huit // amertume

Gunshot, Lykke Li

Après une bonne nuit de sommeil, les deux écrivains firent aux premières lueurs de l'aube leur jogging jusqu'au centre-ville, où ils prenaient habituellement leur petit-déjeuner. Cela faisait plus d'un mois que Marcus séjournait à Goose Cove, et le soleil se levait un peu plus tard de jour en jour : l'hiver arrivait.

La radio, dans un coin, crachotait les informations du jour et près du comptoir, Jenny et Travis discutaient avec animation sous les ampoules criardes.

— Allons, ce serait pas si cher que ça, argumentait la blonde, mains sur les hanches.

Son mari, assis sur l'un des sièges, ne semblait pas du même avis.

— J'en doute, en plus ce sera bientôt les fêtes, il y aura beaucoup trop de monde.

— Bientôt les fêtes? Tu rigoles, j'espère? On est en octobre, Travis.

— Je ne sais pas trop, Jenny...

— Ce n'est pas ce que tu me disais il y a quelques semaines, souligna Jenny, une moue sur les lèvres.

C'est alors qu'elle aperçut les deux écrivains, postés à quelques mètres d'eux. Elle les prit aussitôt à témoin après les avoir salués d'un signe de tête :

— Vous qui connaissez bien New York, qu'en pensez-vous?

Harry et Marcus se dévisagèrent : ni l'un ni l'autre ne comprenait de quoi elle parlait.

— Travis ne veut pas passer un week-end avec moi à New York, expliqua-t-elle, dépitée.

— Ce que tu omets de leur dire, chérie, c'est que ce serait moi qui paierais tout : l'essence, les repas, l'hôtel...

— Pas tout, quand même! Et on pourrait toujours passer la nuit chez Marcus, il possède un gigantesque appartement à lui tout seul, lui rappela Jenny.

Le principal intéressé toussota sans commenter. À côté de lui, Harry souriait.

— Il y a aussi le restaurant, lui rappela Travis. Qui s'en occuperait pendant notre absence?

— Les filles, voyons, répliqua Jenny du tac au tac.

— Pourquoi tiens-tu tant à y aller, de toute façon? gémit Travis en enfouissant son visage dans ses mains.

Jenny lui passa alors un bras autour du cou et minauda :

— Tu ne veux pas me faire plaisir, Travis? Imagine un peu. Juste toi et moi à New York. Un week-end de rêve en amoureux...

Le pauvre homme soupira bruyamment et finit par ronchonner, la tête posée contre son poing fermé :

— Bon, bon... Je vais y penser.

— Oh, tu es un ange, roucoula Jenny en se détachant aussitôt de lui.

Sourire aux lèvres, elle se tourna enfin vers les deux hommes pour prendre leurs commandes. Cela fait, ils s'installèrent à la table 17 en attendant d'être servis. Après un moment, Travis Dawn vint s'asseoir avec eux. Café en main, il leur expliqua qu'il avait eu vent de l'incident de la veille, avec Rick Harrison.

— À mon avis, on révoquera simplement son permis pour quelques mois, et il écopera de deux amendes : une pour les menaces, une pour conduite avec facultés affaiblies.

Comme Marcus baissait les yeux, le policier ajouta, sincère :

— Désolé, je sais que ce n'est pas grand-chose...

— Ça va, Travis, on sait que ce n'est pas de ta faute, le rassura Marcus.

— Si ce n'est pas trop indiscret, que lui avez-vous fait pour qu'il s'emporte de la sorte?

— Nous sommes devenus amis avec la jeune Daisy Harrison, répondit gravement Marcus.

— Vous êtes amis avec Daisy Harrison? répéta Jenny, qui venait d'arriver avec leurs assiettes.

Marcus hocha la tête, et la blonde s'exclama :

— Oh, mais c'est bien son père qui est venu vous menacer hier soir?

— Ma chérie, nous étions justement en train d'en parler, intervint Travis.

À ces mots, Jenny lui donna une tape sur la tête.

— Tu crois que je pouvais vous entendre des cuisines, imbécile?

Travis, moue sur les lèvres, se massa vigoureusement la tête, mais ne dit rien. Comme Jenny attendait toujours une réponse, Harry expliqua :

— Apparemment, Harrison croit qu'on abuse de sa fille.

— Sérieux?

— Il est parano, renchérit Marcus. Je veux dire, la mère de Daisy est venue deux fois à Goose Cove et elle n'a rien insinué de tel.

— En même temps, une adolescente qui rend souvent visite à deux adultes, ça peut paraître louche, nuança Jenny.

Vu comme ça, en effet.

Il coula un regard vers Harry, qui mangeait en silence. Pensait-il à toutes les fois où sa Nola était venue le rejoindre chez lui, en cachette? Regrettait-il de l'avoir laissée venir à sa guise à Goose Cove, sachant tous les risques qu'il encourrait, lui, si on les surprenait ensemble, dans les bras l'un de l'autre?

De son côté, Travis les observait se gaver d'œufs, de bacon et de toasts et finit par lancer à sa femme :

— Dis donc, Jenny, tu ne m'as rien apporté, à moi?

— Et toi, tu as réfléchi à notre escapade en amoureux à New York? répliqua-t-elle en s'éloignant.

Travis roula les yeux. Une fois à nouveau seuls, Marcus tourna la tête vers lui.

— Travis, je ne sais pas si Jenny plaisantait tout à l'heure, mais ça me ferait plaisir de vous réserver ma chambre d'amis lorsque vous viendrez à New York.

— Vraiment? s'étonna-t-il. Ne te sens pas obligé, hein.

— Non, ça me ferait plaisir. Ce n'est pas comme si je recevais des tonnes de gens chez moi, de toute façon.

Marcus haussa les épaules. Il ne pouvait pas se vanter d'avoir une vie sociale bien remplie, et il ne se voilait plus la face depuis longtemps. Certes, on l'invitait à des événements culturels importants depuis la parution de son premier roman, et il regardait parfois le football américain sur son téléviseur géant en compagnie de Douglas, son ami et agent littéraire, mais le reste du temps, il était seul.

Travis le tapa sur l'épaule avec affection.

— Merci, c'est vraiment sympa de ta part, surtout que Jenny a l'air d'y tenir, à ce petit voyage.

— Ça va vous faire du bien à tous les deux de sortir un peu d'Aurora, le taquina Marcus.

— Bah, moi, je m'y plais bien, à Aurora, rétorqua Travis.

— C'est une petite ville charmante, et tranquille surtout, commenta Harry.

— Exactement, approuva aussitôt le policier. Des gens sympathiques, de l'air pur et frais, un taux de criminalité avoisinant le zéro pour cent... Enfin, il y a parfois des gamins qui rôdent la nuit, je vous l'accorde volontiers, mais pas de quoi en faire tout un fromage. Tout le monde se sent en sécurité, ici.

Il but une gorgée de son café, puis poursuivit, la voix sérieuse :

— Après, oui, on s'est déjà cassé les dents sur des affaires jamais élucidées, inutile de le nier : le meurtre de Deborah Cooper, la disparition de Nola Kellergan...

Marcus vit du coin de l'œil Harry se crisper et faillit frapper Travis d'avoir osé aborder un tel sujet : maintenant qu'il connaissait la vérité, il comprenait mieux les réactions maussades et parfois farouches de son ami lorsqu'on parlait de cette vieille affaire, et il ne supportait pas de le voir souffrir de la sorte. Il tenta donc de dévier le sujet de conversation :

— Travis, je peux te demander un service?

— Bien sûr.

— Ça te dérangerait d'envoyer tes gars patrouiller aux alentours de Goose Cove, quand Harrison sortira de l'hôpital?

Le visage du policier s'éclaira.

— C'est une excellente idée. Si Harry n'y voit aucun inconvénient...?

— Si ça peut le dissuader de revenir, je ne dis pas non.

L'affaire conclue, Travis se leva. Il fallait qu'il parte bosser, il avait une montagne de dossiers à classer dans son bureau. Il les salua d'un signe de main après leur avoir promis de surveiller de près les environs.

Une fois seul à seul, Harry releva la tête de son assiette. Il le regardait d'un air bienveillant.

— Merci, Marcus.

— Vous n'avez pas à me remercier, je ne tiens pas à ce que Harrison revienne nous emmerder avec ses insinuations débiles.

Harry leva les yeux au ciel. Après s'être assuré que personne ne les écoutait, il lui murmura :

— Non, Marcus, je vous remerciais d'avoir changé le sujet de la conversation, tout à l'heure.

— Oh, lâcha Marcus, interdit.

— Sans vous, Travis aurait sans doute épilogué sur... Enfin, vous savez.

Il sourit. Bien sûr qu'il savait.

Quand Jenny passa à côté de leur table, Marcus lui commanda d'autres toasts. Harry le dévisagea avec des yeux ronds.

— J'ai faim, se justifia Marcus, l'air penaud.

Harry secoua la tête, incrédule.

— Parlant de ça, je vais y aller. Il faut que j'aille au magasin général.

— Pourquoi? J'ai fait les courses il y a trois jours, le frigo est encore plein, lui rappela Marcus.

— Oui, mais vous avez oublié d'acheter du riz.

Il expliqua qu'il tenterait aujourd'hui de cuisiner des sushis, mais que sans riz, il ne parviendrait pas à grand-chose. Il lui assura qu'il serait de retour à la maison avant midi. Marcus le suivit du regard et tenta tant bien que mal de refréner le sentiment de vide, étrange, qui gonflait dans sa poitrine.

— Tu sais, c'est bien que tu sois revenu dans ce trou.

Marcus sursauta et releva la tête.

— Ça lui fait du bien, à Harry.

— Je sais.

— Non, je pense pas, répliqua Jenny Dawn.

Elle lui donna son assiette de toasts et s'assit à sa table, en face de lui.

— Je le connais depuis des années. Il m'a toujours donné l'impression d'être un type extraordinaire, mais aussi et surtout très seul.

Marcus croqua dans sa première toast et la laissa parler, se demandant où elle voulait en venir avec une telle entrée en matière.

— Oh, bien sûr, depuis qu'il est célèbre, on crie au génie, on l'admire de loin... Je sais pas c'est quoi la gloire, tu t'en doutes bien, mais m'est avis que ça t'isole plus que d'autre chose.

— Je suppose que tu as raison, répondit Marcus, interdit.

Jenny claqua la langue.

— Tu comprends toujours pas, hein?

Marcus fronça les sourcils.

— T'es la seule personne qui compte pour lui, Marcus, soupira Jenny.

Elle lui jeta un regard triste.

— Il est pas marié, il a pas d'enfants. Il parle jamais de ses nièces ou de ses neveux, à mon avis c'est parce qu'il en a pas. Ses amis, s'il en a, viennent pas lui rendre visite.

— Si, l'interrompit vivement Marcus. Moi, je lui rends visite.

— Justement. Y a que toi.

Marcus hocha la tête, il n'avait aucun mal à le croire. Harry, malgré son charisme et son amabilité, s'était lié à bien peu de personnes au cours de son existence; il demeurait un être foncièrement solitaire et indépendant. Ces traits de caractère n'empêchaient cependant pas le sentiment de solitude susceptible de s'immiscer au fil des années dans le cœur d'un homme — Harry en était la preuve vivante.

— Pourquoi tu me dis tout ça? s'enquit-il.

Jenny détourna le regard. Elle finit par répondre, lentement :

— Parce que même s'il te le dira sans doute jamais, il a besoin de toi, Marcus. Et c'est ça que t'as pas l'air de comprendre.

Marcus fronça les sourcils. Il se doutait que Harry devait à l'occasion se sentir seul dans sa grande maison de campagne, loin des théâtres et des galeries d'art qu'il affectionnait tant, mais de là à dire qu'il avait besoin de lui... Jenny n'exagérait-elle pas un peu? Devant son air dubitatif, elle renchérit :

— Tu savais que t'étais la première personne à qui il s'est véritablement attaché depuis son arrivée dans ce patelin?

Marcus se mordit la langue. Il ne pouvait pas la contredire et lui révéler que Harry s'était par le passé épris d'une adolescente de quinze ans dès son arrivé dans le patelin en question.

— Comment sais-tu tout ça? demanda-t-il.

— C'est compliqué.

Elle se leva alors, et Marcus comprit qu'elle tentait d'éviter la question. Elle le fuyait. Il la retint doucement par le poignet.

— Jenny, qu'est-ce qu'il y a? insista-t-il.

— Rien. Oublie ça, tu veux?

— Jenny...

Elle lui jeta un regard triste. Elle se dégagea de sa poigne et se rassit.

— Je le connais depuis longtemps, Harry. Quand il vient manger ici, il a toujours cet air triste et rêveur, un peu déconnecté de la réalité. Au début, je me suis dit que c'était normal, car vous, les écrivains, vous enfermez dans les mondes que vous créez.

Marcus sourit.

— Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis?

— Toi. Quand t'es là, Marc', il revient à la vie. Littéralement. Il sourit, il rit. Il est heureux, quoi. Alors que quand t'es pas là, il n'arrête pas de fixer la fenêtre et de soupirer. Il s'emmerde, il déprime, quoi.

Marcus la dévisagea, médusé. Il ne savait pas quoi dire, alors il la laissa parler.

— Au fond, il a besoin de quelqu'un pour lui tenir compagnie. Quelqu'un qui le comprenne vraiment.

— Et ce quelqu'un, c'est moi?

— Forcément. T'es simplement trop aveugle pour t'en rendre compte.

— Ça ne pourrait pas être... je ne sais pas, toi, par exemple?

Elle éclata d'un rire sans joie en se replaçant le toupet.

— Non. Je le connais, je l'apprécie... mais je le comprends pas. Tu sais, il a toujours agi de manière étrange avec moi.

— Ah bon?

— Quand il est débarqué à Aurora, j'ai cru qu'il allait se passer quelque chose entre nous, je veux dire on est sortis ensemble plusieurs fois.

Il arqua un sourcil, tout étonné, et elle haussa les épaules.

— J'avais tort. Du jour au lendemain, il a cessé de s'intéresser à moi. Comme s'il avait trouvé mieux ailleurs. Je te jure, les hommes...

Encore une fois, Marcus se retenait de ne pas lui parler de la relation secrète entre Harry et Nola. Il ne pouvait pas trahir la confiance de son ami pour rassurer la pauvre Jenny, qui avait l'air de n'avoir jamais tourné la page sur cette histoire. Alors il se contenta de lui sourire; malgré tout, il éprouvait de la sympathie pour elle et n'aimait pas la savoir malheureuse.

— Ça doit être pour ça que vous vous entendez aussi bien, tous les deux, commenta Jenny avec un petit sourire entendu. Tu commets, d'une certaine façon, les mêmes erreurs que lui.

— Pardon?

— Bah, avec Lydia Gloor. Ici, ce n'est peut-être pas New York, mais on est tout de même au courant de ce qui s'y passe, figure-toi.

— Oh, ça...

— Oui, ça. T'en fais pas, je suis pas d'accord avec ce que t'as fait, mais je vais pas te cracher à la gueule pour autant. Juste... Le refais pas, d'accord? Il y a des gens qui s'attachent vraiment vite aux autres et ça fait mal, Marcus.

Elle n'avait pas tort, et il songeait malgré lui à Alice, qui lui avait déclaré ses sentiments à peine quelques jours après qu'ils se soient rencontrés. Il préférait cependant mettre les voiles vers un autre sujet; il ne ne se sentait pas prêt à s'expliquer sur ce qui s'était passé à New York. Pas encore.

— Si tu es tombée amoureuse de Harry, comment tu peux le côtoyer presque chaque jour? Comment tu peux faire comme si de rien n'était, encore aujourd'hui?

— Je n'en sais rien, avoua Jenny. Je dois être maso. J'imagine que c'est plus facile, au fil du temps. À l'époque, j'étais vraiment folle de lui, tu aurais dû me voir... C'était limite pathétique.

Elle s'esclaffa doucement.

— Pourquoi t'es-tu mariée à Travis, alors?

— Pourquoi, selon toi? rétorqua-t-elle, amère. Oh, j'ai pas à me plaindre, c'est quelqu'un de bien. Mais...

— Mais ce n'est pas Harry, acheva Marcus.

Jenny hocha la tête, il avait vu juste. Elle sourit tristement en jetant un coup d'œil à la plaque gravée au nom de Harry.

— Je pense que j'aurais préféré qu'il retourne à New York une fois son bouquin terminé.

Avec un sourire embarrassé, Jenny s'essuya ses yeux du revers de la main puis se leva, cette fois pour de bon. Elle refusait de se laisser abattre. Elle n'était peut-être que la propriétaire d'un modeste restaurant, mais avec le dos droit, et la tête haute, elle en imposait.

— Je te sers autre chose?

— Non, merci. Il faut que je file. Jenny?

Elle se retourna.

— Oui?

— J'imagine que Daisy ne viendra pas travailler aujourd'hui, hein?

Jenny secoua la tête.

— Comme tu t'en doutes, elle rend visite à son père.

— Oui, bien sûr.

Il hocha la tête, déçu malgré lui. Il avait l'impression que cela faisait des siècles qu'il n'avait pas vu sa rouquine préférée, et avec les menaces d'hier soir, sans doute ne la reverrait-il pas de sitôt.

— Marcus? Fais attention, tu veux? lança soudainement Jenny.

— Pourquoi? Pour l'heure, Harrison est cloué à un lit d'hôpital. Il ne risque pas de surgir d'un buisson et de m'attaquer.

Elle hocha lentement la tête, main sur la hanche.

— Ouais, peut-être. Mais dans ce bled, il existe des tas de Rick Harrison. Alors, fais attention.

NOTE // Alors, alors, que pensez-vous de Jenny? Pour ma part, j'adoooore ce personnage et j'avais vraiment hâte de vous présenter ce chapitre pour que vous fassiez plus amplement sa connaissance.

Avant que j'oublie de vous en parler, n'hésitez pas à me dire si vous ne comprenez pas certains détails; R&L étant une fanfiction, je ne peux pas résumer de A à Z le roman d'origine, sinon ce serait pénible pour celles et ceux qui, eux, l'ont lu. J'essaie donc de trouver un juste milieu entre ces deux « partis ».

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