trente-quatre // canada
Chances, Athlete
C'est du suicide, songea Harry tandis qu'il courait à en perdre l'haleine sur la route de campagne qui menait à Goose Cove. Pourtant, il continuait à galoper. Il n'avait pas regardé une seule fois en arrière depuis qu'il avait quitté le poste de police. Il n'avait pas osé. Il n'avait même pas encore fait ses bagages qu'il s'imaginait déjà être poursuivi par toutes les polices du pays.
Il devenait fou. Travis Dawn lui avait vendu sa salade, et il l'avait avalée toute crue, sans même se questionner sur sa qualité ou son goût. Partir du New Hampshire parce qu'il ne voulait pas payer pour ses crimes? Marcus avait eu raison sur ce point : il n'était qu'un gros lâche. Il n'était pas capable d'écrire un bon livre? Il volait celui d'un autre. Il ne voulait pas aller en prison? Il s'enfuyait, la queue entre les jambes. Encore et toujours les mêmes erreurs, n'apprendrait-il donc jamais?
Il s'efforça de ne pas y penser quand il aperçut le toit de sa maison qui s'élevait au-dessus des pins et des sycomores. Il était arrivé. Mais il devait se dépêcher. Son temps était compté. Dès qu'il poussa la porte, Winston lui sauta dessus, tout joyeux.
— On n'a pas le temps de jouer, mon vieux, s'écria Harry en le repoussant doucement. On part en vacances, toi et moi.
Il fila à l'étage, Winston derrière lui, et commença à faire ses valises. Il décida de n'emporter que le strict nécessaire : cartes de crédit, argent liquide, brosse à dents, rasoir, lunettes de lecture, ordinateur portable, livres de chevet... Le reste, il pourrait sans problème l'acheter une fois à destination.
Quand il redescendit, il passa devant son bureau — celui-là même dans lequel Marcus avait écrit son plus récent roman — et pensa à sa boîte de souvenirs, qui contenait photos, articles de journaux et missive signée de la main de Nola. Devait-il apporter tous ces souvenirs avec lui? Non, décida-t-il après un moment d'hésitation. Ils ne serviraient qu'à lui rappeler sa solitude et sa misère. S'il souhaitait repartir à zéro, autant bien faire les choses.
Bientôt, l'horloge indiqua 11 h. À la course, il coupa l'eau et l'électricité et s'assura que tout était en ordre dans chaque pièce. Il rangea aussi les verres et bouteilles vides qui traînaient, histoire qu'un dépotoir ne l'attende pas à son retour à Goose Cove... enfin, s'il y revenait un jour. Pour l'instant, il n'était sûr de rien.
Quand il fut prêt à partir, il appela Winston, qui accourut aux pieds du seul maître qui lui restait, et verrouilla la porte de sa maison. Personne ne prenait cette peine à Aurora, où le crime n'existait soi-disant pas, mais comme une journaliste s'était l'année passée introduite sur son terrain à son insu, d'autres pouvaient réussir cet exploit, et Harry ne souhaitait pas que des photos de sa douche et de sa chambre à coucher paraissent dans la presse à scandale.
Il ne se berçait pas d'illusions : sa rupture avec Marcus ferait la une de ces stupides journaux. Finalement, c'était peut-être une bonne chose qu'il quitte ce bon vieux Goose Cove...
Une fois confortablement installé au volant de sa Corvette rouge, il caressa la tête de Winston, assis sur le siège passager. L'animal était si obéissant et adorable qu'il n'avait pu se résoudre à le mettre sur la banquette arrière. Avec un soupir, Harry mit la clé dans le contact et... son portable sonna. Tout étonné, il le dégaina de sa poche de jean et décrocha par pur automatisme.
— Allô?
Une voix juvénile lui répondit :
— Hello, Harry?
— Daisy? Pour que tu m'appelles, j'imagine que ça doit être important?
Il n'avait pu camoufler la légère impatience dans sa voix; il devait se dépêcher de partir, dans quelques heures, il aurait la police de l'État à ses trousses. Même si Travis ferait de son mieux pour brouiller les pistes, il devait prendre le plus d'avance possible.
— Bah... euh, vous savez où est Marcus?
— Comment le saurais-je, après ce qui s'est passé la nuit dernière?
Cette fois, il ne ressentait plus de l'impatience, mais de l'exaspération. Il adorait Daisy, mais ce qu'elle pouvait être idiote, de temps en temps.
— Parce que c'est votre petit ami? persifla Daisy, boudeuse.
Il éclata d'un rire sans joie.
— On n'est plus ensemble, petite, lâcha-t-il, condescendant malgré lui. Il m'a quitté.
— Quoi? Marcus vous a quitté? Mais... Mais non, ça ne peut pas se passer comme ça! Surtout pas à cause d'une seule dispute!
Harry se retint de soupirer bien fort. Daisy était touchante à se scandaliser comme ça à l'annonce de sa séparation avec Marcus, mais elle ne comprenait pas qu'ils avaient dépassé le point de non-retour et qu'il était trop tard pour réparer les pots cassés.
— C'est comme ça, Daisy. La vie, tu l'apprendras assez vite à tes dépens, peut te jouer de sales tours au moment où tu t'y attends le moins.
Certes, le sale tour d'hier, il l'avait bien cherché, mais il se garda bien de le lui dire. De toute façon, il n'en eut pas le temps; elle riposta tout de go :
— Arrêtez de me parler d'un ton pédant, comme si j'avais dix ans! Je ne suis plus une enfant, d'accord? Pas besoin de me donner des leçons de vie à deux balles. Figurez-vous que vous n'êtes pas le seul à qui il arrive des crasses.
Il ne retint que le début de sa tirade :
— Oh, un ton pédant? Qui a bien pu t'apprendre un tel mot?
— Marcus, dans son roman G comme Goldstein, lui asséna-t-elle sans pitié.
Un long silence accompagna sa déclaration. Harry jeta un œil au tableau de bord; l'heure tournait.
— Daisy? Je suis désolé, je dois te laisser.
— Non, attendez! Dites-moi au moins où est Marcus. On s'était dit qu'on se verrait aujourd'hui, je dois lui dire un truc important et il ne répond pas au téléphone.
Harry leva les yeux vers le ciel; à l'horizon, d'énormes nuages noirs s'amoncellaient. Au même moment, le tonnerre rugit. Décidément, la météo ne serait pas au beau fixe pour cet après-midi; cela dit, s'il partait tout de suite, peut-être pourrait-il semer l'orage.
— Je ne sais pas du tout où il se trouve, en ce moment, répondit-il à la hâte. Essaie de le rappeler? Bonne chance, Daisy.
Elle ne comprit pas qu'il lui souhaitait bonne chance non pas pour joindre Marcus, mais pour réussir sa vie. Malgré tout l'agacement qu'il pouvait ressentir pour la petite, il l'appréciait et l'admirait pour son courage et son franc-parler; il savait que si elle s'en donnait les moyens, elle irait loin dans la vie. Il ne serait tout simplement pas là pour en être témoin.
Comme il s'y attendait, elle s'entêta :
— Quoi? Mais non, Harry, ça ne servira à rien de le rappeler, ça fait déjà dix fois que...
Il décolla l'appareil de son oreille et l'observa, au creux de sa main. Sa voix, désormais ténue, lui parvenait encore. L'adolescente se plaignait d'il ne savait quoi. Il l'écouta un moment puis, sans crier gare, coupa la communication. Il éteignit son portable. Il jeta un regard triste à Winston, silencieux à côté de lui.
— Eh bien, mon vieux, ce ne sera plus que toi et moi, maintenant.
Il démarra au quart de tour et s'engagea sur la route de campagne. Dans moins d'une demi-heure, il roulerait sur la route nationale qui le mènerait à l'État du Vermont et qu'il ne quitterait que quelques heures plus tard pour mettre le cap sur la frontière canado-américaine.
//
Quand il éteignit le moteur, il poussa un long soupir de soulagement. Après avoir roulé sur l'autoroute pendant quatre heures, traversé le pont Jacques-Cartier, puis sillonné la rue Notre-Dame, qui longeait sur près de 24 miles le fleuve Saint-Laurent, il était enfin arrivé au cœur de l'arrondissement de Hochelaga-Maisonneuve, que les locaux rebaptisaient avec désinvolture Hochelaga, par pure paresse articulatoire.
Il était déjà 16 h 30, et sans doute serait-il arrivé plus tôt si un sombre crétin n'avait pas fait un esclandre à la douane : le gabelou avait eu beau lui répéter que son passeport n'était pas en règle, Monsieur s'entêtait pour qu'on le laisse entrer au Canada. Bref, son petit manège avait retardé tout le monde.
Harry sortit de voiture, s'étira bras et jambes, puis claironna :
— Terminus, tout le monde descend!
Winston s'élança aussitôt sur le trottoir craquelé d'un pas guilleret, mais Harry le rappela vite à ses pieds : ce n'était guère le moment de jouer ou d'explorer les environs. Il y avait bien plus urgent à faire. Se trouver un toit pour la nuit, par exemple.
Il leva la tête vers le bloc d'appartements à deux étages en face de lui, aussi miteux que dans ses souvenirs. Comme au bon vieux temps, il n'y avait pas d'ascenseur, juste le même long escalier en colimaçon extérieur qui ne lui disait rien qui vaille. Les voitures, la plupart de seconde main, s'entassaient à la queue leu leu comme les wagons d'un train sur le bord de la rue; par il ne savait quel miracle, il était parvenu à garer sa rutilante Corvette parmi ce tas de ferraille.
La dernière fois qu'il avait foulé le sol montréalais remontait à 1974. L'été suivant, il écrivait Les origines du mal et celui d'après, il le consacrait à promouvoir son livre un peu partout à travers le pays. On l'avait bien sûr réinvité de très nombreuses fois par la suite, mais ça avait toujours été le même refrain. Désolé, peux pas, trop de travail. À force de refus, on avait fini par baisser les bras, et Harry Quebert était devenu un étranger pour la branche francophone de sa famille.
Il savait par ses parents que jusqu'à la fin de leurs vies, ses grands-parents paternels, Québécois de souche, s'en étaient insurgés. À les entendre, il reniait ses origines francophones, rien de moins. Au sein des Quebert, leur profond patriotisme n'avait étonné personne : il leur arrivait souvent de tempêter contre leur fils aîné (le père de Harry), qui après ses études de médecine à la prestigieuse Université McGill, avait décidé d'épouser une Américaine et de fonder une famille au New Jersey. C'était de sa faute si leur petit-fils Harry se sentait davantage Américain que Canadien.
Pour sa part, le principal intéressé se moquait éperdument de ses origines. Les seules origines qui l'intéressaient étaient les fameuses Origines du mal, « son » livre devenu best-seller à l'échelle internationale. Du coup, il n'avait éprouvé aucun remords de se décommander, année après année, du traditionnel week-end à Montréal où se réunissait chaque juillet le clan Quebert. La seule personne qui aurait peut-être pu l'en dissuader était sa cousine Béatrice, dite Béa.
De sept ans sa cadette, elle l'admirait depuis sa tendre enfance et se passionnait comme lui pour la lecture et l'écriture. C'était à partir de ce point commun que leur amitié s'était développée. En plus de se voir chaque été, ils s'écrivaient des lettres le reste de l'année, malgré les frais élevés de transport qu'occasionnaient leurs échanges épistolaires.
Vers la fin des années 70, leur correspondance s'était amoindrie jusqu'à cesser complètement. À la fois chagriné par la disparition de Nola et occupé par l'envol de sa carrière d'écrivain à succès, Harry tardait trop à répondre à ses lettres et ne retournait plus ses appels. Vexée, la pauvre femme avait sauté aux conclusions, et c'en avait été fini de leur belle amitié.
Tandis qu'il remontait l'allée qui menait à l'immeuble, il se souvint, pour l'avoir lu sur sa page Wikipédia, qu'après de brillantes études au Conservatoire d'art dramatique de Montréal, sa cousine avait joué sur des scènes de moindre importance avant de connaître à l'âge de trente ans sa consécration artistique en jouant dans la légendaire et très controversée pièce féministe Les fées ont soif au Théâtre du Nouveau Monde. Il paraissait qu'elle se consacrait depuis la fin du siècle dernier à l'écriture de pièces qu'elle mettait elle-même en scène. Si les arts les avaient unis par le passé, peut-être le pouvaient-ils encore?
Il priait le Ciel pour que ce soit le cas. Elle ne l'accueillerait sans doute pas à bras ouverts, mais une fois qu'elle serait mise au courant de sa situation, peut-être consentirait-elle à l'héberger quelque temps? C'était soit ça, soit passer la nuit dans un motel plus louche encore que celui de Psycho. Il avait osé traverser la frontière au nom de Harry Quebert, il ne pouvait se risquer davantage à attirer l'attention sur lui. Il fallait que sa cousine l'accueille chez elle.
Il passa la petite clôture pseudo-gothique fort hideuse et frappa deux grands coups à la porte du rez-de-chaussée, Winston près de lui. Pendant qu'il attendait qu'on lui ouvre, il leva la tête vers l'appartement du premier étage. À l'époque où il venait chaque été à Montréal, c'était un couple de retraités bien sympathiques qui y logeaient. Ils devaient vivre dans une résidence pour personnes âgées, à présent. À moins qu'ils ne soient décédés?
Il n'eut pas l'occasion de ressasser ses pensées morbides, car une femme aux longs cheveux châtains qu'envahissaient cependant de traîtres mèches blanches lui ouvrit la porte d'un geste sec. Comme il resta là, à la dévisager sans piper mot, elle replaça ses lunettes rondes de hippie et tira sur sa clope, qu'elle tenait entre son index et son majeur.
— Euh, bonjour? Est-ce que je peux vous aider, monsieur?
Il déglutit. À la frontière, on s'était adressé à lui en anglais, mais dans la province de Québec, ce ne serait évidemment qu'en français. Dans sa prime jeunesse, il se débrouillait dans cette langue sans aucun problème, puisqu'il correspondait régulièrement avec sa cousine. Seulement, aujourd'hui, il n'avait clairement plus le niveau. Il balbutia :
— Moi, euh... Je vouloir parler Béatrice Quebert? Elle ici? S'il vous plaît?
Avec un langage si primitif, elle dut comprendre qu'elle avait à faire avec un étranger, car elle lui répondit en anglais, son accent quasi irréprochable :
— Oui, c'est moi.
Il cligna des yeux. La dernière fois qu'il avait vu sa cousine, c'était lors de la réunion de famille annuelle des Quebert de 1974, et l'image de la jeune femme au corps ferme, souple et athlétique qu'il avait conservée d'elle pendant toutes ces années ne collait plus à la réalité. Il se souvenait que gamine, elle avait beau manger pour dix, elle ne prenait pas une seule livre, et que ses grandes sœurs Maggie et Constance en étaient vertes de jalousie à chaque repas.
Hélas, le temps avait fait ses ravages sur la carcasse désormais toute fanée de Béatrice Quebert; à l'aube de ses soixante ans, il ne restait plus de sa lointaine jeunesse que sa voix grave et puissante, presque masculine. Elle était devenue une épave : yeux cernés au possible, dents jaunies par la nicotine, ventre quelque peu proéminant, seins tombants.
Il se força néanmoins à lui sourire et reprit dans sa langue maternelle :
— Tu ne me reconnais pas? C'est moi, Harry.
Elle fronça les sourcils, la mine suspicieuse. Il insista :
— Harry, ton cousin du New Jersey.
Cette fois, son visage s'éclaira... puis se rembrunit. Pas bon signe. Elle posa sa main sur la porte entrouverte et se préparait à la refermer quand Harry eut la présence d'esprit de la bloquer de justesse avec son pied. Il grimaça de douleur, mais ne bougea pas un muscle. Il devait tenir bon, il en allait de sa liberté — et de son confort pour la nuit.
— Attends, Béa! la supplia-t-il. Il faut que tu me laisses entrer.
Elle tenta de dégager son pied de la porte, en vain, pendant que le malheureux Winston gémissait devant la souffrance de son maître.
— Pourquoi? Pour que tu repartes sans plus jamais me redonner de tes nouvelles?
— Tu as le droit de me détester. Je n'ai pas agi de la meilleure des façons, je te l'accorde.
Elle pouffa, mais aucune joie ne se lisait dans son regard.
— Tu as agi comme un gros con, oui! Dès que tu as commencé à être célèbre avec ton bouquin, tu as coupé les ponts avec moi.
Il prit une grande respiration. Il commençait à en avoir sa claque des scènes de ménage grandiloquentes de ce genre, mais il devait se réfugier dans un lieu sûr, et sa cousine était la seule à pouvoir l'aider.
— Ne le prends pas personnel, cousine, soupira-t-il. J'ai coupé les ponts avec tout le monde à l'époque. Je ne m'attends pas à ce que tu me comprennes, mais j'avais besoin d'être seul. Mais maintenant, c'est passé, et je regrette d'avoir agi ainsi, vraiment. Et... j'ai besoin de toi. Plus que jamais.
Il avait murmuré les trois derniers mots pour un effet dramatique. Il n'était pas tout à fait malhonnête, il regrettait sincèrement d'avoir laissé tomber Béatrice, mais il savait que sans sa récente rupture avec Marcus, jamais l'idée ne lui serait venu de traverser la frontière pour lui faire une visite de courtoisie.
— Comment ça, besoin de moi?
Elle tira sur sa cigarette, le regard plissé, méfiant.
— Laisse-moi entrer et je t'expliquerai tout. S'il te plaît, cousine.
Pendant un long moment, elle ne bougea pas, et sans le bruit de sa bouche qui tirait sur sa cigarette, il aurait pu penser qu'elle s'était transformée en statue. Contre toute attente, elle se recula pour le laisser entrer avec une moue dubitative. Elle grimaça à la vue de Winston — il se souvint qu'elle préférait de loin les chats aux chiens — qui s'engouffra dans le hall d'entrée à sa suite, mais elle garda le silence. Il lui sourit en guise de remerciement et observa l'appartement qui autrefois appartenait à son oncle et sa tante — les Quebert de Montréal —, lieu de tous leurs rendez-vous familiaux.
C'était un appartement de cinq pièces fort simple, aux murs bleu gris et, depuis que sa cousine y avait emménagé, à la décoration plus que douteuse. Immense pot de fleurs dépareillées sur le guéridon posé près de la porte, sur lequel trônaient clés et portable. Toiles surréalistes bon marché. Tapis aux motifs roses et bleus sur fond blanc posé sur le long couloir menant à la cuisine. Carnets de notes et pile de livres jonchés les uns sur les autres à même le sol.
Sa cousine, artiste dans l'âme, n'avait aucun sens pragmatique, elle se complaisait dans le laid et l'absurde. Au salon, une télévision pourvue d'antennes de lapin jouait une rediffusion de Deal or No Deal. Elle l'éteignit. Elle se tourna vers lui et lui demanda :
— Comment tu savais que j'habitais ici?
À la froideur de sa voix s'ajoutait une pointe de curiosité.
— Je ne le savais pas, je l'ai simplement deviné. Tu m'as toujours dit que plus tard, tu reviendrais vivre dans l'appartement de ton enfance.
Mais tu ne m'avais pas précisé que tu foutrais en l'air la décoration sobre et soignée de tes parents. À cette pensée, il jeta un œil circonspect au papier peint d'oiseaux exotiques.
— Tu as de la chance que je sois chez moi, commenta-t-elle.
Elle lui désigna le canapé, qui devait dater des années 70 tant il paraissait usé et qui s'affaissa de façon alarmante quand il y prit place, comme si les ressorts étaient kaput. Sa cousine jeta son mégot dans le cendrier près d'un fauteuil, mais préféra rester debout, à faire les cent pas. Winston, couché en boule aux pieds de son maître, bougea la tête de gauche de gauche à droite, puis de droite à gauche pour ne pas la perdre de vue, comme s'il assistait à un match de tennis.
— Tu voyages beaucoup? demanda-t-il par pure politesse.
Il ne tenait pas particulièrement à le savoir, mais peut-être que si elle voyait qu'il s'intéressait à elle, elle serait plus encline à l'accepter sous son toit? C'était une hypothèse qui valait la peine d'être vérifiée.
Elle s'alluma une nouvelle cigarette avant de se confier :
— Je me rends en Alberta chaque mois, et si j'en avais les moyens, j'irais là-bas toutes les semaines. Tim me manque trop.
Il fronça les sourcils.
— Tim?
— Mon fils Timothée. Je l'ai eu en 1977, alors tu ne l'as jamais rencontré. C'est dommage, j'aurais voulu que tu sois son parrain. Même le père de Tim était d'accord avec l'idée.
Elle lui coula un regard entendu en replaçant sa frange. Ça, c'était du Béa tout craché : glisser des piques au moment où vous vous y attendez le moins. C'était sa façon de se venger pour son comportement de goujat des dernières années. Il toussota pour dissiper le malaise et changea de sujet :
— Timothée vit donc en Alberta?
— Il voulait apprendre à mieux connaître son père, qui est retourné dans sa province natale suite à notre séparation; le petit n'avait que quatre ans à l'époque. À sa majorité, je lui ai proposé de s'inscrire à l'Université de Calgary, pour que d'une, il évite de payer un loyer exorbitant étant donné que son père l'hébergerait et que de deux, il devienne bilingue. Il a sauté sur l'occasion.
Elle poussa un long soupir plein de nostalgie et ajouta que son cher ange aurait normalement dû revenir au Québec à la fin de ses études supérieures, mais que le destin en avait décidé autrement : il avait rencontré une fille sur le campus et n'était plus jamais reparti de Calgary. C'était apparemment l'amour de sa vie et il devait y avoir un fond de vérité là-dedans, car non seulement ils bossaient aujourd'hui ensemble au Parc national de Banff, mais ils envisageaient en outre de se marier dans un avenir proche.
— Il va avoir trente-et-un cet automne, le temps passe trop vite, c'est fou, souffla-t-elle.
Harry hocha la tête. Rien qu'à entendre Béatrice, il se sentait fier d'être l'oncle de ce Timothée, même s'il ne l'avait jamais rencontré. Il fit rapidement le calcul dans sa tête; son neveu était à peine plus âgé que Marcus. Pour la première fois, il commença à comprendre pourquoi la plèbe s'était déchaînée à ce point quand elle avait appris que Marcus et lui éprouvaient des sentiments l'un pour l'autre...
— Tu ne m'as toujours pas expliqué ce que tu foutais à Montréal, toi?
La voix sèche de Béatrice le ramena à la réalité. Elle avait cessé de marcher de long en large dans le salon et, de nouveau méfiante, l'observait sans gêne aucune. Le moment tant redouté était arrivé. Il prit une grande respiration et lui raconta tout.
Suite à une dispute (dont il ne précisa pas la nature) avec son copain, il s'était battu comme trois personnes et qu'il risquait deux années de prison. Pour échapper à sa peine — et éviter que son nom soit souillé à jamais par un tel scandale —, il avait eu de l'aide pour prendre la fuite.
Il s'attendait à ce qu'elle le harcèle de questions sur son orientation sexuelle, comme 99 % des gens l'auraient fait, mais c'était sans compter sur l'ouverture d'esprit de sa cousine, qui ne s'y attarda même pas. Peut-être le scandale médiatique de l'an passé ne s'était pas propagé jusqu'au Canada ou, plus vraisemblablement, sa cousine ne lisait pas les journaux bas de gamme.
— Tu as eu l'aide de qui? lui demanda-t-elle plutôt.
— Du policier dont je t'ai parlé.
— Mais c'est extrêmement louche qu'il t'ait aidé après que tu lui aies pété le nez, non? À ta place, je me serais méfiée de sa proposition, d'autant plus que ta combine ne t'attirera que des ennuis, au final.
Il haussa les épaules.
— Pas si tu m'aides. Écoute, j'ai besoin de me planquer pour je ne sais combien de temps, et je n'ai que toi.
Elle le regarda longuement avant d'esquisser un rictus.
— Et à Magnus, tu y as pensé?
— Tu es folle, je n'allais pas m'exiler en France. Il m'aurait claqué la porte au nez, tu sais comment il est.
Magnus Olsen, auteur de thrillers bien sanglants, était un très lointain cousin de Harry et Béatrice — décidemment, les gens de lettres pullulaient dans cette famille — et vivait à Paris depuis des années avec sa femme et leur belle marmaille (Olive, leur fille aînée, était âgée de huit ans). Harry n'avait personnellement rien contre lui, si ce n'était que le bonhomme le jalousait à mort pour le succès planétaire de ses livres et qu'il refusait de l'admettre. Pauvre Magnus, si seulement il savait que tout cela n'était que du vent...
Béatrice étouffa un rire.
— Oh, je pensais que tu allais me dire que tu ne t'exilerais pas en France parce que ton français était trop mauvais.
Il ne put s'empêcher de rouler les yeux, et elle rit de plus belle. Un bref instant, il crut qu'ils étaient redevenus aussi complices qu'auparavant, et son cœur se serra. Elle reprit son sérieux et lui posa une question à laquelle il ne s'attendait pas :
— Est-ce que tu l'aimes, ton Marco?
— Marcus, corrigea-t-il avec indulgence, avec néanmoins le cœur battant.
Il n'en dit pas davantage, mais à lui seul, son ton de voix ému lui donna réponse à sa question. Elle hocha la tête plusieurs fois, un sourire malicieux se dessina sur ses lèvres. Soudain, elle claqua des doigts et Winston, jusque-là tranquille et silencieux, releva la tête et poussa un couinement étonné.
— Tes bagages sont dans ta voiture? Va les chercher et installe-toi dans la chambre d'ami. Ensuite, toi et moi, on va parler affaires.
Interdit devant son air si énergique, il bafouilla :
— Hein? Que... Parler affaires? Pourquoi?
— Parce que, cousin, je sais comment te ramener ton Marcus.
La Québécoise que je suis n'a pas pu résister : eh oui, Harry a de la famille au Québec, mouhaha! Que pensez-vous du petit crossover avec La théorie du vide de imaginairemenx (que je vous conseille d'aller lire)? Et de Béatrice? J'espère que son passé ait quand même été un minimum intéressant à lire pour vous? Pas de panique, notre cher Markikette sera de retour au prochain chapitre!
J'ouvre une petite parenthèse : je me doute que Harry n'est pas le plus attachant des personnages (au fond, c'est un manipulateur égoïste, beaucoup plus dans Rimbaud et Lolita que dans LVSLHQ), mais j'essaie quand même de le rendre humain et touchant, bref d'en faire un antihéros plutôt qu'un connard fini. (On pourra argumenter que ça revient plus ou moins au même, haha.)
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top