dix // médisances
TW: propos homophobes à partir de ce chapitre.
Whisper, The Dear Hunter
De retour à la salle d'attente, Harry fonça droit vers la cafetière et les verres en carton, disposés sur un petit meuble en bois. Quelques têtes se tournèrent vers lui, et il se surprit à espérer que personne ne le reconnaisse : il n'était vraiment pas d'humeur à bavarder ou à signer des autographes.
Il activa la machine à café et se croisa les bras en attendant qu'elle cesse de ronronner. Il essaya de se concentrer sur la chanson qui passait à la radio pour éviter de trop penser, comme à chaque fois qu'il se retrouvait seul, mais la mélodie sucrée, combinée aux paroles niaises, eut bientôt raison de lui : il laissa son esprit divaguer.
Aussitôt, il revit la docteure Pendergast lui sourire avec pitié, puis Travis Dawn lui montrer la fameuse photo qui lui avait enfin ouvert les yeux.
— Laissez-moi le voir, avait-il alors ordonné, le regard dur.
Travis avait froncé les sourcils.
— Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée...
Harry l'avait fusillé du regard.
— Pourquoi donc?
— Parce que vous avez l'air de vouloir achever la besogne de nos trois gaillards.
— N'exagérez pas!
Ce n'est qu'à ce moment qu'il avait réalisé qu'il serrait les poings, les dents serrées.
— Allez donc marcher un peu dehors, ou allez boire un café, monsieur Quebert, avait suggéré la docteure Pendergast, diplomate. Dans son état, votre ami ne risque pas de s'enfuir de cette chambre, de toute façon.
Il avait soupiré, fixé la porte derrière laquelle reposait Marcus pendant un long moment avant de capituler, à contrecœur. Sans un mot, il avait tourné les talons et senti Travis lui emboîter le pas. Il voulait se lancer tout de suite dans l'enquête, disait-il, car il fallait battre le fer pendant qu'il était chaud.
Avant de le laisser à la salle d'attente, il s'était tourné vers lui, un sourire qui se voulait rassurant placardé sur le visage.
— Ça va aller, Harry, on va les attraper.
— J'espère bien, avait-il répliqué d'une voix peut-être un peu trop sèche.
En vérité, ce grand benêt de Travis Dawn avait tout intérêt à réussir son enquête : les trois abrutis méritaient d'être traînés en justice pour ce qu'ils avaient fait, et Harry était prêt à remettre à sa place quiconque osant prétendre le contraire.
Une fois le café prêt, il se saisit d'un verre en carton et s'apprêtait à se servir quand on lui tapota l'épaule avec insistance. Agacé, il tourna la tête... puis la baissa et découvrit une rouquine bien familière le dévisager du haut de son mètre cinquante‑cinq.
— Qu'est-ce que tu fais là, toi?
— Bonjour à vous aussi, ça va très bien, merci, ironisa Daisy Harrison, les bras sur les hanches.
Harry la regarda un moment, hébété. Il se souvenait d'une réplique semblable, prononcée par une autre fille de quinze ans, avec certes moins de mordant.
— Excuse-moi, bonjour Daisy, se reprit-il, cette fois plus doucement.
L'adolescente pouffa de rire.
— C'est fou à quel point vous, vous êtes plus gentil que Marcus, expliqua-t-elle une fois calmée. S'il était là, il m'aurait fait taire en me donnant une chiquenaude sur le front. Il m'énerve quand il fait ça.
Harry, qui venait de prendre une gorgée de son café, toussota.
— Tu as de la chance, il ne peut s'en prendre à toi, à l'heure actuelle. En fait, il ne peut s'en prendre à personne.
Daisy fronça les sourcils.
— Hein? Qu'est-ce que vous voulez dire?
Il proposa qu'ils s'installent sur les chaises alignées contre le mur, puis il lui raconta toute l'histoire : comment l'hôpital l'avait appelé ce midi pour le sommer de venir le plus vite possible, comment trois mystérieux jeunes hommes s'en étaient pris à son ami sur la plage, puis comment il avait appris la vérité sur ce qui s'était vraiment passé à New York, un mois plus tôt.
— Eh bah... merde, laissa-t-elle échapper, les yeux ronds.
Comme chaque fois qu'une jeune personne devenait grossière en sa présence, Harry fronça les sourcils, mais ne pipa mot. Dans une situation pareille, il n'y avait en effet que ça à dire. Merde.
— Mais comment ça se fait que vous n'étiez pas au courant, pour Marcus? s'étonna la demoiselle. Les journaux à potins ne font que parler de ça depuis des semaines.
Comme pour lui prouver ses dires, elle bondit sur les journaux et les magazines empilés n'importe comment sur la table basse devant eux. Elle feuilleta l'un d'eux à vive allure, la mine concentrée, le balança dans la pile avec un claquement de langue, en reprit un autre et recommença le même manège.
— Ça va, Daisy, je te crois sur parole. De toute façon, ça ne change rien à l'affaire, il m'avait formellement demandé de ne pas lire ces bêtises.
Évidemment, la petite sotte ne l'écouta pas. Au bout d'un moment, elle poussa une exclamation de triomphe. Ni d'une ni de deux, elle lui ficha sous le nez une photo si grande qu'on l'avait imprimée sur deux pages.
— Là, vous voyez?
Il croisa les bras et observa l'image. Elle représentait tout simplement Marcus et une jolie blonde, qui marchaient main dans la main dans une rue de Manhattan. En tournant la page, il vit qu'un article de trois pages, au titre dramatique et provocateur, l'accompagnait.
— Tout sur la mascarade de Marcus Gayman? lut-il à voix haute.
Daisy roula les yeux.
— Oui, c'est comme ça que les journalistes l'appellent.
Harry, les sourcils froncés, se força à lire l'article du début à la fin. Passé outre le style maladroit et répétitif de l'auteur, il comprit grosso modo ce qui s'était passé à New York : pendant que Lydia Gloor était partie à Vancouver pour tourner sa série, son petit ami Marcus Gayman s'était entiché, à en croire une source fiable, d'un jeune homme ouvertement homosexuel du nom d'Alistair Callaghan.
Toujours selon cette source, les deux hommes n'auraient pas perdu de temps et « en auraient bien profité » avant de se faire prendre la main dans le sac par Gloor, qui plus est dans le lit de celle-ci!
Bien sûr, il était tentant de cracher au visage des deux hommes pour s'être ainsi laissés aller à leurs jeux pervers, mais l'auteur de l'article tenait à rappeler à ses fidèles lecteurs que c'était tout de même Gayman qui avait menti à son jeune ami. En effet, il lui avait affirmé qu'il était célibataire la première fois qu'il l'avait abordé.
Quoi qu'il en soit, on n'avait pas revu Marcus Gayman depuis ce fâcheux incident, et certaines mauvaises langues ricanaient qu'il avait dû s'exiler, tout honteux, au Canada. La pauvre Lydia Gloor, quant à elle, ne sortait plus de chez elle, sans doute traumatisée à vie par l'image de son petit ami dans les bras d'un autre homme.
Devant l'air choqué de Harry, Daisy lui apprit, la voix légère :
— Vous savez, il y a pire. À la page 31, il y a un test de personnalité pour ces dames. Votre petit ami pourrait-il être lui attiré par les hommes? Répondez aux questions suivantes pour le savoir!
Harry secoua la tête en jetant le torchon sur la table basse.
— Décidément, j'ai bien fait de demander à la police d'essayer d'étouffer l'incident d'aujourd'hui. Si ça, ça venait à se savoir...
— Ce serait la cata, commenta Daisy, avec un vigoureux hochement de tête.
Harry n'aurait pas pu dire mieux. Il but une gorgée de son café et déglutit : il était devenu tiédasse pendant qu'il lisait. Avec une grimace, il reprit :
— Mais pourquoi il ne m'a rien dit?
— Peut-être parce qu'il voulait essayer de tourner la page?
— Non, j'ai vraiment l'impression qu'il ne voulait pas que je sois au courant.
S'il ne l'avoua pas à voix haute, il devait reconnaître que ce n'était pas très sympathique de sa part. Un vrai ami se confiait à vous, n'est-ce pas? Daisy haussa les épaules. Comme lui, elle n'y comprenait rien.
Le bon côté des choses, réalisa-t-il, c'était que parler à quelqu'un lui faisait du bien : s'il était encore fâché contre Marcus, il n'avait plus envie de lui démolir la figure. Ou, du moins, ce qui lui en restait.
Il se tourna à nouveau vers Daisy, avec un faible sourire.
— Tu n'as toujours pas répondu à ma question, toi.
— Comment ça?
— Je t'ai demandé ce que tu faisais ici.
Son visage se rembrunit.
— Oh, c'est pour mon père.
Bien sûr. Rick Harrison, suite à son accident de voiture de la veille, se retrouvait cloué à un lit d'hôpital jusqu'à nouvel ordre, et il était tout naturel que sa femme et sa fille soient venues lui rendre visite aujourd'hui.
— Tu es au courant de ce qui s'est passé, j'imagine? demanda Harry, prudent.
— Dans les grandes lignes, oui.
Cela signifiait donc que sa mère, qui la croyait suffisamment mature, à son âge, pour encaisser la vérité, lui avait tout expliqué. Ça tombait bien, il n'avait pas envie de lui mentir, lui non plus, sous prétexte qu'elle était « trop jeune ».
— Corrige-moi si je me trompe, mais si ton père est venu chez moi hier, c'est bien parce qu'il croyait que Marcus et moi représentions, disons, un danger pour toi?
Elle secoua la tête.
— Il n'aimait pas que je vienne chez vous, mais c'est pas ce qui l'a poussé à... enfin, vous savez. Comme je vous l'ai déjà dit, mon père est très conservateur. Il n'aime pas les gens comme Marcus, il s'en méfie et comme il me surprotège... enfin, voilà, quoi.
Ça expliquait pourquoi son père s'en était surtout pris à Marcus. Harry comprenait mieux, à présent.
— Il pense que tu vas devenir lesbienne à force de côtoyer Marcus? ironisa-t-il sans pouvoir s'en empêcher.
— Je pense, ouais, marmonna Daisy, la tête baissée.
— Il boit souvent comme ça?
Il devait avoir touché un point sensible, parce que la très volubile Daisy se contenta de hocher la tête, sans mot dire. Comme il ne disait rien, elle finit par avouer :
— Entre vous et moi, je trouve que ça a empiré depuis qu'on a déménagé.
— Depuis que vous vivez à Aurora?
— Bizarre, hein?
Harry se rappelait les yeux plein d'admiration de Dolores Harrison quand ils s'étaient rencontrés; pendant qu'il lui dédicaçait Les origines du mal, elle n'avait pas cessé de lui sourire à pleines dents. Si elle ne ressentait fort probablement rien d'aussi fort pour lui, sans doute un mari anxieux pouvait-il y voir là matière à s'inquiéter... Mais il ne pouvait pas dire ça à Daisy.
— Est-ce que Marcus et moi, on aura la vie sauve si on arrête de te parler? demanda-t-il pour changer de sujet.
Il n'avait pas oublié les menaces de Harrison : il les tabasserait s'ils continuaient d'être amis avec la petite rousse. Vu son état actuel, il ne pouvait rien leur faire, mais peut-être avait‑il des amis aussi étroits d'esprit que lui, dans les environs, prêts à se salir les mains.
Une horrible pensée lui vint soudain : et si les trois types responsables des blessures de Marcus connaissaient Harrison? Pire encore, et si Harrison lui-même leur avait demandé d'agir en son nom?
À cette hypothèse, il pensa malgré lui à Nola, si rationnelle et pragmatique. Contrairement à lui, elle préférait agir que penser, et si elle était encore avec lui, elle se serait gentiment moquée de lui : en‑dehors de ses romans, son imagination débordante ne lui servait pas à grand-chose.
— Faut pas l'écouter. Il dit n'importe quoi, quand il est bourré, soupira Daisy.
— Il m'avait l'air pourtant très sérieux, quand il nous a menacés.
— C'était avant qu'il apprenne qu'on lui a collé tout un tas d'amendes à payer. Il risque aussi la prison, vous savez.
Harry faillit répliquer que c'était tout ce qu'il méritait, avant de croiser le regard soucieux de Daisy.
— Ça n'ira peut-être pas jusque-là, tenta-t-il de la rassurer.
Elle haussa les épaules, l'air peu convaincue.
— Mouais, on verra ça quand il pourra s'en aller d'ici. En attendant, je suis devenue la risée de ma classe, et peut-être même du lycée au complet. On m'appelle la fille de l'alcoolo fou furieux et j'ai perdu quelques amis au passage. Cool, hein?
— Oh, c'est affreux, dis donc, commenta-t-il, sincère.
Comme il avait enseigné pendant quelques années dans un lycée avant de tout abandonner pour se consacrer pleinement à l'écriture, il imaginait sans mal le calvaire de la pauvre fille, surtout que dans une petite ville comme Aurora, les rumeurs circulaient vite.
Elle hocha la tête, et un long silence s'ensuivit. Avant que le malaise ne s'éternise, il proposa qu'elle aille rejoindre ses parents; ça faisait déjà un bon moment qu'ils discutaient.
— Oui, mais avant, ça vous dérangerait de m'en faire un?
Elle pointait du doigt le gobelet vide qu'il tenait encore dans sa main. Harry arqua un sourcil.
— Tu bois déjà du café?
— Jamais de la vie, s'exclama-t-elle, les yeux ronds. C'est ma mère qui en veut un, c'est même pour ça que je suis redescendue... Le problème, c'est que je ne sais pas du tout comment me servir de cette machine.
Elle regardait d'un air appréhensif la cafetière posée sur le meuble non loin d'eux. Sans pouvoir s'en empêcher, Harry éclata de rire.
Ça, c'était la Daisy qu'il connaissait.
Au menu du prochain chapitre : Harry, redevenu calme grâce à Daisy, estime qu'il est plus que temps qu'il retourne à la chambre de Marcus, cette fois pour avoir une bonne conversation avec lui...
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top