Fortissimo
Lorsque Laly et ses compagnons posent un pied fébrile sur le sable, il leur semble que cela fait des semaines qu'ils n'ont pas foulé la terre ferme. Les muscles sont endoloris, les membres engourdis, mais leur hardiesse n'a pas pâti des épreuves qui se sont imposées à eux.
Pour recouvrer des forces, ils se repaissent de noix de coco et de son eau, nectar divin, source de vie, puis repartent à la chasse au Chef d'orchestre.
Le dénouement est proche.
La montagne au centre de l'île est visible depuis la plage.
Paulin s'inquiète :
< Est-ce normal qu'elle fume autant qu'un volcan ?
> Il ne crache rien. Cela n'est pas bien menaçant.
— La montagne de Fa est ainsi depuis la nuit des temps, ten ! La légende dit que de ses vapeurs jaillissent les notes originelles. Il nous faudra entrer dans ses profondeurs par son cœur pour trouver son créateur, teur !
< Tu veux dire qu'on doit passer par le cratère ?
> Ce n'est pas là une mince affaire.
— Si le Chef d'orchestre vit là, il ne doit pas y avoir de lave dans le conduit.
> Je valide la théorie de Laly.
< Alors qui suis-je pour donner mon avis ?
— C'est par ici, ici !
La colonne de fumée s'épaissit de plus belle à mesure qu'ils progressent sur le flanc de la montagne. La côte devient abrupte, les prises glissantes. Les forces viennent à manquer.
Je bats la mesure, sans entrain, d'une rengaine qui se répète un peu trop à mon goût. J'aimerais les aider, encore une fois.
Le chœur du volcan s'époumone jusqu'à en perdre haleine. La poussière de cendres tournoie pour former un ouragan dont l'œil fixe ardemment les quatre comparses.
> Ça ne sert à rien. On n'atteindra jamais l'entrée. Le vent souffle trop fort.
Robin s'agrippe à la souche d'une racine, peinant à garder les pieds au sol, tant la tempête fait rage. Paulin, dans la même position, ne s'avoue pas vaincu :
< Nous n'allons pas abandonner maintenant ? N'y a-t-il pas moyen d'avancer encore ?
— Il faut réussir à atteindre le sommet, mais je ne vois aucune prise où s'accrocher, ché !
Leur destin semble scellé. Ils n'accéderont jamais à l'entrée. À moins que… une petite improvisation est toujours possible. Ce ne serait pas la première fois. Je vais juste un peu plus pousser.
Je me concentre et agite ma baguette.
La fumée se disperse en filets tentaculaires et s'enroule autour de la taille des aventuriers, sur le point d'abandonner. D'apparence menaçante, le bras entourant Laly émet une mélodie rassurante. La délicatesse de ces notes la met en confiance.
— Il faut lâcher prise, crie Laly à ses amis.
— T'es pas folle ? On va périr ici, si !
Ignorant l'avertissement de Cassy, la jeune femme desserre ses doigts de ceux de Paulin qui la maintenaient fermement, et se laisse transporter par le courant jusqu'à l'ouverture qui s'enfonce dans la roche. À l'abri de l'ouragan, elle fait signe à ses compagnons de la rejoindre. Chacun parvient à destination à sa façon. Cassy tambourinant sur l'appendice, Paulin s'interrogeant sur cette sorcellerie, Robin analysant son concept. Mais tous sont saufs.
< Vous croyez que le Chef d'orchestre y est pour quelque chose ?
> En tout cas, moi, j'ai ma dose !
— J'ai l'impression qu'il se joue de nous depuis le début. Nous sommes de simples pantins qu'il utilise pour donner forme à sa folie.
~ C'est donc là l'image que tu as de moi ?
Ma voix rugit des profondeurs du volcan et fige tout le monde dans son élan.
— C'est lui !
Laly est perplexe. Elle a déjà entendu ce timbre, mais il y a plus important à s'inquiéter pour le moment.
< Comment allons-nous descendre ?
> J'ai pris une corde à laquelle nous suspendre.
Bien que n'étant pas entraînés au rappel, les amis se félicitent d'avoir touché le fond sains et saufs, mais la liesse retombe vite face à la dernière étape qui se profile au bout de ce couloir sombre et humide : se confronter au personnage principal de l'histoire.
Se confronter à moi.
~ Approchez.
— Cette voix…
Cette fois, Laly en est convaincue, elle l'a déjà entendu, mais d'une résonance moins… fantomatique.
~ N'ayez crainte.
— C'est celle de… père Basson, son !
< Le père Basson est avec le Chef d'orchestre ?
> Le père Basson est avec le Chef d'orchestre !
— Le père Basson EST le Chef d'orchestre.
~ BRAVO ! Je savais que vous me perceriez à jour.
Quatre silhouettes se profilent dans mon antre et le groupe n'en mène pas large devant ma prestance. Je les comprends. Il est vrai qu'un charisme tel que le mien, lorsqu'il n'est pas grimé en humain quelconque, impressionne toute âme qui le croise. Une immense carrure minuscule, à la fois palpable et vaporeuse. Les cheveux brun doré. Une peau au hâle livide. Les yeux d'une sombre clarté. Une apparence qui interpelle, car elle épouse l'image que chacun veut bien lui prêter, changeante, bien qu'intemporelle.
~ Je vous attendais, mes amis.
~ Bienvenue dans mon humble logis.
< Mes amis ? Vous nous attendiez ?
> Évidemment. C'est lui qui nous a envoyés.
~ Désolé pour les tourments qui vous ont accablés.
~ Je vous avais prévenu que la route ne serait pas aisée.
— Maître Basson, pourquoi ne m'avoir rien dit, dis ? Je ne comprends pas. Pourquoi nous entraîner jusqu'ici, alors qu'on se parlait tous les jours à la fac, hac ?
~ Parce qu'à l'université,
~ Je devais demeurer discret.
~ J'étais là pour vous étudier.
~ Il m'a fallu vous évaluer,
~ Avant d'engager le dernier couplet.
— Nous tester ? Tout ceci n'est donc qu'un jeu pour vous ? Nous avons failli mourir plus d'une fois, s'indigne Laly.
~ Hélas ! Ce n'est pas moi qui écris les notes, mais le Compositeur.
~ Je ne suis que la modeste main qui les exécute.
~ Mais je vous ai aidé dans ce tumulte.
~ En envoyant des signes salvateurs.
Face à l'incrédulité de mes invités, je ne vois d'autre solution que de tout leur expliquer :
~ Prenez une chaise.
~ Le chemin pour parvenir jusqu'ici est des plus éprouvant.
~ Une fois à votre aise,
~ Je vous apprendrai pourquoi il ne pouvait en être autrement.
Les amis s'exécutent. Je pose ma baguette en suspension et le cantilène se met en sourdine. Il n'est désormais plus utile de garder mon accent de basson. Je continue donc mon oratorio avec le phrasé à mon image :
》Vous êtes parmi les rares à avoir découvert que la légende n'en est pas une. Le Chef d'orchestre existe vraiment et la musique originelle aussi. Seulement, vous ne connaissez pas toute l'histoire.
》Tous les trois mille ans, l'opus s'achève, entraînant avec elle la fin du monde.
< La fin du monde ?
> La fin du monde !
》La fin du monde. Puis le premier arpège retentit à nouveau, l'univers renaît et la vie reprend son cours. Et inexorablement, l'humanité se perd dans son ignorance et laisse le destin se reproduire, encore et encore.
》 Je suis fatigué de tout cela.
— Si tel est le cas, cela signifie que l'ultime accord est proche. Quel est notre rôle dans cette partition ?
》Je vous ai sélectionné parce que vous aviez toutes les qualités pour mener à bien cette mission et me trouver dans cet endroit si isolé.
》Cassy pour ton savoir, les jumeaux pour votre curiosité et votre déduction.
》Quant à toi, Laly, j'ai longuement cherché quelqu'un d'aussi sensible que toi, mais tu surpasses de loin toutes mes espérances.
< Que pouvons-nous faire ?
> De solutions, je n'en vois guère.
— Vous souhaitez que l'on prenne les commandes et que l'on persuade le Compositeur de continuer sa musique, hic ! Vous voulez laisser une chance à l'humanité, nité !
》Je suis ravi de constater que je ne t'ai pas choisi pour rien, Cassy. Mais je n'en ai jamais douté.
》De tous mes élèves, tu es la plus érudite.
》Mais tu omets un détail…
》Dans cette société où jadis, chacun vivait en harmonie, aujourd'hui, plus personne ne s'écoute. Tout n'est que vacarme et désolation. Son œuvre composée avec tant d'ardeur n'est plus qu'un amas de notes insignifiantes dans une cacophonie toujours plus désordonnée. Dès qu'Il estime que le monde s'est suffisamment mené à sa perte, Il me condamne à recommencer éternellement le même concert. L'homme s'inflige sa peine tout seul, et la mienne, par la même occasion.
Je pivote vers la paroi de la grotte où les nombreuses cheminées du volcan forment un orgue naturel absolument parfait et j'aperçois à travers les volutes de fumée, le ciel irisé que j'aime tant regarder.
Depuis des millénaires, je passe le plus clair de mon temps dans l'ombre, mais quand vient l'interlude, je monte à la surface et me mêle à la foule. Par curiosité, au début. Je voulais palper ce monde que je m’échine à faire tourner. Puis j'ai commencé à en apprécier ses saveurs. J'ai pris goût à ce semblant d'humanité malgré tous les travers qui la remplissent et qui révulsent le Compositeur.
J’effleure ma baguette du bout des doigts et mon cœur se serre à l'idée que tout s'achève bientôt d'une façon ou d'une autre. Peu importe l'issue, ma décision est prise depuis longtemps.
》Comme je vous l'ai expliqué, je suis las de tout cela.
》Mon rôle se termine ici et maintenant.
Je plonge mon regard dans celui de Laly et lui exprime toute ma reconnaissance avant même de lui avouer en quoi consiste le sien, car je suis certain qu'elle lit en moi plus qu'en mes mots.
— Vous attendez de nous que l'on convainque le Compositeur de vous rendre votre liberté.
Mes lèvres s'étirent légèrement pour s'arquer d'un dessin qu'elles n'avaient encore jamais tracé.
Je souris. Quelle sensation étrange !
— Maître, si on réussit, qui contrôlera la symphonie ?
> Il faudrait quelqu'un de fiable à sa tête.
< Qui pourrait hériter de votre baguette ?
Autant d'interventions qui ne me font pas ciller. Je garde mes yeux plantés dans ceux de Laly et c'est elle qui annonce la finalité de mon plan si finement orchestré.
— Moi.
Le cantique s'arrête et un silence d'outre-tombe recouvre la grotte de sa vibration si particulière qu'elle glace les veines.
< Non ! Que va-t-il advenir d'elle ?
> Elle deviendra à son tour éternelle.
< Nous ne la reverrons plus, tu penses ?
> Ce sera compliqué de venir pour les vacances !
< Laly, tu ne vas pas accepter ?
> Ce n'est pas à toi de décider.
Laly réfléchit un moment, s'avance au centre de la pièce et en observe chaque aspérité avant de prendre une profonde inspiration.
— Comment fait-on ?
— Laly, tu n'es pas obligée de te sacrifier, fier !
— C'est vrai. Cependant, le Chef d'orchestre ne m'a sûrement pas choisie par hasard. Je pense que ça a toujours été mon destin. Je n'ai jamais trouvé ma place dans ce monde, et maintenant que je suis ici, j'ai l'impression que je suis née pour ce rôle. C'est grâce à vous trois. Votre soutien, votre amitié m'ont transcendés. Vous êtes les premiers à m'avoir écouté et à avoir cru en moi. Je suis convaincue qu'on réussira à franchir le dernier obstacle tous ensemble, parce que c'est ce qu'on fait toujours.
Face à ce discours et son attitude décidée, face au disque qui tourne et aux notes qui défilent, le trio ne cherche pas à discuter.
— On ne se connait pas depuis longtemps, mais je suis honorée de t'avoir rencontrée. J'admire ton courage, rage !
< Es-tu sûre de ton choix ?
> C'est certain que tu nous manqueras.
Après des étreintes dignes d'un adieu, Laly se tourne vers moi, résignée malgré ses yeux humides :
— Indiquez-nous la marche à suivre.
》Lorsque vous toucherez la baguette, vous serez instantanément en contact avec Lui. Il vous suffira de clore les paupières et de lui montrer votre vraie nature.
》Restez unis, tous les quatre. Il lira en vous et prendra Sa décision.
< C'est tout ?
> C'est fou !
— C'est aussi simple que cela, là ?
— J'ai du mal à y croire.
》Le plus effrayant est à venir, c'est vrai. Mais faites-moi confiance, vous ne risquez rien si vous êtes vraiment soudés.
Il vaut mieux ne pas tout leur dire. Parfois, l'ignorance est préférable.
Le trio se rassemble autour de Laly et s'agrippe à son épaule tandis qu'elle lève le bras vers la baguette flottant devant elle. Je déglutis péniblement. Ses doigts tremblants ne sont plus qu'à quelques centimètres du bois sculpté. À peine sa peau entre en contact avec ses rainures qu'une onde sonore se propage dans la pièce. L'orgue se met à rugir de tout son cor. Il est là. Le Compositeur écoute. Il sait que ce n'est pas ma voix.
》Laissez votre instrument s'exprimer. Il vous entend.
La terre tremble, le vent tournoie. Tout est prêt pour le final. Des millénaires que je joue cette symphonie et accompagne chaque note de vie avec la plus grande attention, pour enfin assister à son dénouement. Laly agite compulsivement la baguette. Ses gestes sont doux, harmonieux. Sa variation est divine.
Pour une fois spectateur des ultimes accords de la partition, j’observe l'univers se distendre et se déployer dans chaque recoin de l'espace. Il se voûte et se gondole à travers le temps. Se contorsionne et s’éparpille jusqu'au bout de l'infini.
L'orchestre rugit son apothéose. Son écho rayonne au firmament.
Une lumière plus intense que tous les soleils réunis jaillit à la croche finale. Un éclair de feu embrase le Rien sur un la mineur avant de se rétracter sur lui-même. La note s'éteint, avalant avec elle la dernière lueur.
Le Tout n'est plus que le néant.
* Silence *
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