Chapitre 2

  LIV

Lundi 28 mars 2016. 8H25.

Mais c'est pas vrai !

Coincée entre un vieil homme bedonnant, deux ados bardés de piercings et la vitre du bus, je rumine aigrement contre ma stupidité indécrottable. Dans mes écouteurs, la voix traînante de Billie Holiday contraste avec mes nerfs, qui surchauffent à chaque arrêt du véhicule. Si je ne me trompe pas, j'en ai encore pour deux stations avant Keep's Road. De là, il me faudra courir sur un gros kilomètre avant d'arriver à destination, sans parler de trouver le bon bureau. Bon sang, pas moyen que j'y arrive avant la demie...

Karma de merde.

J'étais pourtant dans les starting-blocks, hier soir. En bonne toquée, j'avais méticuleusement préparé mes fringues, répété mon speech de présentation, dîné léger et filé au lit de bonne heure, pour un sommeil qui se voulait long et réparateur.

Tu parles. J'ai fini en sueur et en larmes au pied du lit, recroquevillée contre un Barney rassurant quoique interloqué. Persuadée que ma nuit était foutue après deux heures d'insomnie, j'ai éteint mon réveil et lancé une compilation de Benny Goodman en attendant le matin. Évidemment, il a fallu que je ferme les yeux et...

Bon, il se magne, ce bus ?!

Prête à mordre, je consulte une énième fois l'horloge sur mon téléphone, et peste en voyant l'aiguille osciller alors que nous n'avons pas fait deux cents mètres. Je n'arrive pas à croire que je vais leur servir le sketch de la panne de réveil dès le premier jour... Coup dur pour ma ponctualité exemplaire !

Et s'ils prenaient mon retard pour un manque d'intérêt ? S'ils considéraient que, finalement, je ne méritais pas le poste et me jetaient dehors sans discussion ?

Ok, on se calme, bécasse. Ils ne peuvent pas te virer, puisque tu n'es pas encore embauchée...

Trois longues minutes plus tard, je grogne de soulagement lorsque le panneau de Keep's Road apparaît. Jouant grossièrement des coudes, je bondis hors de la limace ambulante et file sur NW15th Avenue. À l'aise dans la course, je ne me fais pourtant pas d'illusions sur le résultat, espérant juste, sans trop y croire, qu'on m'accordera un sursis si je radine dans les prochaines minutes. Je l'aurais mauvaise d'annoncer à Alma que son plan est tombé à l'eau à cause d'un cauchemar, sans compter qu'il me faut absolument un nouveau moyen de subsistance, maintenant que j'ai largué Paolo.

Le vieil homme n'a pas paru fâché que je le quitte du jour au lendemain. Quelque part, je crois qu'il n'attendait que ça. Que je fiche le camp pour ne pas devoir me mettre à la porte. J'admets qu'entre ma maladresse abyssale et mon anxiété chronique, je ne suis pas exactement la recrue idéale pour un fast-food.

Quand Alma m'a parlé d'un poste à pourvoir dans un centre social, je n'ai pas hésité longtemps. Si je suis novice dans le domaine, je compte bien faire mes preuves rapidement. J'aime l'idée de me rendre utile, même si c'est en tapant des compte-rendus à longueur de journée. De toute manière, je préfère largement me retrouver derrière un bureau qu'un comptoir de resto.

Le calme et l'isolement, plutôt que l'effervescence et la foule.

Après la laverie automatique, prendre à droite, et encore deux cents mètres...

À mesure que mes foulées me rapprochent du Newton Social Home, le trac m'envahit de plus belle. Pour la forme, je louche sur mon portable, et étouffe un juron en voyant la demie dépassée. Pressant l'allure, je me concentre sur la musique et me force à en marmonner les paroles dans l'espoir d'atténuer ma jauge de stress. Dents serrées oblige, je n'arrive qu'à éructer des borborygmes inintelligibles, et vu la trogne des deux personnes croisées, le rendu doit être épique.

De l'autre côté de la rue, le N.S.H. surgit soudain derrière un bâtiment en chantier. Profondément soulagée, je fonce vers les échafaudages, quand le crissement caractéristique de freins qu'on écrase me glace l'échine. Affolée, je pivote vers la Civic beige d'un autre âge stoppée en catastrophe à quelques centimètres de moi.

Oh. Bor. Del.

Le palpitant pulsant à plein régime, je fusille du regard le chauffard inconscient. Plutôt jeune, affublé d'une casquette noire et de lunettes de soleil, l'homme semble brailler des imprécations incendiaires à mon encontre. Billie encore dans les oreilles, je ne perçois de sa logorrhée fumante que « bigleuse » et « tarée ».

Estomaquée, j'expulse avec force l'air de mes poumons. Non mais sans blague ! Ce type manque de m'écraser, et c'est de ma faute ?!

Tic tac, Liv... Ton rendez-vous avec Walsh, tu t'en souviens ? C'est pas le moment pour un esclandre.

Réprimant l'envie furieuse de remballer dans les règles cet imbécile, je me contente d'un distingué doigt d'honneur avant de déguerpir vers le N.S.H. Composé en tout et pour tout d'une dizaine de chaises, d'une table recouverte de flyers en tout genre et de plusieurs plantes vertes, le hall d'accueil du bâtiment est désert. D'après les indications, je comprends que le Centre se divise en trois secteurs spécialisés : les femmes à droite, les mineurs à gauche, les expatriés à l'étage.

Les mains moites, je longe d'un pas vif le couloir de gauche déboulant sur une vaste pièce aux airs de salon d'attente et desservant plusieurs portes rigoureusement identiques, à l'exception de leurs porte-noms. Évidemment. Dépitée, j'avance vers la première pour en déchiffrer l'intitulé, quand elle s'ouvre sur une jeune femme à la mine fermée.

— Oui ? grogne-t-elle en me toisant de haut en bas.

— Je... Je cherche le bureau de Mrs. Walsh, s'il vous plaît.

— Vous êtes en avance.

Quoi ?!

— Euh, pardon ?

— Le Centre n'ouvre au public qu'à partir de neuf heures. D'ailleurs, ajoute-t-elle avec un sourire un poil surfait, vous vous êtes trompée d'aile, le secteur des femmes se situe de l'autre côté du hall.

Sciée, je guigne mon interlocutrice m'indiquer la sortie d'une main dextrement manucurée. Son impatience se devine sur son visage aux traits altiers, mais je ne réagis pas, trop stupéfiée pour esquisser le moindre geste. Trompée d'heure ? Trompée d'endroit ? Impossible... Je ne peux pas être aussi cruche, quand même ?!

Non, il y a forcément une erreur. J'ai fait répéter trois fois à Alma qu'il s'agissait bien du secteur des enfants, et pas celui des femmes. Je n'aurais jamais accepté la proposition si cela avait été le cas !

Sournoise, la panique répand une nouvelle montée d'adrénaline dans mes membres échauffés. À ce train-là, je vais claquer d'angoisse avant l'été.

Devant mon manque flagrant de coopération, la femme souffle d'agacement. Elle se contient, mais ce qui se planque derrière ce regard froid ne recèle pas des monceaux d'amabilité. Intraitable, elle me juge, pitoyable créature échevelée et transpirante, plantée stupidement au beau milieu de son domaine alors qu'elle-même, bouffie d'assurance et de classe, exige que je lui cède la place pour accomplir une mission digne de son rang. La prétention dans sa plus pure représentation.

Puis je percute la méprise. Cette pimbêche me prend pour une cliente.

Malgré le soin apporté au choix de ma tenue, il est évident que je n'ai pas ciblé le même niveau d'élégance qu'elle. Le bleu autrefois flamboyant de mon chemisier est désormais pastel et les petites étoiles cousues au bas de mon jean accusent un léger penchant kitsch. Je n'évoque pas mes tennis défraîchies à force d'être portées à longueur de journées, mon absence totale de maquillage ou ma tignasse tressée à la va-vite dans le bus. En clair, aucun argument valable pour lutter contre son joli tailleur ajusté et son brushing impeccable.

— Je crois que vous faites erreur... Je m'appelle Olivia Clarke, je suis là pour le poste d'employée de bureau.

— À ma connaissance, il n'y a pas de poste à pourvoir, ici.

D'accord, elle commence à me gonfler. Non contente de saboter mes efforts de socialisation, cette grognasse me fait par-dessus le marché perdre du temps que je n'ai pas. Prenant sur moi, j'active le mode hypocrite et lui dédie un sourire de façade.

— Et pourtant, me voilà ! J'ai rendez-vous avec Mrs. Walsh, vous pouvez me renseigner ? S'il vous plaît ? j'ajoute, plus froide.

Le sourcil arqué, l'inconnue se paye le culot de souffler – longuement – une seconde fois avant d'obtempérer. Se faufilant devant moi, elle s'avance jusqu'à la porte au bout du couloir, assène deux coups secs sur cette dernière et l'ouvre sans plus de cérémonie.

— Kendra ? Une certaine Olivia Clarke te réclame. Elle prétend qu'elle va travailler ici.

Merci pour l'intro, il ne fallait pas te donner tant de mal.

— Ah, génial ! s'exclame une voix féminine. Entre, Olivia !

Pas besoin d'insister, bien qu'avec miss Pimbêche dans l'encadrure de la porte, il faille me contorsionner pour pénétrer dans la pièce.

— Depuis quand on a besoin d'employé de bureau ? éructe l'aimable, que je n'inspire décidément pas.

Un léger sourire aux lèvres, Kendra ébauche un vague mouvement de tête.

— Pas toi, Erin, tu es parfaite, bien entendu... Olivia va travailler avec Holden. Autre chose ?

En une fraction de seconde, le regard de la dinde s'obscurcit. De méprisant, il devient haineux, comme si Holden constituait le mot de passe d'un tout autre niveau d'affront à son égard. Sans flancher, je soutiens son regard meurtrier d'un rictus narquois à souhait. Après tout, personne n'a précisé que je devais la jouer humble si tous les signaux étaient à mon avantage, et puisque moi, je suis loin d'être parfaite...

Lorsque la pimbêche referme la porte derrière elle, non sans m'envoyer au passage un dernier aperçu de sa bienveillance naturelle, l'anxiété reprend aussitôt ses droits sur mon corps. Fébrile, je me tourne vers la femme installée derrière le bureau. La petite quarantaine, les cheveux crépus tirés en arrière par un large bandeau, avenante. Son assurance tranquille, à des lieues de la supériorité hautaine d'Erin, inspire plutôt à la confiance.

— Bonjour, veuillez m'excuser pour le retard, j'ai eu un problème de transport et...

— Oh, je pense qu'Holden ne t'en tiendra pas rigueur, m'interrompt-elle avec un soupir las. D'autant qu'il n'a pas encore montré signe de vie, ce matin. Enfin, je ne te présente pas l'énergumène... Assieds-toi, s'il te plaît, ajoute-t-elle en m'indiquant le siège face à elle.

Intimidée, j'obtempère illico. Vraisemblablement, l'ami d'Alma a oublié de stipuler à sa cheffe qu'il ne connaissait pas mon nom il y a trois jours et que nous ne nous étions jamais rencontrés. Si le procédé me paraît hasardeux, je suppose qu'il vaut mieux jouer le jeu, au moins le temps d'accorder nos violons sur la suite.

Concentrée sur mon rôle, je sors de mon sac les papiers demandés samedi par Alma pendant que mon interlocutrice s'emploie à rattraper le temps perdu par miss Pimbêche.

— Bienvenue chez nous ! Je suis Kendra Walsh, la responsable de l'aile dédiée aux mineurs du Centre. C'est moi qui affecte les dossiers aux intervenants et coordonne les échanges avec les institutions supérieures. Le grand manitou de l'administration, en quelque sorte. Version fauchée, tu l'auras deviné.

Un sourire poli plaqué sur la figure, j'acquiesce en posant ma liasse de documents sur le bureau. Ce faisant, mon regard est irrésistiblement attiré par un stylo à bille coincé entre plusieurs feutres dans le porte-crayon en fer blanc. Hypnotisée par l'incroyable tête de licorne pailletée, j'en souligne amoureusement chaque contour, de la corne fluo à la crinière soyeuse, en écoutant le speech de présentation de ma nouvelle patronne.

Fondée il y a vingt ans par un certain Newton dans le but d'accompagner les populations vulnérables de Liberty City, l'association vivote grâce à plusieurs mécènes d'envergure, surtout basés à l'opposé de la ville, sur South Beach. Des nantis qui n'ont jamais manqué de rien et se gardent bien de frayer avec la plèbe en visitant leurs bonnes œuvres. S'il s'agissait au départ d'un simple foyer ouvert à tous, le N.S.H s'est vite développé pour proposer, en partenariat avec les Centres de Little Haïti et Overtown, un soutien plus adapté à chaque zone.

Bon sang, il me faut le même stylo !

— Le quartier ne compte que vingt mille habitants, mais c'est l'un des plus pauvres de Miami, avec un fort taux de criminalité. Les besoins sont énormes, dans tous les domaines, et certains intervenants n'arrivent plus à tout gérer de front. C'est le cas d'Holden, qui travaille surtout avec des adolescents et passe énormément de temps avec eux pour établir un lien de confiance. Ses méthodes ne sont pas protocolaires, mais il obtient des résultats incroyables et les... Si tu t'avises de lui répéter ça, je nierai tout en bloc, prévient-elle en plissant ses yeux sombres.

Amusée, j'opine du chef tandis qu'elle continue son laïus.

— Il a déjà dû t'en informer, ton rôle sera de l'épauler pour les tâches administratives. En clair, la saisie, le suivi et l'archivage des dossiers qui lui sont confiés. Évidemment, j'attends...

BLAM !

— Salut ! Je sais, je suis à la bourre !

Le palpitant frôlant la crise cardiaque, j'ai à peine le temps de bondir sur ma chaise que déjà, le nouveau venu apparaît dans mon champ de vision. Son jean du moins, lequel attire de suite mon attention sur un postérieur joliment rebondi, le genre à surclasser toutes les babioles à corne présentes dans la pièce.

Un brin timide, surtout très intéressé, mon regard glisse fugacement sur le tee-shirt sombre découvrant des avants-bras musclés et plusieurs bracelets de cuir au poignet gauche, avant de tiquer sur les banales lunettes de soleil retenues dans l'autre main.

Non. Je débloque. Dites-moi que je débloque.

Mue par une intuition dérangeante, je lève la tête pour lorgner celle de l'inconnu. Mat de peau, grand, large d'épaules, les traits réguliers malgré un je-ne-sais-quoi latent, il aurait pu se contenter d'être simplement séduisant, s'il n'y avait cette foutue casquette noire vissée sur le crâne pour me rappeler à quel point ce lundi commence mal.

Là, c'est même plus une affaire de karma.

Sidérée, je fixe ostensiblement Kendra tandis que le chauffard à la Civic pose sa besace au sol et s'affale à côté de moi. Il ne m'a pas encore reluquée, mais après le sketch de tout à l'heure, je doute qu'il encaisse la coïncidence sans broncher.

— Vous n'allez jamais le croire : ma bagnole a calé à cause d'une connasse qui m'a coupé la route ! affirme-t-il avant se tourner vers moi. Impossible de redém...

Rouge de confusion, j'essaie de disparaître à travers les reliefs argentés du stylo-licorne pendant que son regard reste obstinément braqué dans ma direction.

Non, tu ne m'as pas reconnue. Non, ce n'était pas moi. Arrête de me mater, putain !

— Bref, j'espère que cette idiote a eu la trouille de sa vie, susurre-t-il en guise de conclusion.

Stoïque en apparence, je manque de m'étouffer devant cet affront à peine dissimulé.

— Me dis pas que t'as laissé ta voiture dans le milieu de la rue..., commente la manager, blasée.

— Nan, j'me suis démerdé. Salut, Liv.

Zut.

Au pied du mur, j'abandonne cette traîtresse de licorne pour affronter le Latino à casquette. Immédiatement, l'éclat foudroyant de ses iris noisette me happe, conquérant. Loin d'enrager, le léger rictus inscrit à la commissure de ses lèvres indique que l'absurdité de la situation l'amuse beaucoup. Vexée, je n'arrive pourtant pas à me détacher de ce regard, à la fois curieux et insolent, qui me lorgne sans pudeur.

— Sul... hum, salut.

Alors là, bravo ! Ça, c'est de la grande com !

Pas dupe de mon embarras, Holden arque un sourcil moqueur, soit l'équivalent d'une fulgurante claque mentale dédiée à mon ego. Irritée, je me tourne délibérément vers la manager et rassemble tous mes neurones sur les informations relatives à mon travail énumérées en parcourant les quelques feuilles de mon dossier.

— Il manque ton extrait de casier judiciaire.

Parée à la remarque, j'acquiesce brièvement et déclare avec l'assurance des meilleures comédiennes :

— J'ai fait la demande samedi, je ne l'ai pas encore reçu.

— D'accord, pense à me le transmettre dès que tu l'auras.

Bien entendu. Dès que je serai devenue indispensable à la boîte.

— Tu ne parles pas espagnol ?

— Non. C'est un problème ?

— Dans une ville où plus des deux tiers de la population est hispanique, ce ne serait pas du luxe... Mais non, ce n'est pas un problème, poursuit-elle avec un sourire encourageant.

Le caquet rabattu, j'ose un regard en direction d'Holden, qui ne cache pas son plaisir à me voir pédaler dans la semoule. Piquée par un regain d'amour-propre, je lève les yeux au ciel et prends le parti de l'ignorer jusqu'à la fin de ce calvaire.

— Olivia, enfin, Liv, reprend la manager après un rapide coup d'œil à mon futur – foutu – binôme, est-ce que tu as une formation en bureautique, ou secrétariat ?

Et dire qu'Alma s'est fichue de moi quand j'ai suggéré de trafiquer mon CV...

— Non, mais je m'adapte facilement à un nouvel environnement de travail. Vous verrez que...

— Et tu n'as jamais travaillé dans un contexte d'aide sociale, maronne-t-elle, plus pour elle que pour moi.

Raah, mais achevez-moi !

— Holden..., soupire la manager, prête à l'invectiver pour son recrutement foireux.

Pas concerné le moins du monde, ce dernier croise les bras sur son torse et riposte, frondeur :

— Quoi ? Tu m'as donné carte blanche, non ? Liv s'en sortira très bien. D'ailleurs, on va s'y mettre tout de suite, ajoute-t-il à mon attention, parce que j'ai que la matinée à t'accorder.

Hum. Je ne m'attendais pas à une telle sortie, mais j'avoue que son intervention tombe à pic, voire s'apparente à un sauvetage en règle. Comme un automate, je saute de ma chaise et commence à le suivre, lorsque Kendra m'interpelle d'un ton sec. Statufiée sur le champ, je retiens mon souffle alors qu'elle enchaîne, plus mesurée :

— Il me faut ton extrait de casier judiciaire, ou je ne pourrais pas valider ton embauche. Entendu ?

À mi chemin entre la reconnaissance et l'appréhension, je hoche la tête avant de foncer rejoindre le Latino, déjà dans le couloir.

Entrevoyant la vague possibilité de remerciements pour m'avoir sauvé la mise, mon esprit revêche écarte l'hypothèse dès que l'imbécile se retourne vers moi.

— Quelle purge.

— Pardon ?

— Est-ce que toi aussi, tu as maudit Alma pendant ces cinq dernières minutes ? insiste-t-il.

Offusquée, j'envoie valser toutes mes résolutions et lui décoche un regard assassin.

— Sans déconner... J'imagine que tu ne comptes pas t'excuser, non plus ?!

— M'excuser ? s'étonne-t-il. De quoi ? D'avoir stoppé le massacre ?

— Pour m'avoir traitée de connasse et avoir failli m'écraser !

Voilà, il fallait que ça sorte.

À ma grande surprise, Holden éclate de rire. Un rire franc, aux notes graves et chaudes, qui désamorce, l'espace d'une seconde, la tension échauffant mes nerfs.

— Ah oui, ça... Ben, t'es toujours debout, non ? Ce qui, entre nous, relève d'un sacré coup de bol, parce que mes freins sont complètement à la rue !

— Qu... Tu te fiches de moi ?!

— Pas du tout, je les fais changer après-demain. Pour en revenir à tes revendications, je ne m'excuserai ni pour la frayeur dehors, ni pour l'insulte, parce que tu les as méritées. C'était carrément inconscient de traverser comme ça, surtout avec des écouteurs dans les oreilles. Si j'avais été moins attentif, t'aurais pu rater ton entretien d'une manière plus expéditive... D'ailleurs, ne te brûle pas la langue à me remercier, loue plutôt mon altruisme à toute épreuve ! raille-t-il en ôtant sa casquette pour la plaquer sur le torse.

Sa théâtralité me passant totalement au-dessus, je louche un instant sur les mèches brunes encadrant son visage avant de répliquer, aigre :

— Ton altruisme ou le besoin urgent d'une secrétaire ?

— Sans compter qu'Alma m'aurait démonté la tête si je t'avais recalée, renchérit-il, plus sérieux.

Fort probable. On ne refuse pas une faveur à Alma Hoffman sans en subir les conséquences désastreuses. J'ai essayé, l'année dernière. Je me suis défilée à un simple apéro de bienvenue. La rousse l'a pris pour une provocation et a descendu toute sa bouffe chez moi. À une heure du matin.

Une moue hautaine plaquée sur la figure, je désigne la porte devant laquelle nous sommes arrêtés.

— C'est ton bureau ?

Notre bureau, corrige-t-il, tout sourire. Surtout que tu vas y passer plus de temps que moi...

Ok, je n'aime pas du tout ce petit air réjoui. À croire que ce qu'il y a de l'autre côté l'oppresse tellement qu'il n'attendait que moi pour fuir. Suspicieuse, je me glisse entre la porte et lui pour entrer la première.

Stoppée net devant le foutoir intégral, j'échappe un juron, et retiens de justesse le suivant. Oh, mon dieu... Cet abruti se paye encore ma pomme. Ou il a été cambriolé. Ou il m'a téléportée dans un univers parallèle. Il est proprement impensable qu'une personne saine d'esprit puisse travailler dans un désordre pareil.

Partout, des classeurs, des chemises cartonnées, des piles de feuilles. Des murs tapissés de posters, à l'exception d'une ancienne armoire reconvertie en bibliothèque, pleine à craquer. Au fond, près de la fenêtre, un double bureau crie misère, encombré d'un bric-à-brac improbable. Un ordinateur, je peux l'admettre. Une imprimante, passe encore. Une caisse à outils, pourquoi ?!

Face à ma trogne ahurie, le Latino commente avec flegme :

— Alors ouais, j'ai bien pensé venir hier pour te déblayer un peu le bordel... Mais je ne pouvais pas me priver d'un tel spectacle !

Beaucoup trop fier de son petit effet, il ricane en zigzaguant à travers la pièce pour rejoindre le bureau. J'hallucine. Ce mec fout une zone pas possible dans son boui-boui, mais il a quand même la présence d'esprit de se dégager un chemin pour accéder à sa chaise.

Le silence retombe alors que je prends racine, encore sous le choc face au capharnaüm que je vais mettre trois mois à réorganiser, si mon binôme ne m'enterre pas sous les montagnes de paperasse avant.

— Le mot que tu cherches est « bordélique ». Je plaide coupable, et en plus, c'est pas mon seul défaut, crâne-t-il en se basculant sur le dossier de son siège, la casquette de nouveau vissée sur la tête.

— T'essaies de me détendre, là ?

— J'avoue que tu me fais pitié, plantée comme ça.

— Mille excuses, je cherche où poser les pieds.

— Je vois ça. J'te baliserais bien le parcours, mais comme t'es pas fichue de rester sur un simple trottoir...

— Et en plus, c'est pas mon seul défaut ! je le singe, caustique. J'essaie de visualiser une trajectoire sûre dans ce fourbi, tu permets ? Au passage, si t'es pas capable de contenir ta rancune, tu peux t'étouffer avec, vu ?

Naturelle, la répartie a fusé avant que je ne réfléchisse. Preuve, s'il en est, que son manège commence à obtenir l'effet escompté. Ou pas. L'angoisse me fait dire de grosses conneries, aussi. Quoi qu'il en soit, après ma prestation désolante dans le bureau de Kendra, je ne dois pas laisser mon binôme croire qu'il peut me malmener à sa guise. Je suis bonne poire, mais à trop me chercher, on finit par me trouver.

Et regretter.

Cependant, après deux secondes et demie de stupéfaction pure, le visage rayonnant de malice du brun tend plutôt à la satisfaction.

— Aaah, je commence à piger ce qu'Alma insinuait sur l'humour... Allez, jeune inconsciente, mets-toi à l'aise ! Et j'te conseille de prendre des notes, il y a un peu de boulot...

***


La matinée a filé plus vite que je ne le craignais. Holden m'a déniché un ordinateur qui prenait la poussière dans la remise – j'ai compris pourquoi avant même qu'il ne l'allume – et s'est ingénié à m'expliquer, dossier lambda à l'appui, les différentes phases de travail. Ce boulot promet d'être fastidieux, mais rien d'insurmontable, moyennant que je barricade mon empathie dans un coin reculé de mon cerveau.

Parfait.

Malgré notre démarrage foireux, le contact avec le Latino s'avère facile. Si j'avais quelques appréhensions à l'idée de bosser avec un inconnu, je dois admettre qu'il m'a rapidement mise à l'aise, alternant réflexions inspirées sur tout et n'importe quoi – surtout n'importe quoi, en fait – et rebonds pertinents face à mes innombrables questions. Avantage bonus, et non des moindres : il n'est pas désagréable à reluquer, et j'ai eu tout le loisir de combler mes rétines pendant les trois heures de brief. Après quoi, monsieur s'est enfui, non sans râler qu'il était en retard, pour déjeuner avec un de ses protégés.

D'abord tentée de rejoindre la salle de pause et me présenter aux intervenants du secteur, j'ai changé d'idée en me rappelant que miss Pimbêche entrait dans l'équation et me suis résolue à sauter le repas pour aujourd'hui. Demain, j'emmènerai de quoi déjeuner sur place. De toute façon, je voulais me rattraper auprès de Kendra le plus rapidement possible.

À grand renfort de soupirs excédés, sous les encouragements suaves des indétrônables Ella et Louis, j'ai commencé par défricher les liasses de documents à même le bureau, comme ordonné par mon binôme. Apparemment, le plus urgent n'est pas de rendre la zone décente, mais de s'occuper des dossiers en cours. À mesure que je classais les feuilles par piles nominatives, le semblant d'ordre obtenu a rassuré mon anxiété latente, et c'est en fredonnant les paroles de Isn't this a lovely day ? que je me suis plongée dans le traitement de mon premier dossier en solo. Les heures ont défilé, les insultes envers Holden et ses pattes de mouche ont fusé, mon entrain s'est effrité au fil des malheurs retranscrits à l'écran, mais ma détermination n'a pas flanché.

Comme prévu, le travailleur social ne s'est pas représenté au bureau de l'après-midi, mais nous avons continué à échanger par textos quand j'en avais besoin. Butée, j'ai fait fi de ses deux exhortations à rentrer chez moi afin d'achever le dernier compte-rendu d'entretien de l'attachant Teddy et le déposer, sérieuse comme un pape, devant une manager – très – agréablement surprise.

À présent que le bus me ramène à Allapattah, libérée des tensions qui m'ont maintenue en alerte toute la journée, j'observe comme à mon habitude les différents profils qui m'entourent, cherchant parmi les visages, les attitudes, les expressions, des bribes de renseignements qui alimenteraient mon besoin dévorant d'évasion. Cette vieille dame à la démarche claudicante, par exemple. Sèche, ridée, l'air sévère sous son chapeau fleuri, elle me fait l'effet d'une vieille fille ruminant depuis plusieurs décennies la trahison d'un amour de jeunesse.

J'ai conscience de la puérilité de la chose, mais je ne peux pas m'en empêcher. Du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours éprouvé cette volonté d'échapper à la réalité, d'inventer un monde qui me serait propre et où personne ne pourrait m'atteindre. Plus qu'une lubie, c'était une nécessité.

Fourbue, je m'extirpe du bus avec la grâce d'un cachalot et grimpe d'un pas pesant les quatre étages menant à mon appartement. Je n'ai qu'une envie : ôter mes chaussures, m'avachir sur mon lit et ronfler jusqu'à mercredi.

Programme court-circuité au moment où je passe la porte, alpaguée par un coloc plus qu'enthousiaste de mon retour.

— Hey, boule de poils. T'as passé une bonne journée ?

Pour toute réponse, l'intéressé émet un râle indistinct suivi d'un grognement plaintif.

— Ouais, pareil, je déclare en étouffant un bâillement.

Les stores encore baissés de la nuit précédente, j'avance au radar jusqu'à ma chambre. Quand le plafonnier s'allume, j'esquisse une faible grimace devant la vision du lit défait avant de tomber de tout mon long sur le matelas. Il y a un temps pour jouer les maniaques, et un autre pour récupérer.

Après une longue minute à écouter le silence et sombrer peu à peu dans le néant, le matelas s'enfonce davantage. Hasardant un œil vitreux, déjà lourd de sommeil, je découvre une truffe noire postée à cinq centimètres de mon visage. Comme une litanie silencieuse, aussi apaisante qu'importune, le souffle chaud de son propriétaire s'abat sur moi à intervalles réguliers. D'une pichenette amicale, je repousse mon compagnon à quatre pattes et me tourne de l'autre côté du lit.

Naturellement, Barney revient rapidement dans mon champ de vision, réclamant d'un insistant coup de tête son lot de caresses journalières. Amusée, je réfrène l'envie de me glisser sous la couette et m'assieds en tailleur.

─ Tu peux être fier de moi, j'ai assuré à mon nouveau job.

Diligent, le berger australien penche la tête sur le côté, comme pour m'encourager à développer. La frime incarnée, j'en fais des caisses en lui rapportant par le menu cette journée riche en émotions. J'en suis à mon échange tendu avec miss Pimbêche, quand une brève sonnerie interrompt la séance de câlins. Avant même de lire son nom sur l'écran, l'image de ma pétulante voisine du dessus m'arrache un sourire.

ALMA
[ Salut, Cocotte ! Aloooors, cette journée ?? Pas trop rincée ? Holden a été cool avec toi ? Je suis déjà au boulot, mais je te kidnappe pour déjeuner demain midi, je veux TOUT savoir ! Des bisous ! ]

Rincée ? Après quatre heures à osciller entre l'écran et l'écriture illisible de mon binôme, j'ai l'impression d'avoir suicidé mes rétines. Et je dois encore sortir Barney, sans quoi la peluche risque de péter les plombs, après une journée enfermée dans la semi-pénombre.

Quant à Holden... Mmh.

Malgré la terreur de mon emplafonnement manqué, les petites réflexions assassines couplées à un humour douteux et un bordélisme affligeant, j'admets avoir passé une agréable matinée en compagnie du brun. Je ne lui ai pas dit que le dossier de Teddy était bouclé, j'ai envie de voir sa tête quand il l'apprendra, demain matin.

Sans vraiment réfléchir, je fais défiler les quelques messages échangés tout à l'heure. Tantôt formelles, tantôt taquines, ses réponses ne se sont jamais fait attendre. Stupide, je ricane en relisant certaines remarques, et grogne face à une pique que je n'avais pas décelée à la première lecture. Lentement, mes doigts pianotent une tirade éloquente sur son foutage de gueule intempestif, avant de lui demander ce qu'il fait. À cette heure, il est probablement rentré chez lui.

Mais alors que je m'apprête à envoyer le message, un sursaut de lucidité me retient d'aller jusqu'au bout.

Une question personnelle ? Tu veux vraiment t'aventurer sur ce terrain ?

Ivre de caresses, le berger australien se presse davantage contre mon flanc, m'insufflant, outre sa chaleur, une tendresse bienvenue. Depuis ce soir d'hiver où je l'ai trouvé dans un fossé, squelettique et terrorisé, ce chien me voue une adoration sans borne. J'ignore les sévices qu'il a endurés, et honnêtement, je préfère ne pas savoir. Nous nous sommes trouvés, tout simplement. À la fois clown, bouillotte et doudou, Barney est mon roc. Sans lui, je me serais laissé sombrer depuis longtemps.

À contrecœur, j'efface une à une les lettres du message et glisse le portable dans ma poche. Insidieuses, des images cherchent à s'imposer dans mon esprit, avant d'être chassées d'un brusque coup de museau. Rappelée à l'ordre, j'échappe un faible sourire en grattant la tête de mon meilleur ami poilu.

─ Ils nous ont bien amochés, hein...

Attentif, mon compagnon me fixe en silence. Qu'il comprenne ou pas, il ressent la mélancolie qui m'étreint à chaque fois que je rêvasse trop longtemps.

─ Allez, boule de poils, ramène ta fraise. Faut qu'on se vide la tête.

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