu ne me crois pas ?

— Bien sûr que non ! Genre, tu m'aurais laissé bosser à moitié à poil sans aucune réflexion ?

— Pour qui tu me prends ? s'exclame-t-il, outré par le sous-entendu. J'ai reçu une éducation exemplaire, moi ! Règle numéro trois : on n'emmerde pas les demoiselles avec leurs sous-vêtements le premier jour !

J'hallucine !

Entre stupéfaction et colère, j'essaie tant bien que mal de me repasser le film de la veille. À bien y réfléchir, je suis incapable de me rappeler si un de mes boutons était déjà ouvert quand je me suis déshabillée. Bon sang... En désespoir de cause, j'adresse un regard meurtrier au grand brun.

— Si je comprends bien, tu es un voyeur ?

— Bah, les jolies choses sont faites pour être admirées, non ?

Devant mon air scandalisé, il éclate de rire, emplissant la pièce de sa spontanéité pittoresque. Coudes sur le bureau et menton calé dans ses mains, malicieux, il me dévisage, dans l'attente d'une répartie que je peine à trouver, bêtement perturbée par le sous-entendu.

— C'est, hum... Un compliment, monsieur Rivera ?

— Possible. Merci d'avoir bouclé le dossier de Teddy. T'as géré comme une pro.

Oh.

Stupide, je reste coite face à ces déroutantes prunelles aveline. Déjà échauffées, mes joues doivent probablement virer à l'écarlate. Je ne m'attendais pas à un tel enchaînement de... Quoi, éloges ? Alors qu'il reste immobile, sourire en coin, l'imperceptible bizarrerie de ses traits paraît soudain flagrante.

Son nez, légèrement dévié sur la droite.

J'ignore s'il s'agit d'un souvenir fâcheux ou d'une caractéristique de naissance, mais mon cerveau, lui, ne peut s'empêcher de noter que, loin de le desservir, la particularité lui confère, au contraire, un charme supplémentaire.

Tiens donc. Encore un homme marqué, Liv ?

Luttant contre l'idée qui tente de me déstabiliser, le salut m'apparaît sous la forme d'un grincement de porte.

— Holden, tu as une minute ? s'enquiert la douce voix de miss Pimbêche.

— Ouais ?

— Je ne sais plus quoi faire avec cette gamine, soupire l'autre en serpentant sans peine à travers les obstacles jonchant le sol. Je soupçonne le père de maltraitance psy, mais la mère minimise tout et la môme refuse de me parler !

— Quel âge ? interroge Holden en s'emparant du dossier tendu par la jeune femme.

— Onze. Elle me rend folle, à jouer les carpes.

Curieuse, j'observe mon binôme prendre connaissance du cas de la petite Cristina. L'air concentré, scrupuleux, il parcourt les fiches avec une attention qui diffère radicalement de ce qu'il a montré jusque-là. Les questions à Erin claquent les unes après les autres, et c'est avec une pointe de malice que je la devine sur la défensive une fois ou deux.

Lorsqu'elle s'assied sur son bureau, mon intérêt s'en trouve de suite modifié. Parce qu'une pile péniblement constituée hier a bien failli se retrouver éparpillée sur la moquette, ou qu'une certaine cuisse frôle désormais un certain coude. Sans blague. Elle ne veut pas s'asseoir sur lui, tant qu'elle y est ?

Agacée par ses gigotements et minauderies dès que le Latino ouvre la bouche, j'arrête de faire semblant de travailler, me racle ostensiblement la gorge, croise les bras sur ma poitrine et bascule sur mon siège. Pas la peine de la jouer discrète et prendre le risque que la dinde poursuive plus avant les préliminaires. J'ai les rétines sensibles.

Si elle m'a ignorée depuis son entrée, mon manège a le mérite de lui rappeler mon existence. Forcée à se retourner, elle me dévisage, et le mouvement de ses sourcils indique qu'elle a noté mon changement de style vestimentaire. Au lieu de me réjouir, le constat provoque une déception teintée d'amertume alors que la blague d'Holden résonne à nouveau dans ma tête. Moins joviale, plus cynique. Désagréable.

Je suis déguisée, et tout le monde le voit.

— Alors, vous pensez vous en sortir ? questionne subitement Erin.

Traduction : « Tu dégages quand, parasite ? »

Animée d'une sournoiserie que je n'admettrai jamais devant témoin, j'ébauche une grimace et dégoise, penaude :

— Holden a beaucoup de patience, heureusement...

Si j'intercepte en premier lieu l'ombre d'un sourire sur les lèvres du concerné, la réaction non moins jouissive de miss Pimbêche atténue la mauvaise humeur qui me tenaille depuis dix minutes. Après une séance de tirs imaginaires où j'ai dû décéder six fois, elle reporte son attention sur Holden.

— Dis-moi que tu as une idée pour la faire parler.

— Ça dépend, t'aimes le handball ?

Que ça me navre ou m'amuse, lorgner Erin — qui, non, ne prise pas le hand — s'entendre énumérer toutes les raisons justifiant qu'elle perde trois après-midi par semaine à assister aux entraînements de sa protégée pour l'habituer à elle, puis gagner sa confiance, vaut son pesant d'or.

Quand elle quitte enfin notre bureau, non sans m'allouer au passage une moue dédaigneuse, je ne peux m'empêcher de commenter d'une voix traînante :

— Ça, c'est de la drague high level...

Surpris, Holden lève les yeux vers moi.

— Quoi ?

— Oh, rien, je me suis simplement demandée s'il y avait du pop corn, à la salle de pause, histoire de passer le temps.

— De quoi tu parles ?

Les yeux au ciel, je prends une lourde inspiration. Puisqu'il lui faut des sous-titres, il va être servi.

— Ah ouiii, Holden, c'est vraiii ! Mais non, tu croiiis ? Ahahahaha, tu as raisooon ! Rolalaaaa, comment j'aurais fait, sans toiiii ?

— Belle imitation, commente-t-il, goguenard, même si ça me laisse un arrière-goût de mauvaise foi. Ou de jalousie, j'hésite.

Incroyable. Ce type ne doute de rien.

— Ben voyons. Tu imagines que toutes les filles sont à tes pieds ?

— J'imagine rien, moi, je constate !

Théâtrale, je ratisse la pièce du regard avant de revenir vers lui.

— Je ne les vois pas, dis-moi où elles se cachent.

— Sous mon bureau.

Consternée par son aplomb à toute épreuve, j'assène un coup de pied dans la cloison qui sépare nos espaces de travail. L'orteil en feu, les nerfs instables, je donne mon possible pour paraître détachée, mais le sourire en coin qui me fait face ne m'aide pas dans la manœuvre.

— Allez, avoue que tu me trouves à ton goût, Clarke, susurre-t-il en s'emparant d'une pile de feuilles. Ça ne va pas te tuer.

Ma fille, si tu sors un truc pareil...

— Dans le doute, je préfère m'abstenir. Et rassure-moi, les deux premières règles de ton éducation si soignée ne concernaient ni l'insolence, ni la vantardise ?

— Hein ? Nan, c'était plus axé consentement et capote.

— Sans déconner ? je raille, amusée malgré moi par l'absurdité de cette conversation.

— Exemplaire, j't'ai dit. Tu veux les suivantes ? Numéro quatre : la foutue lunette des toil... Aïe ! s'offusque-t-il lorsqu'une gomme sortie de nulle part s'écrase sur son front.

***

Attablée au fond d'un de ces innombrables restos cubains qui fourmillent à Miami, j'essaie depuis cinq bonnes minutes de décoder le charabia du menu avant de laisser tomber et m'en remettre à Alma. Comme promis, la jolie rousse m'a embarquée le temps de la pause pour un déjeuner entre copines.

Alors qu'elle relate sa mésaventure loufoque de la nuit dernière, l'idée que j'adore cette fille s'entérine une nouvelle fois dans mon esprit. Fraîche, pétillante, drôle et attendrissante, parfois piquante mais jamais mauvaise, bourrée de dynamisme et de gaieté. Assume un côté midinette tout en se revendiquant féministe. Amoureuse des hommes, de son travail et par-dessus tout, de sa liberté. Avec elle, la discussion est facile, naturelle, sans prise de tête.

Heureusement qu'elle s'est accrochée.

— Bref, j'ai bossé jusqu'à cinq heures, mais j'ai doublé mes pourboires habituels. Ça valait le coup, bâille-t-elle.

— Ta collègue va pouvoir assurer, ce soir ?

— J'espère... J'aime pas courir après le temps, j'ai l'impression de bâcler le travail.

Amusée, j'ébauche un sourire de connivence avec ma pétulante voisine. Professeure de danse la journée, Alma s'éclate surtout la nuit, à l'Eclipse, dont elle est l'une des principales étoiles.

Quand mon amie m'a annoncé qu'elle était strip-teaseuse, je suis restée bouche bée un sacré moment avant de bredouiller un « oh... » passablement pathétique. Pas vexée le moins du monde, la rouquine s'est foutue de ma pomme jusqu'à ce que j'accepte — à reculons — d'assister à l'un de ses spectacles.

Bordel, je me suis sentie si stupide, ce soir-là !

Loin des clichés glauques qui circulent sur les clubs de strip-tease, où les danseuses aux abois sont surexploitées par des patrons indélicats et des clients libidineux, l'Eclipse s'impose comme le temple du glamour et de la sensualité. Situé dans SoBe Star Square, le club ne dénote pas au milieu des hôtels et casinos les plus huppés de Miami. Respectées, admirées, adulées, Alma et ses camarades ont fait de l'effeuillage un art dont se délecte chaque soir une foule de spectateurs — et spectatrices — sous le charme. Jamais vulgaires, toujours pros, les danseuses se dénudent avec une grâce que je jalouse comme pas permis dès que je fiche un pied là-bas.

— Bon, et ce nouveau job, alors ?

Prise de court, je cligne plusieurs fois face au minois interrogateur d'Alma.

— Ben euh... C'est cool.

— Cool ?

Mince. D'habitude, mes talents d'actrice camouflent assez bien mon niveau d'éloquence plus que discutable.

En vérité, mon opinion court sur plus long qu'un mot de quatre lettres, mais je ne suis pas sûre qu'Alma en retire autre chose qu'une forme d'ingratitude à son égard. Disons ce qui est : le Centre en lui-même ne fait pas rêver. C'est vieillot, mal agencé et savoir la misère sociale parquée dans une salle d'attente a ce côté déprimant qui finit invariablement par piquer les yeux. Miss Pimbêche me gonfle, je flippe de rencontrer les trois autres intervenants du secteur et si mon extrait de casier judiciaire se trouve aujourd'hui dans mon sac, je sais que je n'aurai pas le cran de le déposer à Kendra avant un moment.

Le travail est long et cafardeux. Trier, lire, saisir, classer, recommencer. S'immiscer, telle une intruse, dans l'intimité d'une famille, constater leurs fêlures, leurs erreurs, leur désarroi. Parfois sourire, souvent déplorer. Loin des suppositions farfelues que j'aime inventer pour mes semblables, les malheurs consignés dans ce petit bureau du N. S. H. démontrent une réalité bien cruelle.

Et pourtant, je ne veux pas abandonner. Parce qu'à mon humble échelle, j'ai l'impression d'aider ces jeunes à avancer vers un horizon plus enviable. Et surtout parce qu'entourée de posters colorés, à l'abri derrière mon ordinateur, je réalise que mes propres épreuves sont derrière moi.

— Intéressant. J'apprends plein de choses.

— Ok, sourit-elle avec indulgence. Et tu t'en sors avec l'affreux ?

— Euh... On parle d'Holden, là ? j'articule, décontenancée par le choix du surnom.

— Ouais, ricane-t-elle, fière d'elle. Réaction épidermique ou déformation professionnelle, je tiens à ce que ses chevilles gardent une taille acceptable, en ma présence !

Je pouffe de rire. S'il peut se le permettre, il est évident que mon binôme ne brille pas par sa modestie.

— Il ne t'embête pas trop ? insiste Alma.

— Si, beaucoup ! D'ailleurs, tu aurais pu me prévenir qu'il était aussi... Aussi...

Zut, je ne trouve pas le bon qualificatif.

— Attachiant ?

Ah. Bien joué.

— Tu le connais depuis longtemps ? je biaise en louchant sur les assiettes apportées par la serveuse.

— Oh, oui, ça fait plus de quinze ans ! Sa famille a emménagé près de chez moi quand on était gamins, et on allait à la même école. On s'est perdus de vue pendant l'adolescence, et je l'ai retrouvé par hasard sur les réseaux il y a quelques années. Le truc bateau, quoi !

J'acquiesce, soudain désireuse d'en savoir plus sur le Latino.

— C'est un gars vraiment chouette, conclut-elle, la fourchette en l'air.

Ravalant ma frustration, je concède un « Je suppose... » avant d'entamer mes enchiladas au poulet. Un délice, ce gratin. Absolument pas diététique, mais je dispose d'un coach sportif de haute volée. Impossible d'ajourner le moindre running avec une bestiole aussi fougueuse que Barney.

— En général, les soirs où je ne travaille pas, on se retrouve pour boire un coup. Tu voudrais venir ? propose tout à coup la rouquine.

La bouche pleine, je la fixe sans comprendre avant de percuter.

— Avec Holden et toi ?

— Et un autre pote, aussi. Vendredi, tu es dispo ?

Sur la retenue, j'ébauche un sourire guindé face à ce qui m'apparaît comme un énième saut dans le vide. Sortir. Me mêler à la foule. Être observée. Tout autant d'obstacles pour la Liv trouillarde cachée dans ma tête. Sans compter que, s'il s'avère facile de discuter avec Alma et Holden, rien n'indique que leur comparse sera du même acabit.

— Je ne veux pas déranger. Vous avez vos habitudes et...

— Tut tut ! Ne commence pas ! s'anime-t-elle. Les habitudes, ça se change, et de toute façon, il s'agit juste d'un verre ou deux. Personne ne te mangera, promis.

Allez, Liv... Tu comptes te planquer combien de temps ?

Face à son regard décidé, je tente une dernière objection pour la forme.

— Je doute qu'Holden ait envie de supporter sa collègue en dehors du...

— Ça tombe bien, on ne lui demande pas son avis. Sois prête à vingt heures, je t'embarque.

***

Le ventre plein, c'est d'humeur guillerette que je retourne au N.S.H. Cette deuxième session s'annonce aussi longue que la veille, mais Holden est censé revenir au Centre en milieu d'après-midi. Au moins, avec le Latino dans les parages, je ne risque pas de m'ennuyer.

La tête haute, je traverse d'un pas vif le hall bondé de familles aux situations diverses. Ralentis dans le couloir, hésite en voyant la porte de Kendra entrouverte, soupire. Et poursuis mon chemin.

Poule mouillée.

Adoptant le même rituel que la veille, je lance une playlist de mes artistes préférés pour m'encourager, et souris lorsque les premiers accords de piano emplissent le bureau d'une atmosphère plus jazzy. Satisfaite, je m'attaque à réarranger les piles au sol de manière à ne pas buter stupidement dessus au détour d'un itinéraire foireux, colle plusieurs post-its en fonction du degré d'urgence, esquisse une pirouette hasardeuse avant de tomber sur ma chaise et reprendre le traitement du dossier commencé avant le déjeuner.

Paradoxalement, me focaliser sur la musique me rend plus productive. L'esprit ancré sur un terrain connu, j'oublie de m'interroger, de supposer, de revenir en arrière. J'avance rapidement et, possédée par la mélodie, abandonne la rédaction d'un e-mail pour accompagner Nina Simone sur Gimme some. Diva d'un instant, je m'évade du Newton Social Home et clame avec l'entrain que seul le jazz me procure :

I know that you wanna do what's right
Just come on and love me all niiiiiight !

Une demi-seconde plus tard, le karma se rappelle à mon bon souvenir en envoyant valser ma dignité au fin fond du pays.

Adossé au chambranle de la porte, bras et pieds croisés, les iris malicieux d'un Latino à casquette embrasent mes joues du feu de la honte.

— Qu'est-ce que tu fais là ?! je couine, à la recherche désespérée d'une contenance.

— J'ai oublié mon carnet de suivi, réplique-t-il tranquillement. J'en ai besoin pour...

Comme une furie, je bondis de ma chaise pour lui porter son maudit calepin. Si le brun disparaît dans la minute, il y a peut-être une chance qu'il ne garde pas de souvenir de ce moment lamentable.

Ça se tient, non ?

Rassemblant les rares résidus de courage perdus ici et là, je rejoins Holden d'un pas qui se veut assuré et plaque le carnet sur son torse.

— Tu n'as rien entendu, j'assène d'un ton menaçant.

— Rien du tout ?

— Rien. De. Rien.

Lèvres pincées, il se retient de ricaner, mais son regard est éloquent. Il m'a grillée, fumée même, et se régale de mon embarras. Piquée, je roule des yeux avant d'accrocher les siens, où leur habituelle lueur espiègle se mêle désormais à quelque chose de plus exaltant.

La complicité, ou du moins, un semblant de connexion.

— Et pour...

— Nope, anticipe-t-il. J'ai coupé le son, mais je garde l'image.

Interdite, je fronce les sourcils alors qu'il se décolle du mur. J'ai beau dépasser la plupart de mes congénères, Holden me domine encore d'une dizaine de centimètres, si bien que, mes talons remisés je ne sais où, je dois lever la tête pour ne pas rompre notre échange. Un rictus en coin, il se penche légèrement, frôle mes doigts en récupérant son cahier. Perturbée par cette proximité incongrue, ma respiration s'accélère tandis que les effluves épicés de son parfum chatouillent mes narines.

— Non négociable, souffle-t-il.

J'ai à peine ouvert la bouche qu'il est déjà dans le couloir. Encore en retard, si j'en juge sa démarche et le bref coup d'œil à sa montre. Voilà qui explique l'absence de vanne alors qu'il avait un boulevard devant lui. Après deux matinées à m'asticoter, je doute qu'un avertissement aussi ridicule suffise à brider son humour particulier. Dix contre un qu'il m'en reparle dès son retour au Centre. Pourquoi vouloir « garder l'image », sinon ?

Attachiant, Holden Rivera ?

Non. Bizarre, déconcertant, incompréhensible.

Bordel.

***

Vendredi 1er avril. 18H25.

Plantée devant la porte, j'émets un énième soupir d'encouragement. Pas plus efficace que les précédents, mais c'est ça ou me claquer pour ma lâcheté. Trois jours que je repousse l'échéance, et plus le temps passe, plus je me sens mal à l'aise, engluée dans une duperie qui ne peut pas tourner à mon avantage. Si j'attends trop longtemps, Kendra suspendra ma période d'essai. Si je me décide aujourd'hui, ma quiétude relative en prendra un coup. Dans tous les cas, la manager s'estimera trompée.

Mon poing s'abat doucement sur la porte.

Droite sur son siège, Kendra est plongée dans la lecture d'un dossier particulièrement épais. L'ordonnance de son espace de travail tranche avec le capharnaüm qui règne encore dans le bureau d'Holden. Quand je pense que cet idiot a refusé de débarrasser la caisse à outils...

— Liv ? Tu es encore là ?

En silence, les mains moites et les tempes douloureuses, j'avance jusqu'à l'imposant plateau de bois.

Respire, bécasse. Pas question de faire un malaise, tu as promis d'accompagner Alma, ce soir.

— Tu as besoin d'un renseignement ? Assieds-toi, tu veux ?

De mon mutisme, mon refus d'obtempérer ou ma mine fermée, j'ignore ce qui contrarie le plus ma cheffe. Toujours est-il que le froncement de ses sourcils s'avère plus efficace que sa bienveillance pour me secouer. Tendue, je dépose une feuille sur le bureau et articule d'une voix sans timbre :

— Vous souhaitiez mon extrait de casier judiciaire.

— Ah oui, très bien ! L'administratif, quelle barbe ! ronchonne-t-elle avec une moue entendue. Enfin, je vais pouvoir clôturer...

Je retiens mon souffle alors que son regard balaie le document, puis se fige sur une ligne. La ligne. On y est. Elle sait.

Comme je le redoutais, le chaos s'instille dans mon âme. Noires et effrayantes, les ombres se déploient une à une, liment les barrières instables de ma raison, emprisonnent ma conscience. Un trou se creuse dans ma poitrine, menace de me faire plier. Pétrie de honte, submergée de chagrin, je serre les dents et m'efforce, vaille que vaille, de refouler mes larmes.

Pas maintenant, pas devant ma supérieure. Mon passé n'appartient qu'à mes nuits.

Lorsque Kendra relève la tête, un goût métallique se propage dans ma bouche. Merde, je me suis encore mordue.

— Je suppose que cela restera entre nous.

La surprise me fait cligner, et l'ébauche d'un sourire se dessine sur son visage d'ébène. Elle ne me juge pas. Elle ne cherche pas à comprendre. Personne d'autre ne sera au courant. Défaits, mes fantômes reculent peu à peu, jusqu'à s'évanouir dans les méandres de mon esprit.

Pleine de confusion, je baisse les yeux et cafouille un « merci » passablement pitoyable.

— Liv, je devais m'assurer que tu n'avais pas eu de démêlés judiciaires impliquant des mineurs. En travaillant au Centre, tu seras forcément amenée à en côtoyer. Le reste ne me concerne pas, d'accord ?

À ces mots, le poids qui affaissait encore mes épaules disparaît tout à fait. À nouveau maîtresse de mes émotions, je dédie à la manager un sourire reconnaissant.

— D'accord.

— Bienvenue dans l'équipe, déclare-t-elle en me tendant la feuille de papier, laquelle a de fortes chances de terminer sa carrière en pluie de confettis à mon retour au bercail.

Je n'y peux rien si Barney adore ce genre de spectacle.

— Merci à vous, Kendra. Je ne vous décevrai pas, et je...

— Ok. Bonne soirée, Liv, coupe-t-elle, un brin moqueuse. À lundi.

Aussi légère que la plume, j'obéis sans discuter et quitte le Centre avec un enthousiasme nouveau. Hasard ou excuse du karma, le bus et moi arrivons à Keep's Road en même temps. Décidément, je suis en veine. Pour sûr, la soirée avec Alma et compagnie s'annonce sous les meilleurs auspices. Après tout, il s'agit de se détendre, non ? Passer un bon moment avec mon amie, écouter de la musique, découvrir Holden dans un cadre différent du N.S.H. Rien de compliqué.

Alma a dit vingt heures. En comptant mon trajet de retour, la promenade de Barney, la douche et le dilemme des cheveux fous, ça me laisse...

Merde !

Ce foutu Latino déteint sur moi !

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