trente-deux // adieux

Boys Don't Cry, Scala & Kolacny Brothers

C'est tout essoufflé que Harry Quebert s'échoua sur le sable froid et humide. Dès qu'il avait pu s'échapper de sa propre maison, envahie par la mer d'inconnus que Marcus avait eu la brillante idée d'inviter, il avait pris son élan et, sans même regarder derrière lui pour vérifier si on le suivait, s'était mis à courir sur la plage jusqu'à ce que ses jambes ne puissent plus le porter.

Les genoux enfoncés dans le sable, il tenta de reprendre sa respiration. D'un geste sec, il arracha son nœud papillon et le laissa pendre autour de son cou. Il haletait. Le vent, dans son dos, portait jusqu'à ses oreilles les notes d'une chanson jazz qui émanaient d'une voiture qui passait non loin de là. La route de campagne qui menait à la ville d'Aurora longeait en effet la plage. Quand le véhicule disparut de son champ de vision dans un joyeux tintamarre, le silence revint, entrecoupé tel un métronome par le chuchotement des vagues, à quelques mètres de lui.

Harry échappa un long râle de désespoir que le vent cueillit et emporta tandis qu'il se laissait choir comme un gosse sur le sable. Tant pis pour ses beaux habits de soirée. Face contre terre, immobile, il souhaita se dissoudre parmi les grains de sable que recouvrait sa vieille carcasse et disparaître comme elle avait disparu, trente-trois ans plus tôt. Après tout ce qu'il avait fait, ce n'est pas comme s'il manquerait à quelqu'un.

— Quebert? C'est vous?

C'était une voix d'homme bourrue qu'il avait déjà entendue mais qu'il ne reconnut pas sur-le-champ. Obstiné, il ne bougea pas et, bientôt, on le secoua sans ménagement. Il finit par pousser un cri de protestation. Il prit appui sur ses coudes et se prépara à rudoyer le sombre imbécile qui se permettait de le malmener ainsi, mais avant d'avoir pu prononcer le moindre mot, un puissant faisceau lumineux l'aveugla. Grimaçant, il plaqua ses mains contre ses yeux meurtris.

— Ouf, vous êtes vivant! Un instant, j'ai cru que...

L'autre éclata de rire. Harry, le visage toujours couvert de ses mains, grinça :

— Vivant, mais peut-être bigleux pour le restant de mes jours si vous ne baissez pas cette chose...

— Oh? Oh! Oui, pardon.

Quand l'intrusive lumière ne viola plus ses fragiles paupières, Harry les ouvrit. Quand il s'habitua de nouveau à l'obscurité environnante, il découvrit, postée à moins d'un mètre de lui, l'immense silhouette d'un homme.

— Rick Harrison? s'étonna Harry. Vous pouvez me dire ce que vous foutez là?

Il ne l'avait pas revu depuis que le malotru était passé à Goose Cove, flanqué de Travis Dawn, pour leur présenter ses excuses plus ou moins sincères, à Marcus et lui.

Il se souvenait des paroles de Daisy : l'homme buvait beaucoup. Il pria le ciel pour qu'il ne soit pas bourré en ce moment, ce serait bien la cerise sur le gâteau si, pour conclure sa soirée déjà bien désastreuse, il devait s'occuper d'un homme ivre mort.

Par chance, le géant semblait sobre. Lampe-torche à la main, il l'observait sans la moindre gêne, la tête penchée sur le côté.

— Et vous, Quebert? Qu'est-ce que vous foutez là?

En tremblant, Harry se leva et épousseta son veston noir de ses deux mains. Il se sentait humilié d'avoir été surpris dans une position si vulnérable. S'il l'avait voulu, Harrison aurait pu le tabasser comme les trois adolescents avaient tabassé Marcus, l'an passé.

— Ça ne vous regarde en rien, répliqua-t-il d'un ton sec.

Évidemment, Harrison ne se laissa pas démonter si facilement :

— Au contraire. Je passais une agréable soirée devant la télé quand ma femme m'a appelé tout à l'heure pour me demander de participer aux recherches. Eh oui, elle m'a raconté ce qui s'était passé à votre petite soirée.

Harry tiqua.

— Attendez, qu'est-ce que c'est que cette histoire de recherches?

— Les flics pensent que ce n'est pas une bonne idée de vous laisser errer à l'air libre.

— Alors quoi? Ils me prennent pour un détraqué? Un maniaque? Un fou furieux?

Le géant haussa les épaules, carrées et robustes.

— Employez le synonyme qui vous plaira. N'empêche qu'il ne faut pas être sain d'esprit pour essayer de tuer quelqu'un.

— Je n'ai pas...

Il s'interrompit. Contempla ses pieds. Il avait bel et bien essayé de tuer quelqu'un, et pas n'importe qui. Son propre petit ami.

En tout cas, ça n'avait pas l'air d'inquiéter le géant outre mesure; quand il releva tête, il brandissait son portable à bout de bras et râlait qu'il n'avait plus de réseau.

— J'ai promis aux autres que je leur enverrais un sms si je vous trouvais, bougonna-t-il.

— Il ne faut pas faire de promesses qu'on n'est pas certain de tenir, répliqua Harry sans pouvoir s'en empêcher.

Au bout d'un moment, le géant cessa de gesticuler afin de retrouver le sacro-saint réseau.

— Bon, tant pis. Rentrons chez vous, je pense que Goldman sera content de vous retrouver sain et sauf.

Harry roula les yeux, mais ne commenta pas, et les deux hommes, dans un silence gênant, se mirent en route vers Goose Cove. Harrison ouvrait la marche et éclairait leurs pas de sa lampe-torche. Après un long moment de silence, son portable sonna. Le bienheureux réseau était de retour.

— Vous allez décrocher, oui? ronchonna Harry, resté à côté de lui. Votre sonnerie est insupportable.

— Vous n'allez pas faire une connerie pendant que je prends cet appel?

Harry claqua la langue.

— Mais non. Décrochez, à la fin!

Le géant s'exécuta. C'était sa femme Dolores qui l'appelait. Elle aussi prenait part aux recherches, mais avait fouillé l'autre côté de la plage, de sorte qu'elle n'avait évidemment pas trouvé Harry. Quand elle avait finalement rebroussé chemin, elle était tombée sur Travis Dawn, chargé de ratisser le sentier qui passait par la forêt, puis sur Douglas Claren, qui avait fait le tour du centre-ville, l'un comme l'autre sans plus de succès qu'elle.

Bref, les trois détectives amateurs s'avouaient vaincus et désespérés et espéraient que le dernier membre de leur escouade leur apporte de meilleures nouvelles.

— Eh bien oui, claironna Harrison, tout fier de lui. J'ai trouvé Quebert. On arrive bientôt à Goose Cove.

Harry, qui tendait l'oreille depuis le début, plissa les yeux, vexé d'être considéré comme rien de moins qu'un vulgaire fugitif. Harrison discuta avec sa femme pendant quelques minutes, après quoi il raccrocha et se tourna vers lui, l'air grave.

— La fête est finie depuis un moment, à ce qu'il paraît. Tout le monde est parti.

— Et... Et Marcus? Il va bien?

Il avait posé la question du bout des lèvres, le cœur battant. Maintenant que le désespoir avait cédé le pas à la colère, il craignait que le jeune homme ait été blessé lorsqu'il l'avait plaqué contre le mur et qu'il avait entravé son cou de son avant-bras pour empêcher l'air de passer... Il en frissonnait presque.

Harrison hésita un moment, mais finit par cracher le morceau :

— Goldman va bien. Il est encore à Goose Cove, mais peut-être plus pour très longtemps.

Le cœur de Harry rata un battement.

— Que voulez-vous dire?

— Il fait ses bagages, Quebert. Il se barre de chez vous.

Harry ne l'écouta pas davantage. Sans se soucier du géant, il détala comme un lapin vers sa maison qui n'était maintenant plus très loin. Le cœur au bord des lèvres, il sprintait sans un regard derrière lui. Harrison lui hurlait de l'attendre; malgré ses longues jambes, il n'était pas aussi endurant que l'autre homme, qui se tapait chaque matin plusieurs miles à la course depuis des années.

Bientôt, les cris de Harrison cessèrent; il avait dû abandonner la poursuite pour passer un coup de fil aux autres chiens de garde pour les avertir que le « fou furieux » était de nouveau en cavale, car quand Harry déboula dans la cour arrière de sa maison, il tomba sur Dolores, Travis et l'agent littéraire de Marcus qui s'étaient alignés, tels des soldats, devant la terrasse. Ils semblaient l'attendre de pied ferme.

Harry s'arrêta à deux mètres d'eux et essuya du revers de sa main la sueur qui perlait sur son front malgré la froideur de la nuit.

— Laissez-moi passer, haleta-t-il.

Ils se concertèrent du regard avant que Travis ne lui jette un sourire désolé.

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.

— Je vous emmerde, vous et vos bonnes idées! s'emporta Harry. C'est ma maison, je vous demande donc de me laisser passer. Je veux voir Marcus.

Le jeune homme à côté de Travis et Dolores s'éclaircit la gorge.

— Marcus est occupé et ne souhaite pas vous voir pour le moment.

Harry le détailla de haut en bas et le railla :

— Je ne savais pas qu'en plus être son agent littéraire, vous étiez aussi son secrétaire?

Le garçon lui sourit, quelque peu narquois.

— Je suis son ami avant tout et je ne veux plus que vous vous approchiez de lui, Quebert. N'insistez plus.

C'était le bouquet. Ces trois énergumènes croyaient l'empêcher de voir Marcus? Ils se fourraient tous le doigt dans l'œil jusqu'à l'omoplate. Harry hocha la tête, l'air de capituler, puis au moment où ils s'y attendaient le moins, il bondit vers eux tel un cobra.

Il assena un direct du droit au visage de Travis, dont le nez craqua dans un bruit sinistre. Le policier tituba vers l'arrière, assommé. Pendant que Dolores se ruait vers lui pour le soutenir, Harry fonça tête première vers la maison, bien décidé à empêcher son copain de se barrer de chez lui. Mais il n'avait pas fait trois pas qu'un poids lourd s'abattit sur lui. Il s'écroula par terre de tout son long et, sous l'impact, faillit se mordre la langue.

L'agent littéraire de Marcus venait de le plaquer au sol, comme au football américain.

— Je l'ai eu! cria-t-il à la cantonade.

Mais le garçon se reposa sur ses lauriers, car tout occupé qu'il était à fanfaronner, il ne s'assura pas que sa prise sur la taille de sa victime était suffisamment forte. Résultat, Harry parvint à se dégager d'un habile coup de coude balancé dans le menton de son assaillant, qui cria de surprise et de douleur, et se retrouva sur le postérieur.

Pendant que Harry se relevait d'un bond, poussé par l'adrénaline du combat, de puissantes mains sur son crâne le forcèrent à embrasser de nouveau la terre froide et dure. Cette fois, il se mordit la langue et sentit un liquide chaud et poisseux souiller sa gorge. Il le cracha aussitôt, dégoûté, et des jurons fleurirent de sa bouche sanguinolente.

— On fait moins le malin, comme ça, hein? se moqua une voix familière au-dessus de lui.

— Harrison! Espèce de salopard! beugla Harry. Lâchez-moi immédiatement!

Pendant qu'il se démenait avec les trois zigotos, il n'avait pas réalisé que le géant l'avait rattrapé. Le bougre n'était certes pas très endurant à la course, mais compensait avec ses gros muscles : Harry eut beau gigoter comme un agneau qu'on menait à l'abattoir, ce fut inutile, l'autre homme le maintenait en place. Il alla même jusqu'à s'asseoir sur lui et retenir ses poignets de sa poigne vigoureuse pour s'assurer qu'il ne leur échapperait pas une nouvelle fois.

— Vous me le paierez cher, vous m'entendez? cracha Harry, la bouche toujours en sang.

Travis Dawn s'avança vers eux, la main levée à la hauteur de son visage.

— Je crois que mon nez est cassé...

Dolores, à côté de lui, remarqua :

— C'est parce qu'il est cassé.

— Arrêtez de faire votre fillette, Dawn, et venez me donner un coup de main, persifla Harrison.

Harry comprit que le combat était bel et bien terminé. Il était vaincu. Marcus, son Marcus, lui filerait entre les doigts. À moins que... L'idée ne lui plaisait pas, mais au point où il en était, il n'avait guère le choix. Du coin de l'œil, il aperçut Travis s'approcher de lui. C'était maintenant ou jamais. Il tourna la tête sur le côté de façon à ce qu'il puisse projeter sa voix et cria de toutes ses forces :

— Marcus, je sais que tu m'entends! Sors de là, il faut qu'on parle! Je...

Il n'eut pas le temps de finir sa phrase que Harrison lui balançait un coup de poing magistral sur la tête pour le faire taire. Pendant une ou deux secondes, il ne ressentit rien, sonné, puis une vive douleur vrilla dans ses tempes. Il ferma très fort les yeux et attendit que ça passe. Quand il retrouva ses esprits, ses geôliers se disputaient avec quelqu'un. Marcus.

— Mon dieu, Harrison, vous êtes fou! Que lui avez-vous fait?

— Il le méritait!

— On n'avait pas le choix, Marc', il nous a attaqués, le vieux salaud. Si nous n'étions pas intervenus, c'est toi qui y aurait goûté, pour sûr.

— Douglas, espèce d'idiot! Vous m'avez tous promis que vous me le ramèneriez, pas que vous le massacreriez comme des sauvages.

Harry, toujours face contre terre, immobilisé par le géant, se demanda s'il rêvait. Imaginait-il cette pointe d'inquiétude dans la voix de Marcus? Se pourrait-il que tout ne soit pas perdu pour eux, tout compte fait? Se pourrait-il que tout redevienne comme avant? Son Marcus avait un cœur en or, bien sûr qu'il lui pardonnerait le pire des crimes. Comment avait-il pu en douter? Vieil imbécile qu'il était...

— Mais arrêtez de me regarder et libérez-le, bon sang! s'exclama Marcus.

Comme à contrecœur, Harrison se leva de son coussin humain, qui couina : il sentait que son dos lui ferait mal pendant des semaines. Avec peine, tout grimaçant, il se redressa, prenant appui sur ses genoux. Il resta dans cette position pendant un moment, sa tête lui tournait.

Dolores, Travis, Harrison et le dénommé Douglas l'encerclaient toujours, mais n'osaient plus le toucher, par peur de s'attirer le courroux de son brave Marcus qui, lui, se tenait sur la première marche du large escalier qui menait à la terrasse. Pendant son absence, le brun avait enlevé ses beaux habits de soirée qu'il avait remplacés par une chemise à carreaux boutonnée à la va-vite et une paire de jeans foncés.

— Laissez-nous, je prends le relais.

— Quoi? Pas question de te laisser seul avec ce déséquilibré, protesta Douglas.

Les autres étaient du même avis que lui.

— Non, j'insiste, rentrez chez vous. Il se fait tard. Ça va aller, ne vous en faites pas, je gère la situation. Travis, tu veux quelque chose pour ton nez? Non? Tu es sûr?

Pendant que Marcus se concertait avec sa troupe, Harry se releva tant bien que mal sans piper mot. Sans surprise, son dos lui faisait un mal de chien. Il jeta un regard noir à ce géant de Harrison qui bien sûr l'ignora en retour. Bientôt, les petits soldats quittèrent enfin Goose Cove, non sans une dernière intervention de la part de Travis :

— Très bien, on s'en va. Mais je veux que tu m'appelles s'il te pose problème.

— D'accord, Travis. Mais je doute que ce soit nécessaire.

Harry, les bras croisés, lui sourit d'un air menaçant. Si cet imbécile osait se repointer chez lui, il se ferait un plaisir de lui amocher le reste du visage. Une fois tout ce beau monde parti, Marcus se tourna vers lui.

— Ils ne t'ont pas fait trop mal?

Marcus voulait savoir s'il était blessé. Son Marcus s'inquiétait pour lui. Il réprima sa douleur au dos et à la langue et lui sourit.

— Non, ça va.

Marcus hocha la tête et, sans plus de cérémonie, tourna les talons. Il gravit d'un pas svelte l'escalier et gagna la terrasse. Harry le suivit. Ensemble, ils se réfugièrent dans la maison vide et silencieuse. Sur le petit écran du micro-ondes, il était indiqué 1 h 16.

— Quel bordel, murmura Harry, les yeux rivés sur le plancher jonché de verres et de bouteilles vides.

Ils traversèrent la cuisine, le couloir et passèrent devant le salon, tout aussi mal en point que le reste de la maison.

— Oui, la fête a un peu dégénéré.

— Un peu, tu dis? renifla Harry.

Le brun laissa échapper un rire, et l'espace d'un instant, Harry crut retrouver son bon vieux Marcus, celui qui ne le quittait pas du regard quand ils étaient dans la même pièce. Celui qui lui souriait et qui buvait ses paroles, béat d'admiration pour lui, le génialissime Harry Quebert. Bien sûr, c'était avant qu'il n'apprenne la triste vérité.

Marcus ne souriait plus.

— Tu voulais me dire quelque chose, je crois?

— Il faut qu'on parle, le corrigea Harry.

Marcus hocha la tête. D'un geste machinal, il malaxa son cou constellé de marques bleues tirant sur le violet. À leur vue, Harry pâlit.

— Marcus, je... je suis tellement désolé. Je ne sais pas ce qui m'a pris tout à l'heure.

Le jeune homme tourna la tête vers lui, un sourire triste imprimé sur le visage.

— Je sais que tu es désolé. Mais très franchement, Harry, je ne sais pas si je pourrai un jour te pardonner pour tout ce que tu as fait. Je te regarde, là, et je n'arrive pas à te voir autrement que comme un imposteur.

Il posa la main sur la rampe d'escalier et monta à l'étage sans un regard de plus derrière lui. Harry ouvrit la bouche, la referma. D'un pas rapide, il le suivit.

— Je n'aurais pas dû t'en parler, c'était une erreur.

Marcus haussa les épaules; il se dirigeait vers leur chambre où sa valise ouverte, déjà à moitié remplie, l'attendait. Harry, le cœur battant, le regarda vider les tiroirs de la commode. Il pliait avec soin chemises et pantalons et les rangeait dans sa valise.

— C'était donc vrai, tu t'en vas, murmura-t-il.

Marcus hocha la tête, l'air sombre.

— Il ne me reste plus qu'à boucler cette valise et un autre sac, et je m'en vais.

Harry cligna des yeux. Il fallait qu'il dise quelque chose, qu'il essaie de le retenir. À tout prix.

— Marcus, je t'en prie, il faut que tu me pardonnes. Après toutes ces années, je n'en pouvais plus de mentir à tout le monde, surtout à toi. Je savais ce que je risquais en t'en parlant, mais je savais aussi que tu méritais de connaître la vérité.

Marcus éclata d'un rire sans joie.

— Du coup, c'était une erreur de m'en parler ou ce n'était pas une erreur? Décide-toi, à la fin.

Il ne s'était même pas tourné vers lui. Il continuait de plier ses fichus vêtements, comme s'il voulait en finir le plus vite possible. Et partir loin de lui.

Harry s'approcha de lui et lui toucha l'épaule pour qu'au moins, il le regarde, mais le jeune homme se dégagea.

— Marcus, regarde-moi.

Marcus fit la sourde oreille. En silence, il ouvrit sa garde-robe et en sortit un sac à dos vide qu'il remplit des cinq ou six livres qui traînaient sur sa table de nuit. Harry le savait, c'était là les livres que le jeune homme pouvait relire encore et encore, sans se lasser.

— Oh, regarde ce que je viens de trouver, claironna-t-il d'une voix narquoise.

Harry baissa les yeux sur le livre que Marcus tenait dans ses mains. Les origines du mal, l'exemplaire qu'il lui avait dédicacé à l'époque où il était encore son étudiant. À l'époque où ils apprenaient encore à se connaître. Harry n'avait pas oublié son regard brillant quand il était venu le voir à la fin du trimestre, le bouquin dans ses mains moites, pour lui demander, tout timide — tout adorable — s'il pouvait le lui dédicacer.

— Tu peux le garder, je n'en veux plus!

Le brun le lui balança le livre au visage. Surpris par le geste, Harry leva les bras à temps pour se protéger du missile, mais ne put l'attraper au vol, et il alla s'échouer dans un bruit sourd sur le plancher de bois.

Harry ne prit même pas la peine de le ramasser, son regard restait rivé sur Marcus, qui venait de fermer son sac à dos et de le balancer à côté de sa valise.

— Marcus, ne t'en va pas. N'importe qui d'autre, ça m'est bien égal, mais pas toi.

Marcus se tourna enfin vers lui, un sourire triste sur les lèvres.

— Mais tu crois que ça me fait plaisir de m'en aller? J'avais espéré que toi et moi, ça ne se finirait pas comme ça. J'ai même été naïf au point d'espérer que ça ne se finirait même jamais.

— Justement, pourquoi ça devrait se finir? rétorqua Harry.

Marcus soupira bruyamment. Il se passa une main dans les cheveux.

— Parce que, Harry, tu es encore amoureux de ta Nola, même après tout ce temps. Tu ne le réalises pas? Tu as conservé toutes ses photos! Tu continues de nourrir les mouettes pour elle, alors qu'elle ne fait même plus partie du décor! Tu t'obstines à vivre dans le passé. Au fond, est-ce que je compte pour toi ou je ne suis là que pour meubler ta solitude?

Sans pouvoir s'en empêcher, Harry éclata d'un rire bref, incrédule.

— Tu oses me demander une chose pareille, Marcus? Tu crois vraiment que je suis égoïste à ce point?

Marcus se saisit de la poignée de sa valise et la souleva du lit puis balança la bretelle de son sac sur son épaule, caricature du petit collégien revêche. Cela fait, il se tourna de nouveau vers lui, l'observa un moment avant de secouer doucement la tête.

— Pour être honnête, je ne le sais pas. J'ai l'impression d'avoir perdu le Harry que je connaissais. Voilà la triste vérité. Si tu as été capable de voler le manuscrit d'un mort pour sauver ta peau, qui sait jusqu'où tu es capable d'aller?

Harry se croisa les bras et le dévisagea avant de murmurer :

— Alors, nous deux c'est fini? Bel et bien fini? Tu me condamnes sur une erreur vieille de trente-trois ans et tu plies bagage, c'est ça?

Il se força à ne pas trembler. Il se força à ne pas pleurer. Pitié, pas de larmes. Il avait largement passé l'âge de chialer à la moindre contrariété. Il valait mieux que ça. Mais il ne pouvait pas perdre Marcus. Il renifla. N'importe qui, mais pas son Marcus.

Marcus hésita avant de déclarer d'une voix ferme :

— Je ne peux pas rester ici.

— Tu ne peux pas ou tu ne veux pas?

Marcus claqua la langue.

— Cesse de jouer avec les mots. Tu voulais qu'on parle? On a parlé. Et ça ne change rien à la situation. Je m'en vais, un point c'est tout.

Le jeune homme marcha d'un pas décidé vers la sortie de leur chambre sans même un regard derrière lui. Harry s'empressa de le suivre à l'extérieur. Par il ne sut quel miracle, il parvint à attraper la manche de sa chemise avant qu'ils n'atteignent l'escalier.

— Lâche-moi! Tout de suite!

Marcus tira sur sa manche.

— Non, écoute-moi, Marcus, je t'en prie! En ce moment, tu es déçu de moi, fâché contre moi et ça se comprend. Seulement, tu n'as pas les idées claires. Va te reposer quelques heures, on discutera à nouveau quand tu te réveilleras, d'accord?

Il avait débité tout ce flot de paroles sans reprendre son souffle. Il paniquait. Marcus, à force de tirer, finit par se libérer. Il éclata :

— Ça ne me servirait à rien sinon à perdre mon temps! Je supporte tous tes caprices et tes sautes d'humeur depuis le mois de juin, tu comprends, ça? J'ai essayé je ne sais combien de fois de comprendre ce qui n'allait pas avec toi, et tu sais le plus drôle? C'est que je me serais peut-être montré plus compréhensif si tu m'avais tout révélé dès le début au lieu de faire ton mystérieux, comme d'habitude. Mais c'est trop tard.

Harry, fouetté par toutes ces accusations, vacilla, les yeux écarquillés. Il s'appuya de tout son poids sur le mur pour ne pas tomber. Quoi qu'il dise, quoi qu'il fasse, ça ne suffirait pas à le retenir. Rien ne le retiendrait. Il sentit ses yeux s'embuer malgré lui, les frotta du revers de la main. Inutile, ils lui brouillèrent la vue à nouveau.

— Marcus, ne t'en va pas, le supplia-t-il. S'il te plaît.

— C'est trop tard, Harry.

— Ne t'en va pas. Pas toi aussi...

Mais rien à faire. Marcus descendit l'escalier. Sa valise, qu'il traînait derrière lui, faisait un boucan du diable à chaque marche. Mû par quelque instinct masochiste, Harry dévala l'escalier à temps pour l'apercevoir pousser la porte d'entrée. Et pousser un cri de surprise :

— Winston, méchant chien! Assis, je te dis!

Harry s'agrippa à la rampe d'escalier de toutes ses forces. Il n'arrivait pas à en croire ses yeux. Le husky, qui s'était caché il ne savait où quand la fête avait commencé et qui n'avait pas daigné levé la patte quand Harrison et le reste de sa troupe l'attaquaient dans la cour, sautait maintenant sur ses pattes arrière pour empêcher Marcus de partir. Il jappait.

— Ça suffit, Winston! Je ne peux pas t'emmener avec moi.

Au bout d'un moment, Harry sortit de son état de stupeur, les joues humides, et les rejoignit pour maîtriser le chien qui s'entêtait à retenir son jeune maître. Comme si le brave animal avait lui aussi compris que le laisser partir, c'était le laisser partir pour de bon.

Car dès que Harry agrippa le collier du chien et qu'il le tira vers lui, Marcus poussa la porte d'entrée et partit sans demander son reste. Le cœur au bord des lèvres, Harry se laissa choir au sol et encercla de ses bras la bête qui hurlait à la mort, le museau pointé vers le ciel. 

Et c'est sur cet énorme pavé (désolée?) que s'achève Rimbaud et Lolita. J'espère que vous avez apprécié votre lecture? Je plaisante (aaah, comme je suis drôle), ça ne peut évidemment pas se terminer comme ça! 

Vous savez maintenant ce que fabriquait Marcus à la fin du dernier chapitre, mais la grande question reste : qu'est-ce que peuvent bien cacher Daisy et Aldous? Est-ce qu'on le saura au prochain chapitre? Mmh, peut-être que oui, peut-être que non. Quant à nos deux écrivains fictifs préférés, j'ai bien peur que les temps soient sombres pour l'un comme pour l'autre dans les chapitres à venir... 

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