deux // carottes
Flares, The Script
Après qu'ils eurent nourri les mouettes sur la terrasse, comme Harry en avait chaque jour l'habitude, ils décidèrent sur l'idée de Marcus de se rendre dans un supermarché près d'Aurora acheter de quoi se faire un festin le soir même. Marcus proposa de prendre sa voiture et quelques minutes plus tard, les deux amis roulaient en direction de la petite ville de Montburry.
Après un moment de silence, Harry finit par lui demander :
— Alors, combien de temps comptez-vous rester dans le coin?
— Je n'en sais rien. Le temps que les choses se tassent à New York, j'imagine.
— Ça risque de prendre du temps, à votre avis?
— Pourquoi? Vous êtes pressé de me voir partir? le taquina Marcus.
— Tss-tss, vous savez bien que vous êtes toujours le bienvenu chez moi.
Bien sûr qu'il le savait. Il avait toujours eu sa place, à Goose Cove. C'était d'ailleurs pour cela qu'il avait choisi de l'appeler, lui, ce matin : il savait que Harry ne l'abandonnerait pas dans une telle situation de crise. Avec du recul, il était sans aucun doute la seule personne à le cerner, à le comprendre. Il comprenait ses déprimes passagères liées à l'écriture, sa tendance maladive à vouloir impressionner la galerie avec sa culture générale et son besoin d'être seul pour écrire ou pour réfléchir.
— Et puis, voyons les choses en face, Marcus. Loin des projecteurs, vous aurez la paix pour commencer votre deuxième livre.
— C'est vrai. Vous croyez que les gens voudront le lire, malgré tout le tapage médiatique?
Harry éclata de rire.
— Mon pauvre, au moment où vous aurez fini de l'écrire, les gens auront déjà oublié toute cette histoire.
— Si vous le dites...
— Marcus, pourquoi cette tête d'enterrement?
Il haussa les épaules, le regard rivé sur la route qui défilait à toute allure. Il préférait ne pas répondre.
— Vous pensez à votre chère Lydia, c'est ça?
— Non.
— À qui, alors?
— Eh bien, pour tout vous dire, c'était...
— Marcus, attention! cria soudain Harry.
Marcus comprit vite pourquoi son ami paniquait. Un cycliste qui jusque-là roulait sur le bas-côté avait décidé de traverser la rue, et ce, sans regarder au préalable à gauche et à droite. Mais quel imbécile!
Le cœur battant, il donna un coup de volant abrupt vers la droite afin de l'éviter tout en appuyant sur les freins. Les pneus crissèrent dans un bruit de fin du monde, et la voiture s'immobilisa in extremis à moins d'un mètre du fossé.
— Ça va, Harry? demanda Marcus, sonné.
— Pas trop mal, grimaça son passager.
Ils s'extirpèrent du véhicule et se dirigèrent aussitôt vers le pauvre homme, qui remontait tant bien que mal du fossé avec son vélo. Sans doute s'y était-il précipité, dans un réflexe de survie, en apercevant du coin de l'œil la voiture foncer droit sur lui.
— Vous allez bien? cria Marcus en courant vers lui, Harry sur les talons.
— Si je vais bien? Bordel, mais vous avez failli me tuer, espèce de crétin! Et vous avez le culot de me demander si je vais bien?
C'est à ce moment que Marcus réalisa que le cycliste était en fait une cycliste, au féminin. Une très jeune cycliste, s'il en jugeait par sa petite stature. Il ne lui donnait pas plus de treize ans, et encore, il était généreux.
— Tu es sérieuse, là? soupira-t-il. C'est toi qui t'es jetée au milieu de la rue.
— Non, c'est vous qui avez failli me rouler dessus, rouspéta la rouquine.
Le regard enragé, elle enleva son casque de vélo, et aussitôt, de longues mèches rousses, à peine retenues par une queue de cheval probablement nouée à la va-vite, tombèrent de chaque côté de son visage. Marcus lui jeta un regard ennuyé. Il ne se sentait pas d'humeur à se prendre la tête avec une gamine aussi écervelée que celle-ci, alors il préféra changer de sujet :
— J'espère que tu n'as rien de cassé?
Elle fit la moue et bougea son cou, ses bras, puis ses jambes avant de lever à nouveau la tête vers lui. À force, il craignait qu'elle ne chope un torticolis.
— Non, rien de cassé. Ce qui relève du miracle, si vous voulez mon avis.
Elle ne criait plus, mais le foudroyait toujours du regard. C'est à ce moment que Harry intervint :
— Excuse-moi, je crois qu'on se connaît, toi et moi... On s'est brièvement parlés au Clark's, ce matin.
Elle l'observa un moment avant de s'exclamer :
— Oh, vous êtes l'écrivain, c'est ça? Harry... heu...
— Harry Quebert, se présenta-t-il en lui serrant la main.
— Daisy Harrison. J'ai vu votre plaque, au restau'. C'est bien vous qui avez écrit Les Origines du malheur?
— Les Origines du mal, oui.
— Ma mère en est folle dingue. Ça doit être pour ça qu'elle a tant insisté pour qu'on vienne dans ce bled, elle devait savoir que vous habitiez dans le coin.
— Vous êtes arrivés ici il n'y a pas longtemps, donc?
— Deux semaines, à peu près. Juste à temps pour la rentrée scolaire.
Elle grimaça.
— Permets-moi de te présenter mon ami Marcus Goldman, lui aussi écrivain.
— Juste par curiosité, est-ce qu'il écrit mieux qu'il conduit? répliqua la gamine, une moue moqueuse sur les lèvres.
Marcus se força à sourire et à lui serrer la pince... et le regretta. Cette Daisy Harrison observa sa large main quelques secondes, l'air pas trop sûre d'elle, avant de la refermer presque à contrecœur de ses petits doigts avec une mollesse déconcertante, voire insultante. Il pourrait bien sûr mettre son insolence sur le compte de son jeune âge, mais tout de même, à douze ou treize ans, on connaît les règles de savoir-vivre, non?
— Marcus Goldman, hein? Votre nom me dit quelque chose... Vous écrivez quel genre de livres?
— Des livres d'amour.
Aussitôt, elle tira la langue de dégoût.
— Et ça se vend bien, vos trucs?
— Absolument, répliqua Marcus, vexé.
Elle le regarda, interdite, avant d'éclater de rire.
— Ce que vous êtes susceptible, se moqua-t-elle en enfourchant son vélo.
Si Harry lui envoya la main, Marcus, lui, garda le silence et se croisa les bras. Quand ils aperçurent la silhouette de Daisy gravir avec peine la colline qu'ils avaient descendue en voiture tout à l'heure, ils estimèrent qu'elle ne pouvait plus les entendre là d'où elle était, et ils soupirèrent de concert.
— Eh bien, en voilà, une drôle de demoiselle, remarqua Harry avec un sourire.
Marcus roula les yeux et conclut, bien sérieux :
— C'est là que j'ai envie de bénir mes parents de ne pas m'avoir donné de petite sœur... Ou de sœur tout court.
//
Un peu plus de deux semaines s'écoulèrent. Deux semaines tranquilles, loin de l'agitation new-yorkaise, et uniquement consacrées à l'écriture et à leur amitié.
Chaque matin, les deux hommes se levaient avant le lever du soleil et joggaient jusqu'au Clark's, comme ils en avaient l'habitude lorsque Marcus était encore son étudiant. Tout en prenant leur petit-déjeuner, ils parlaient de leurs livres, de ceux des autres, de leurs inspirations, de leurs vies, de la vie.
Ils rentraient ensuite à Goose Cove où Marcus s'installait jusqu'au soir dans le bureau de Harry pour rédiger son deuxième roman. Ainsi se déroulaient leurs journées : un quotidien monotone mais reposant.
Durant ces deux semaines, ils ne reparlèrent pas du scandale Gloorman, comme la presse l'appelait. Tant mieux : si Marcus s'était enterré à Aurora, petit trou perdu de la côte Est, c'était pour oublier tout ce battage médiatique et se ressourcer auprès de l'homme qui l'avait pris sous son aile bien des années plus tôt. Sans lui, il ne serait sans doute jamais devenu le grand écrivain Marcus Goldman; il serait resté Marcus, tout simplement Marcus, la grande gueule sans talent.
— Ça avance, votre livre, Marcus?
— Oh, à merveille.
Ça se passait vers la fin du mois d'août. Les yeux rivés sur son écran d'ordinateur, Marcus mordillait le capuchon de son stylo quand Harry entra, deux tasses de café fumantes dans les mains. Il lui en tendit une, et le jeune homme le remercia d'un sourire.
— Content de vous l'entendre dire.
Marcus le sentit se pencher par-dessus son épaule et réagit en moins de deux. D'un coup sec, il abaissa l'écran de son ordinateur.
— Non. Pas avant que j'ai terminé de réécrire le deuxième chapitre, au moins.
Devant son regard déçu, il s'adoucit :
— Vous serez le premier à lire mon histoire, Harry, je vous le promets.
Son ami soupira, résigné, et au même moment retentit la sonnette d'entrée.
— Vous attendiez quelqu'un? s'étonna Marcus.
— Hm, non.
Pendant qu'il allait ouvrir, Marcus essaya de se replonger dans l'action de son deuxième chapitre, la fameuse « droite dans la mâchoire de [ses] lecteurs ». Il relut les dernières phrases qu'il avait écrites avant de soupirer : il entendait Harry accueillir leur mystérieux invité et il n'arrivait plus à se concentrer.
— Oh, bonjour Daisy, disait-il.
Marcus arqua un sourcil. S'il ne savait toujours pas quoi penser de la demoiselle, Harry semblait pour sa part déjà l'apprécier : son caractère tout feu tout flamme, bien que déconcertant, l'amusait plus qu'il ne le dérangeait.
Depuis l'incident sur la route, ils ne l'avaient revue qu'une ou deux fois au Clark's, et comme elle travaillait, ils l'avaient simplement saluée sans prendre de ses nouvelles. Alors, que venait-elle faire à Goose Cove?
— Vous ne vous attendiez pas à me revoir de sitôt, hein? claironna la gamine.
— C'est le moins que l'on puisse dire. Mais entre, entre!
Marcus tendit l'oreille : ils se dirigeaient vers la cuisine tandis que Daisy expliquait :
— Mes parents ont insisté pour que je ne vienne pas ici les mains vides.
— Ça a l'air délicieux. Et tu as aussi apporté des livres, à ce que je vois.
— Oui, ma mère veut que vous lui dédicaciez Les Origines du mail. Hm, du mal. C'est idiot, elle n'a pas osé venir. Elle devait impérativement faire le ménage de la maison, qu'elle a dit, pile au moment où je me préparais à partir, bien sûr...
Harry s'esclaffa. C'est à ce moment que Marcus se décida à les rejoindre. Comme prévu, il les trouva dans la cuisine, tous les deux accoudés sur l'îlot sur lequel trônait un gâteau aux carottes. Si son ami, occupé à signer son livre, ne releva pas la tête à son arrivée, la petite Daisy, elle, lui décocha un grand sourire qui laissa entrevoir le chewing-gum qu'elle mâchait avec entrain.
— Tiens, si ce n'est pas Fifi Brindacier, se moqua Marcus. Tu es encore fâchée, pour l'autre jour?
— Bah encore un peu, oui, répliqua-t-elle. Mais vous allez pouvoir vous racheter.
Il leva les yeux au ciel. Pour ne pas envenimer la situation, il se retenait bien fort de lui rappeler qu'elle n'était pas blanche comme neige en ce qui concernait leur presque collision.
— Comment? finit-il par soupirer.
— Dédicacez-moi votre livre.
C'est là qu'il remarqua l'autre bouquin que Daisy avait apporté avec elle. Le sien.
— Oh, tu t'intéresses aux livres d'amour, maintenant? la nargua-t-il sans pouvoir s'en empêcher.
Daisy roula les yeux.
— J'étais curieuse, j'ai acheté votre bouquin sur un coup de tête... et je l'ai dévoré en trois jours, ce qui pour moi est un record. Mes parents n'en reviennent pas, moi qui traîne toujours pour finir les livres qu'on nous donne à lire en classe.
— Oh, aurais-je initié la très réfractaire Daisy Harrison au plaisir de la lecture?
Il la regardait avec un grand sourire moqueur. Les yeux ronds, elle répliqua tout de go :
— Vous allez arrêter de vous la péter avec vos grands mots savants?
— Je suis bien d'accord avec toi, je lui en fais d'ailleurs souvent la remarque, intervint Harry, amusé.
Marcus lui jeta un regard outré.
— Mais pourquoi prenez-vous son parti, Harry? se plaignit-il.
C'est cependant le sourire aux lèvres qu'il piocha dans le bouquet de stylos, posé en tous temps sur l'îlot pendant que Harry s'occupait de couper le gâteau en parts égales.
Quand il ouvrit son livre pour y écrire un pimpant bonne lecture, Daisy!, la rousse attrapa sa main.
— Non, attendez! Je veux que vous m'écriviez un message bien particulier.
— Très bien. Lequel?
— Pour Daisy Harrison... Vous écrivez, là? Bon. Pour Daisy Harrison, la fille que j'ai failli écraser sur l'accotement de la route.
Marcus arrêta d'écrire au mot « failli » et releva la tête vers elle, l'air choqué. Si Harry, à côté de lui, se retenait de ne pas lui rire au nez, l'écervelée enfant, elle, ne s'en priva pas. Elle gloussait en le regardant, les mains plaquées contre ses côtes. Une fois calmée, elle jeta un œil à ce qu'il avait écrit.
—La fille que j'ai failli... Failli quoi? Écrivez le reste, parce que, juste comme ça, c'est vachement ambigu.
Marcus secoua la tête et acheva plutôt la phrase par ne pas rencontrer.
— Bon, et à côté, dessinez un smiley souriant.
— Voilà. Contente? demanda Marcus en lui montrant le résultat.
— Vous n'avez pas écrit ce que je vous ai demandé, mais ça va, merci beaucoup!
Harry, pendant ce temps, achevait de servir les morceaux de gâteau dans des assiettes. Cela fait, il servit à la ronde des verres de lait. Pour manger leur goûter, ils s'installèrent d'un commun accord au salon, où Marcus s'amusa de l'admiration à peine voilée de la jeune fille face à l'imposante bibliothèque en bois massif, composée de plusieurs étagères garnies de livres de tous les genres et de toutes les époques.
Elle arrêta un moment son regard sur le foyer en pierres grises avant de se tourner vers la large baie vitrée : la mer, soulevée par le vent violent, s'offrait à elle. Les deux hommes, déjà installés sur le canapé, l'invitèrent à prendre place sur le fauteuil en face d'eux, et elle s'exécuta sans un mot.
Après quelques minutes de dégustation, Harry complimenta les talents culinaires de la demoiselle avec ferveur, aussitôt appuyé par Marcus.
— Eh bien, voilà qui fera plaisir à ma mère.
— Comment, ce n'est pas toi qui as cuisiné ce gâteau? s'étonna Harry.
Elle sourit.
— Il n'est pas tout noir, alors non.
— Tu es nulle à ce point?
— Si vous saviez! Mais bon, j'ai encore du temps pour apprendre, il me reste quand même quatre ans avant de partir pour la fac.
— Quatre ans?
— Ouais, je m'en vais sur mes seize ans.
Les deux hommes, bouche bée, la dévisagèrent. À leurs têtes, elle éclata de rire et les rassura : ils n'étaient pas les premiers et certainement pas les derniers à sous-estimer son âge.
— Je sais, je n'ai pas du tout la tête d'une fille qui commence le lycée.
Elle haussa les épaules et changea bien vite de sujet :
— En parlant de ça, vous savez quoi? Mon père est bien content que je m'intéresse enfin à la lecture, il croit que ça va faire augmenter mes notes, cette année.
— Ça ne peut pas te faire de mal, approuva Harry.
- En revanche, il aurait aimé que je m'intéresse à un autre bouquin que le vôtre, monsieur Goldman.
— Comment cela?
— En soi, le problème, ce n'est pas votre livre. C'est vous, l'homme qui se trouve derrière.
Elle précisa avec une moue embêtée que son père, en apprenant qu'elle s'intéressait au nouvel écrivain en vogue, avait fait quelques recherches à son sujet, par simple curiosité. Malheureusement, presse people oblige, il était tombé, parmi tous les résultats de recherche, sur le récent scandale de Marcus Goldman et de Lydia Gloor. Et s'était tout de suite montré méfiant envers ce jeune homme capable d'une telle tromperie, qui selon lui donnait le mauvais exemple aux jeunes.
— Daisy, si je suis venu à Aurora, c'est justement pour oublier toute cette histoire, alors...
Marcus avait cessé de manger. Il jouait avec sa part de gâteau, sans porter le moindre morceau à sa bouche. Il sentait sur lui le regard insistant, interrogateur de Harry, mais refusait de relever la tête vers lui.
— Vous voulez avoir la paix? comprit Daisy.
— C'est ça.
— Oh, je ne voulais pas que...
— Ça va, ne t'en fais pas, la coupa Marcus avec un sourire.
La conversation bifurqua ensuite sur Les Origines du mal, que Daisy rechignait à lire depuis des années. C'était l'un des livres de chevet de sa mère et elle le lui avait recommandé de si nombreuses fois que la jeune fille s'en méfiait : ce qu'aimait sa mère ne pouvait que lui déplaire. Elle confessa qu'elle le lirait peut-être un de ces jours, qu'elle ferait un effort pour Harry parce qu'elle le trouvait « fort sympathique une fois qu'on osait l'approcher ».
— Mine de rien, vous êtes un personnage assez impressionnant, monsieur Quebert, avoua-t-elle avec un sourire.
— N'exagérons rien, rétorqua Harry.
— Non, non, je confirme, s'interposa joyeusement Marcus. Vous êtes impressionnant, Harry.
L'après-midi s'acheva dans la joie et la bonne humeur, et la jeune fille, tout sourire, partit de Goose Cove avec les deux bouquins dédicacés aux alentours de 18 h. Une fois la porte refermée sur elle, Marcus annonça qu'il allait continuer la rédaction de son roman, mais Harry s'interposa :
— Oh non, Marcus. Vous n'irez nulle part tant que nous n'aurons pas discuté, vous et moi.
La voix de Harry était sérieuse, et Marcus comprit qu'il n'avait pas d'autre choix que d'avouer à son vieil ami ce qui s'était vraiment passé avec Lydia Gloor.
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