vingt-deux // parias

Hold On, Angus & Julia Stone

— Est-ce qu'on se connaissait dans une vie antérieure, monsieur Goldman? Parce que votre tête me dit quelque chose.

C'est ainsi que le sergent Perry Gahalowood accueillit les deux écrivains après qu'ils lui eurent appris la raison de leur visite. Ils avaient essayé de s'expliquer avec la réceptionniste et un policier qui passait par là, sans succès. Alors Marcus avait joué son joker, et les voilà tous deux dans le bureau du fameux Gahalowood, Afro-américain costaux et bourru qui venait de refermer avec soin sa boîte de beignets frais. Il tenait à la main un gobelet de café fumant.

Debout devant son bureau — ils n'avaient pas été invités à prendre place sur les chaises en plastique devant eux —, Marcus et Harry parlementaient avec le drôle de personnage afin d'obtenir un entretien, aussi court soit-il, avec les trois gamins responsables du drame sur la plage d'Aurora. Hélas, les choses ne se passaient pas aussi bien qu'ils ne l'avaient escompté.

À la question posée, Marcus tenta l'humour :

— Vous croyez donc aux vies antérieures, sergent? Intéressant.

— Ne dites pas n'importe quoi, voulez-vous? D'ailleurs, je viens de vous replacer. Vous êtes le jeune écrivain à succès, c'est ça?

Comme il lui confirmait la chose, il se mit à râler en long, en large et en travers sur le célèbre Marcus Goldman que sa femme idôlatrait depuis des mois.

— Je n'aime pas les écrivains. Dans les films, ils s'incrustent toujours dans les enquêtes comme si tout leur appartenait, bref ils emmerdent tout le monde. Évidemment, ça plaît aux femmes, mais bon... Vous, vous êtes homosexuel.

— Ne vous inquiétez pas, sergent, je ne vous sauterai pas dessus. Vous n'êtes vraiment pas de mon goût.

Gahalowood faillit s'étouffer avec son café tandis que Marcus lui souriait de toutes ses dents. L'homme se fâchait à un rien, c'était trop facile. Et trop tentant. Harry, clairement moins immature que lui, les ramena à l'ordre d'une voix autoritaire :

— Bref, c'est justement ce pourquoi nous sommes ici, sergent. En raison de sa soi-disant différence, Marcus ici présent s'est fait battre par les trois jeunes hommes que nous aimerions rencontrer aujourd'hui. Si c'est possible, bien entendu.

— Rappelez-moi votre nom, à vous?

— Harry Quebert.

Gahalowood le dévisagea avant de s'exclamer :

— Quebert, l'écrivain? Oh mais bien sûr, on parle aussi de vous dans les journaux, avec la théorie Marcus Gold Digger... Je demande ça pour ma femme, c'est vrai que notre jeune ami ici présent couche avec vous pour votre argent?

Marcus, les poings serrés, s'apprêtait à dire à remettre à sa place le très malotru Gahalowood, mais Harry lui coupa l'herbe sous le pied :

— Sergent, je sais qu'ici, ce n'est pas Boston ou New York, mais aux dernières nouvelles, on traitait les concitoyens qui passaient au poste de police avec un peu plus de respect.

L'homme leva les mains en l'air en signe de paix.

— J'étais juste curieux. Je ne déteste pas les homosexuels et autres minorités de ce pays. Figurez-vous qu'aux yeux de quelques débiles, je fais encore moi-même partie desdites minorités.

Il pointa de l'index son visage couleur chocolat.

— Bienvenue au club, ironisa Marcus, les bras croisés.

— Peut-on rencontrer les gamins, oui ou non? insista Harry.

Gahalowood but une gorgée de son café, sans doute pour les faire mariner encore un peu. Finalement, il demanda :

— Êtes-vous de la famille de l'un d'eux?

— Non.

— Leurs tuteurs?

— Non plus, mais...

— Leurs avocats?

Harry et Marcus échangèrent un regard. Ça regardait mal. Vu leur silence, Gahalowood haussa les épaules.

— Dans ce cas, je le regrette, mais ce ne sera pas possible de les rencontrer. Est-ce que vous détenez de nouveaux éléments pour l'enquête? Non? Alors navré, je ne pense pas pouvoir vous aider, messieurs.

— C'est moi qu'ils ont passé à tabac, enfin, s'emporta Marcus. J'ai passé des semaines à souffrir le martyre à cause d'eux. J'ai le droit de leur parler, non?

Gahalowood buvait tranquillement son café, comme si tout cela lui était indifférent.

— Non, vous n'en avez pas le droit. Et puis, à quoi bon, monsieur l'écrivain de génie? Ce matin, on a parvenu à en faire parler un. Les deux autres finiront bien par tout nous avouer. Ce n'est plus qu'une question de temps. Laissez-nous faire notre travail, et retournez à vos bouquins et à vos émissions de télévision du dimanche.

Scandalisé, Marcus consulta Harry du regard, qui haussa les épaules. Gahalowood se racla la gorge.

— À vrai dire, c'est moi qui suis parvenu à faire parler l'un d'eux. Vous voulez savoir comment?

— On vous écoute, répondit Harry.

— Hier soir, mes hommes ont essayé de leur faire cracher le morceau. Sans succès. Tous les trois, ils gardaient le silence. Je pense qu'ils sentaient qu'ils étaient dans la merde jusqu'au cou, alors ils ne voulaient pas davantage se compromettre. Ce matin, on a changé de tactique. J'ai tenu des propos très violents à propos des gens comme vous, monsieur Goldman, que je ne pense évidemment pas. Mais ça a marché. Vous auriez dû voir la tête du gamin que j'avais en face de moi... Il était très content de causer à un flic qui pensait comme lui, je crois.

Un long silence s'ensuivit. Pendant qu'il écoutait le récit, Marcus avait serré les poings et ce n'est qu'en sentant la main de Harry sur son épaule qu'il se détendit un chouïa. Il lui offrit un sourire pour le rassurer. Pendant ce temps, Gahalowood, l'air content de son petit effet, conclut :

— Si vous n'avez pas aimé que je mentionne la théorie Gold Digger, tout à l'heure, alors croyez-moi, il vaut mieux que vous ne parliez pas à nos trois gaillards. C'est dans votre intérêt, vraiment.

— On est venus jusqu'ici pour rien, si je comprends bien? résuma Marcus, dépité.

Harry l'attrapa par le bras pour le tirer de là, puisqu'ils n'avaient plus rien à y faire, mais Marcus l'arrêta. Il désigna du menton la boîte de beignets posée sur le bureau.

— Vous pourriez au moins nous en offrir comme compensation, sergent.

Gahalowood gloussa.

— Vous voulez aussi un ours en peluche pour vous remettre de vos émotions, tant qu'y être?

— Oh, très bien, ne nous en offrez pas. De toute façon, ce n'est pas grave. Je suis sûr que ceux que mon copain me fait sont mille fois plus délicieux que les vôtres. Il ajoute beaucoup de sucre glace dessus et...

Les traits tordus en une grimace, Gahalowood se leva à demi et agita les bras pour les faire partir plus vite.

— Je ne veux pas savoir ce que votre copain vous fait, merci bien! Et maintenant, les écrivains, ouste, dehors!

Dans la voiture de Harry, loin de Gahalowood, ils se jetèrent un regard complice, amusé. Ils roulaient sur l'artère principale de Montburry quand ils revinrent sur leur charmante discussion avec le policier.

— En tout cas, quelle soupe au lait, ce type, non? commenta Marcus. Je suis bien content que sa femme l'emmerde avec mon livre, tiens.

— Mais on n'a pas pu rencontrer les gamins. Tu n'es pas trop déçu?

Marcus roula les yeux.

— Avoue que tu es content que monsieur Beignet nous en ait empêché.

— Je ne suis pas mécontent, non. Tu as entendu ce que... monsieur Beignet nous a dit.

Marcus s'esclaffa.

— Le bougre ne nous en a même pas donné. Des beignets, je parle.

Il y eut un long silence, pendant lequel Harry garda les yeux sur la route, les deux mains sur le volant. Au bout d'un moment, il jeta un coup d'œil à son passager, qui le regardait aussi, une moue triste sur les lèvres.

— Arrête de me regarder avec tes yeux de chien battu.

Pensant qu'il n'avait pas compris, Marcus se résigna à lui poser la question directement :

— Tu ne voudrais pas faire des beignets en rentrant?

— Pour ça, il faudrait passer au supermarché... qu'on vient de dépasser.

Marcus se tordit le cou : ce n'était pas faux.

— Quand la voie sera libre, demi-tour, Harry!

— Les demi-tours sont interdits sur ce boulevard, quel dommage... De toute façon, il est tard et je n'ai pas envie de cuisiner quoi que ce soit, ce soir. Ça te va si on s'arrête au Clark's?

— En plus, ce n'est même pas toi qui as cuisiné, ce midi, se moqua Marcus. Mais très bien, va pour le Clark's. Tu crois qu'ils ont des beignets?

//

Il était près de 19 h quand ils arrivèrent à Aurora, et ils étaient l'un comme l'autre affamés. On était samedi soir, le stationnement du Clark's était rempli. Par chance, ils parvinrent à se garer sans anicroches.

Dès qu'ils poussèrent la porte d'entrée, toutes les têtes se tournèrent vers eux, et les conversations se turent peu à peu. Marcus déglutit. Il chercha Daisy des yeux, peut-être qu'elle travaillait ce soir, mais non. Ils étaient seuls contre cette marée d'humains et leur silence hostile. Oh, il se doutait du pourquoi. Les deux adolescents, en passant tout à l'heure au Clark's — Daisy voulait que son ami s'y fasse engager — avaient dû leur crier la « bonne » nouvelle : Harry Quebert et Marcus Goldman étaient ensemble. Et le résultat, l'horrible résultat, il l'avait devant lui.

Un certain souvenir s'imposa à lui, celui de Harry lui demandant juste après le départ des deux adolescents s'il était sûr de lui. Sur le coup, ça lui avait paru évident : oui, bien sûr qu'il était sûr de lui, bien sûr que c'était ce qu'il voulait. Mais à présent que la moitié de la ville les dévisageait comme des bêtes de foire, il avait envie de prendre ses jambes à son cou.

— Harry, murmura-t-il, on s'en va.

— Laisse-les faire, l'encouragea Harry à voix basse. Marche jusqu'à notre table habituelle. Tout ira bien.

Marcus s'étira le cou.

— Elle est occupée par deux filles.

— Quoi? Mais il y a mon nom dessus! s'insurgea Harry.

— Peu importe. Viens, on s'en va.

— Quid de tes beaux discours selon lesquels il fallait s'assumer?

Même s'ils parlaient à voix basse, les clients les plus près de la porte avaient suivi toute la discussion et s'esclaffaient sans gêne. Bientôt, les rires se répandirent dans toute la salle. C'était la honte totale. Il savait que les gens se moquaient de lui par le biais des journaux et d'Internet, mais jusque-là, ça lui avait paru très abstrait. Ce soir, pourtant, il le vivait en direct.

— Laisse tomber mes beaux discours. Tout le monde nous regarde et rit de nous. On se barre d'ici. Tout de suite.

Il avait presque crié pour que Harry le comprenne par-dessus l'hilarité générale. Il n'attendit pas une réponse de sa part et tourna les talons vers la sortie du diner. S'il voulait rester là une seconde de plus à se faire insulter, grand bien lui fasse! Marcus, non. Il était même prêt à se taper les quelques kilomètres qui le séparait de Goose Cove à pied, s'il le fallait. Une voix, pourtant, le retint. Et ce n'était pas celle de Harry.

— Qu'est-ce qui se passe ici, nom de Dieu? rugit une femme qui sortait des cuisines.

C'était Jenny Dawn. Aussitôt, tout le monde se tut. Marcus sourit. Enfin une amie, une alliée! Il sentait son cœur se gonfler d'espoir. Jenny était une femme courageuse, elle saurait calmer toutes ces brutes. Elle s'avança de quelques pas, reconnut les deux écrivains, s'arrêta.

— Oh. Je vois.

D'un seul regard, elle avait compris ce qui se passait. Courageuse et brillante, cette Jenny, Marcus n'en avait jamais douté. Avec de grandes enjambées, elle les rejoignit. Avait-il rêvé? Il croyait avoir vu une lueur d'inquiétude dans ses grands yeux noirs. Il lui sourit, les paumes ouvertes.

— Jenny, nous sommes simplement entrés et ils ont commencé à...

Il ne put en dire davantage. Car la courageuse, la brillante Jenny Dawn le gifla. Fort. Il ferma les yeux sous l'impact. Il recula d'un ou deux pas. En temps normal, il se serait défendu, mais bon sang, c'était de Jenny qu'il s'agissait : depuis qu'ils se connaissaient, elle agissait comme une mère avec lui. Ou devait-il plutôt dire qu'elle avait agi comme une mère? Les yeux exorbités, une main plaquée contre sa joue brûlante, il la dévisagea.

— Mais qu'est-ce qui te prend, enfin? balbutia-t-il.

À cette question, elle s'emporta. Sans aucune censure. Elle vociférait.

— Qu'est-ce qui me prend? Tu oses me demander ce qui me prend? Après tout ce que je t'ai raconté l'autre jour? Tu m'as posé plein de questions, tu as même insisté pour savoir, et bien sûr je t'ai répondu! Ce que j'ai pu être stupide! Tu as tellement dû rire de moi, après coup! Oh, je vois que tu t'en souviens à présent!

Marcus leva les bras en l'air pour essayer de la calmer. Oui, il s'en souvenait à présent, mais il ne tenait pas à s'expliquer devant une bonne cinquantaine de personnes. Derrière elle, s'il restait par il ne savait quel miracle des gens qui ne leur prêtaient pas la moindre attention, c'était fichu. Tous les regardaient et les écoutaient maintenant dans un silence de mort.

— Marcus, qu'est-ce qu'elle raconte?

Harry le regardait, complètement perdu.

— Ce n'est rien...

Jenny hoqueta :

— Oh mais non, ce n'est pas rien! Vas-y, Marcus, dis-lui tout! Dis-lui comment tu m'as écoutée chialer sur mes malheurs ce jour-là, comment tu as essayé de me réconforter, probablement parce que tu m'as prise en pitié, alors que toi aussi, tu l'aimais! Tu l'aimais, avoue!

Elle lui donnait des coups de poing sur le torse et pleurait, à présent, elle pleurait. Ce n'était même plus Jenny, c'était une hystérique, une folle bonne pour l'asile, de celles qu'on vêtait, au milieu des années 60, d'une camisole de force et qu'on attachait à un lit au biais de puissantes sangles. Une dégénérée qui ne lui inspirait que dégoût et mépris. Il fit un pas en sa direction. Tout de suite, elle cessa de le frapper. Bref répit, qu'il rompit d'une voix froide, calculée :

— Pour te répondre, je ne l'aimais pas comme ça à ce moment. Bon sang, arrête de pleurer, fais-toi une raison, il ne t'a jamais aimée! Après toutes ces années, il serait temps de tourner la page. Tu es une femme mariée, tu as choisi Travis, tu ne l'as quand même pas oublié?

Il ne ressentit pas une once de pitié tandis qu'elle continuait de pleurer, une vraie fontaine. Il se demandait, passablement écœuré, si elle s'écroulerait par terre une fois qu'elle se serait vidée de toute l'eau de son corps, comme dans les dessins animés de son enfance. S'il se souvenait bien, l'être humain était en moyenne composé d'entre cinquante-cinq et soixante pour cent d'eau. Jenny, elle, devait en être à trente. Il ne lui en restait pas beaucoup avant de s'effondrer comme une poupée de chiffon.

— Marcus, suivez-moi, lui chuchota une voix familière.

Il fit la sourde oreille jusqu'à une main se pose sur son épaule.

— Suivez-moi, je vous dis.

Après un dernier regard vers Jenny — plus que vingt pour cent —, il se laissa guider vers la sortie du diner. Comme dans un rêve, il crut entendre un brouhaha s'élever dans son dos une fois à peine la porte refermée. L'air frais de la nuit le réveilla un peu de sa torpeur. Il prit de grandes respirations pour essayer de se calmer et regarda autour de lui avant de s'attarder sur la femme à ses côtés, qui lui tenait toujours l'avant-bras.

— Ça va mieux, Marcus? Vous n'avez pas l'intention de me tuer moi aussi, j'espère? ironisa-t-elle.

Les lumières blafardes des lampadaires éclairaient son visage long et ses cheveux foncés, épais, qui tombaient sur ses épaules. La dernière fois qu'il l'avait vue, elle portait un chignon, mais il la reconnut sans peine : c'était Dolores Harrison, la mère de Daisy. Il essaya de se dégager de son emprise, elle n'opposa pas de résistance. Avant qu'il n'ait pu lui poser la moindre question, elle déclara :

— On devrait partir d'ici. Après votre coup d'état, je ne crois pas que ces rapaces vont nous lâcher de sitôt.

Comme pour lui donner raison, quelques têtes se penchèrent aux fenêtres du diner pour mieux les observer de l'intérieur.

— On? Nous? En quoi ça vous regarde? se rebiffa Marcus.

Elle tourna vivement la tête en sa direction et rétorqua :

— Parce que vous auriez préféré que je vous laisse vous humilier davantage? On aurait juré que vous alliez frapper madame Dawn. Imaginez votre réputation, si je n'étais pas intervenue : copain infidèle, pervers sexuel et batteur de femmes?

— Bref, qu'est-ce que vous suggérez? s'impatienta Harry, juste à côté de lui.

Dolores fronça les sourcils.

— Je n'habite pas loin d'ici, mon mari travaille encore à cette heure. Un café, ça vous dit?

Les deux hommes se concertèrent du regard. Marcus finit par hausser les épaules.

— Puisque ça ne vous dérange pas de côtoyer les nouveaux parias de la ville, allons-y. 

Je suis très contente de publier ce chapitre; ça fait des mois que j'attends d'écrire cette scène au Clark's, et maintenant, c'est fait, yay! C'était très dramatique, mais je pense que vous avez compris que c'est mon « genre » de prédilection, même si j'aime aussi les scènes plus légères, comme avec monsieur Beignet. 

À ce sujet, et à titre d'anecdote, vous savez que je n'invente rien, quand je dis que Harry en cuisine pour Marcus? C'est tiré du bouquin (dans le premier chapitre, le 31e, donc), et c'est même en lisant ce passage que je me suis dit que nos deux cocos seraient mignons ensemble... Je suis soulagée de ne plus être la seule au monde à le penser, d'ailleurs 😂

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