Mezzo forte

Le ciel, couleur d'un crépuscule améthyste, se teinte de volatiles à écailles oranges qui se rapprochent dangereusement de nos comparses. Leurs cris stridents détonnent soudain comme une fausse note dans ce décor idyllique.

< Suis-je en train de rêver ?
> Ils se dirigent vers nous, hurle Robin. Courez !

Le quatuor s'enfonce dans la jungle épaisse sans attendre. Leur cavalcade rythmée par le tam-tam effréné de leurs pas, les battements de cœur de Laly se mettent rapidement au diapason de la forêt. Forêt, désormais aussi effrayée que nos amis, et dont le désarroi pulse jusque dans ses racines. La jeune femme halète au milieu des branches tremblantes. Peu habituée à tant d'exercice physique, le groupe la distance. Elle accélère toujours plus. Ses vêtements accrochent les ronces. Sa cheville se tord. Elle tombe lourdement sur le tapis de feuilles. Une vive douleur l'empêche de se relever, mais une main salvatrice la soulève et son regard croise celui de Paulin.

< Ça va aller ?
— Oui, merci.

Soutenue par l'étudiant, elle progresse difficilement jusqu'à ce que la musique paniquée des volatiles s'estompe.
À l'abri d'un chêne, les jumeaux examinent sa blessure.

> C'est sans doute une foulure.
< Ça te fait mal dans quelle mesure ?
— Faisons halte un moment, ment ! La tempête ne semble pas empirer, pirer !

Que tu crois !

À peine finit-elle sa phrase qu'un tremblement de terre secoue le groupe encore essoufflé.

< Que se passe-t-il ?
> On a semé les volatiles.
— Laly, que sens-tu, tu ?
— Vous n'entendez toujours rien ? Comment est-ce possible ? grimace la professeure. J'ai l'impression que l'univers entier me crie sa détresse. Il joue maintenant une mélodie funeste.

La forêt, devenue jungle tropicale, parle un langage étrange que Laly ne parvient pas à cerner. Cependant, elle ressent dans ses entrailles que leur présence en ces lieux n'est plus désirée. Une beuglante hostile émane de cette flore opulante.
La nature met un point d'orgue à confirmer ses pensées lorsque le ciel se couvre de nuages noirs et déchaîne sur eux un vent glacial.

— Nous devons nous abriter, té ! presse Cassy en consultant la carte. Il y a des grottes plus loin. Nous pourrons y passer la nuit en sécurité, rité !
> Laly a besoin d'être soignée.
< Tu parviendras à continuer ?
— Je pense y arriver, affirme Laly en tentant de se lever.

Claudiquant sur le sentier, la jeune femme peut compter sur Paulin qui lui sert de béquille.

J'obéis à chaque signe de ma partition, mais ces petits jeunes commencent à me faire de la peine.

Très vite, un déluge s'abat sur eux, les obligeant à progresser à l’aveugle. Les branches aiguisées leur barrent la route, les feuilles les fouettent, les ronces les retiennent. L'univers leur crie de rebrousser chemin. Or main dans la main, aucun d'eux ne lâche leur point de mire.

< Vous croyez qu'on va tenir encore longtemps ? hurle Paulin, pour couvrir le vacarme qui trompette.
> Nous y serons dans un instant, répond son frère, au diapason.

Ils sont surprenants de témérité. Ils ont bien mérité un peu de répit. J'ouvre les bras.

Au même moment, le tintamarre diminue, les fourrés s'écartent et une clairière dévoile l'entrée tant attendue. La gueule béante de la grotte apparaît après une heure de marche laborieuse. L'abri salvateur n'offre qu'un conduit étroit propice aux rapprochements. Ainsi, trouvant du réconfort auprès du foyer, une fois les estomacs repus et les plaies soignées, les nerfs se détendent et les amis se laissent aller à la confidence :
> Lorsqu'on était enfant, nos parents nous emmenaient souvent pêcher au lac. On se réunissait autour d'un feu comme celui-ci, le soir.
< Et si on faisait pareil, et qu'on se racontait nos histoires ?
— Laly, tu es celle que l'on connaît le moins. Parle-nous un peu de toi, toi !
— Il n'y a guère à dire de passionnant. Je mène une vie des plus normales. Je suis seule depuis longtemps. Mes parents n'étaient jamais vraiment présents. Mon ouïe particulière m'a rapidement coupée du monde. Les hommes sont trop pudiques pour exposer leur musique et trop égoïstes pour écouter la mienne. C'est votre groupe qui est intrigant. Depuis quand chantez-vous en band ?
> On a tous les trois perdu nos parents très jeunes. Nous nous sommes rapprochés pour nous en sortir plus facilement.
< N'y a-t-il rien de pire que de devoir survivre à l'isolement ?
— Je suis désolée pour vous, s'attriste Laly. Ça a dû être très dur.
— Ce n'est pas l'enfance idéale, c'est certain, tin ! Mais le drame nous a réunis pour transformer la peine en bonheur. Si c'était à refaire, je ne changerais rien, rien !
> Tu frissonnes. Tiens, prends.

Robin sort une couverture de son sac et la dépose sur les épaules de Cassy. Laissant son bras autour d'elle, celle-ci en profite pour se blottir contre son torse. Laly, qui n'a jamais assisté à ce genre de démonstration en public, se montre curieuse :
— Êtes-vous en couple ?

Le duo s'indigne.

— On ne se pose pas cette question, stion !
> On aime être ensemble, souvent. On se déteste, parfois. On partage, on apprend, on échange.
< Ça fait des années que ça traîne. Vous n'avez pas envie que cela change ?
— Ça ne concerne que nous. On le vit très bien, hein ! Nous, on se comprend, si ce n'est pas le cas des autres, tant mieux, eux !
— Vous avez raison, appuie Laly. Si votre vie vous convient ainsi, c'est l'essentiel.
— Et si la légende dit vrai, on n’aura plus l'occasion d'en juger, de toute façon, son !
< Tu penses que la fin du monde est à deux pas ?
> Non. Parce qu'ensemble, on va régler tout ça.

Le fil de l'amitié se resserre autour de nos compagnons et Laly se sent, une fois de plus, emportée par ce tourbillon de bien-être dont elle ignorait l'existence la veille encore. Elle se demande alors pourquoi le monde a renoncé à ce don de la nature. À quel moment la communication s'est-elle éteinte ? Et si, justement, le problème venait de cet individualisme ambiant, de l'absence d'écoute et de partage ? Et s'il suffisait de prouver au chef d'orchestre qu’il subsiste un peu de bon chez l'être humain ?
Le groupe s'endort avec espoir, fort de ce lien qui les unit, et à l'instant où Laly ferme les yeux, sa musique intérieure joue avec clarté un hymne à leur future victoire.

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