Chapitre 49 - Carlyle
Je mangeais un bol de céréales au côté de Fred et de Brooklyn tandis que Yohan préparait du café. Rolland lisait les informations sur son téléphone. Ses yeux gris laissaient sous-entendre qu'il était préoccupé. Ses cheveux noirs parsemés d'argent dévoilaient son visage fatigué. Un sourire presque moqueur étira mes lèvres lorsque je pensai qu'il était peut-être trop vieux pour suivre le rythme de Thussvor. Ils avaient presque vingt ans de différence. Un rire m'échappa presque et Brooklyn me lança un regard d'avertissement enjoué.
Notre chef descendit l'escalier quelques instants plus tard. Rolland fronça les sourcils, contrarié. Devyan avait revêtu ses bottes militaires, un pantalon à coupe droite et une chemise stricte. Un long manteau noir masquait ses courbes. Ses cheveux étaient soigneusement brossés sur le côté et son visage exempt de tout maquillage. La cicatrice qu'il avait sur la joue ressortait mieux à la lumière du jour. Il avait retrouvé son attitude froide et stricte de Milicien chef. Seule la boucle d'oreille accrochée à son lobe adoucissait cette expression morose. Sur l'anneau serti de pierreries resplendissantes, un diamant central accroché à un deuxième cercle rutilant tenait deux chaînettes qui coulaient contre sa gorge et tintaient dès qu'il bougeait la tête.
Rolland resta figé. Toute contrariété avait quitté son visage alors qu'il détaillait la magnifique boucle d'oreille. Thussvor franchit la distance qui le séparait de la table avec détermination. Il saisit la tasse de café du millionnaire et la vida. Rolland écarquilla les yeux avant de tendre la main vers le visage de Devyan. Il effleura son menton puis la boucle d'oreille du bout des doigts. Son regard avait quelque chose d'étrange, à la fois fasciné et empli de regrets.
— Tu la portes enfin, murmura-t-il.
Devyan sourit. Un sourire timide que je ne lui avais jamais vu. Un sourire sincère. Rolland papillota, l'air effaré. Semblait-il que lui non plus n'avait jamais vu Devyan sourire ainsi. Du coin de l'œil, je vis Fred grimacer alors que Rolland se levait et posait sa main contre la joue de Devyan. Fred avait visiblement du mal à mettre de côté ses sentiments pour notre chef, et même s'il avait compris qu'il n'avait aucune chance, la plaie de son cœur saignait encore. Je déplorai qu'il n'ait pas parlé de ses sentiments à Thussvor. Le Milicien de l'Unité 3 reposa sèchement sa tasse lorsque Rolland embrassa le front de Thussvor.
— Tu vas voir le Conseiller Alterswarse ? demanda-t-il d'une voix rauque.
Yohan lui lança un regard appuyé et Thussvor se dégagea de la prise de Rolland. Le cinquantenaire fit une grimace mécontente.
— Oui, j'ai un peu de route.
— Tu n'as pas imprimé le dossier complet ? interrogeai-je.
— Non. Je l'ai mis sur une clé USB pour qu'il puisse analyser les photos de plus près.
Rolland grimaça à nouveau et se replongea dans sa tasse de café avant de constater qu'elle était vide. Brooklyn le regarda avec un air interrogateur, ne comprenant pas l'attitude suspecte du millionnaire. Je ne m'en préoccupai pas ; Rolland était un original.
— L'entretien risque de prendre un certain temps, je devrais être de retour dans le courant de l'après-midi, conclut Thussvor avant de s'éloigner.
— Babydoll ! l'interpella Rolland.
Thussvor se retourna pour le dévisager. Rolland lui offrit un joli sourire avant de le taquiner :
— Cette boucle d'oreille te va à ravir.
— Si vous le dites. Elle devait vous plaire puisque vous me l'avez offerte.
Le sourire de Rolland s'élargit alors que Devyan claquait la porte en sortant. Yohan commençait déjà à débarrasser la table, ne supportant pas le regard noir que Fred lançait au millionnaire. L'agent avait fait des efforts pour ne pas montrer l'agacement qu'il ressentait à l'égard du cinquantenaire.
Maintenant que l'enquête arrivait à son terme, il ne se gênait plus de montrer à quel point Rolland lui était antipathique. Pauvre Fred, il avait le cœur brisé. Il avait définitivement compris qu'il n'aurait aucune chance avec Thussvor ; le sourire que ce dernier avait adressé à Rolland était bien trop révélateur.
Avant que l'atmosphère explose, je mis un coup de coude à Fred et hochai la tête, lui signifiant que nous partions aux bureaux. Mon ami soupira et se leva. Il rejoignit Yohan à la cuisine avant de finalement sortir pour rejoindre son véhicule. Yohan le suivit du regard, un léger sourire aux lèvres.
Suivant le mouvement général, je terminai mon café. Avec tendresse, j'embrassai Brooklyn avant de le laisser en compagnie de Yohan. L'homme de main m'assura d'un regard que la Bloody Mary était en sécurité. Et même si j'avais désormais plus confiance en lui et en Rolland, je ne pouvais m'empêcher d'être inquiet pour celui que j'aimais. Les aveux d'Alres l'avaient beaucoup chamboulé. Je le savais même s'il ne m'en avait pas parlé. Comme souvent, il viendrait se confier lorsqu'il en ressentirait le besoin.
Je devais avouer que ces nouvelles informations m'avaient moi aussi perturbé. Je ne parvenais pas à comprendre les motivations de ce commanditaire. Pourquoi enfreindre les Anciens Écrits ? Quel intérêt en retirait-il ? Je ne parvenais pas à saisir ses intérêts. En revanche, j'avais bien saisi qu'il était déterminé à mener son projet à bien. Et cela m'inquiétait.
Qu'avait-il prévu ? Je n'étais pas devin. Me remplir la tête avec des questions qui ne trouveraient aucune réponse ne m'aiderait pas. Je devais me concentrer sur ma mission actuelle, soit confectionner un antidote contre la résistance à la magie blanche.
Fred installait le matériel alors que je sortais les documents de Duncan. Les protocoles étaient précis et permettraient peut-être de nous aider à confectionner le produit. Pour plus de sécurité et pour pouvoir recommencer en cas d'échec, Fred avait utilisé la multiplication cellulaire pour obtenir plus de cellules souches sans en prélever à Duncan. Les réserves étaient stockées dans le frigo de son bureau. Il en gardait toujours une pour perpétuer le processus.
J'enfilai ma blouse lorsqu'un bruit de verre me fit sursauter. Fred jura et se pencha pour ramasser la fiole cassée.
— Est-ce que ça va ? demandai-je.
Il soupira. Un soupir qui fendit mon cœur. Fred semblait désemparé. Ses yeux brillaient de larmes. D'une main sur l'épaule, je le fis se redresser. Il évita sciemment mon regard par honte. Il s'assit sur l'un des tabourets et ses épaules se voutèrent.
— Tu sais que tu peux me parler si tu en as besoin.
— Je ne sais plus en j'en suis, Carlyle. Je croyais... Je croyais aimer Devyan, mais je... je n'en suis plus si sûr.
Je dus mettre toute ma volonté pour ne pas écarquiller les yeux. Devant l'air abattu de Fred, je réalisai que je m'étais fourvoyé. Il était bien conscient que Thussvor ne l'aimerait pas avec amour mais seulement avec amitié. Ce regard noir qu'il adressait à Rolland n'était pas de la jalousie, mais une vive inquiétude.
— Rolland... il est tellement... manipulateur. J'ai peur qu'il fasse du mal à Devyan.
Fred inspira pour calmer sa voix tremblante. Ma main pressa la sienne en signe de réconfort.
— Devyan est tellement seul, il a tellement souffert. Yohan m'a raconté ce qu'il avait vécu à l'armée. Je ne veux pas qu'il souffre encore plus.
J'eus envie de serrer Fred dans mes bras, mais je savais que si je l'interrompais, il ne dirait plus rien. Je lui laissai le temps de se reprendre avant qu'il ne chuchote :
— Devyan a toujours protégé les autres. Quand mon ex m'a trompé, Devyan était déjà chef. J'étais dévasté et je pleurais sans cesse dans mon bureau. Un jour, Devyan est entré pour une affaire de dossier et il m'a vu sangloter. Tu sais ce qu'il a fait ?
Je secouai la tête, pas vraiment certain de savoir où Fred voulait en venir.
— Il est resté figé sur le pas de la porte et il est reparti sans rien dire. Le lendemain quand je suis arrivé dans mon bureau, j'ai trouvé une assiette de mochis glacés à la framboise avec un paquet de mouchoirs. Et à la fin du briefing, Devyan m'a demandé si les mochis étaient bons et si j'avais pu sécher mes larmes.
Un sourire triste étira ses lèvres alors qu'il se remémorait ce souvenir. Je ne me rappelais pas de cela. Pourtant, je travaillais déjà dans cette Milice. Fred était très jeune à l'époque, encore naïf. Maintenant que je connaissais mieux notre chef, je ne m'étonnais pas de ce que racontait Fred. Il fallait croire que malgré son air de rustre, Devyan voulait protéger les plus jeunes.
— Il faisait cela souvent. Dès qu'il me voyait triste, il m'apportait un mochi glacé à la framboise et un paquet de mouchoirs. C'est comme ça que sont nés mes sentiments pour lui. Sans le montrer aux autres, il m'a pris sous son aile et m'a protégé de tous ceux qui me faisaient du mal. Et quand je voyais tout ce qu'il accomplissait, j'étais impressionné. Je ne pouvais m'empêcher de l'admirer.
Je déglutis et m'assis à côté de mon collègue.
— Tu sais, maintenant que j'y pense, ce n'était probablement pas de l'amour que je ressentais. Juste un amour fraternel. J'avais enfin quelqu'un pour me protéger. Je me sentais enfin aimé. Il n'accordait son attention à personne d'autre comme il le faisait avec moi.
— Et tu as l'impression que Rolland te l'a volé, soufflai-je.
Fred hocha de la tête. Il essuya ses yeux du revers de la main. Je comprenais mieux les petites intentions qu'avait Fred pour notre chef et pourquoi celui-ci était plus gentil avec Fred qu'avec les autres membres de la Milice. L'agent de l'Unité 3 lui rappelait un petit frère qu'il avait dû élever seul.
— Alors tu vois, lorsque je constate le comportement de Rolland, j'ai peur qu'il ne blesse Devyan. Je ne veux pas qu'il souffre.
— C'est légitime de ta part de t'inquiéter, mais Devyan savait dans quoi il s'engageait avec Rolland, dis-je avec douceur. Et puis nous serons là pour lui si jamais ça devait mal tourner.
Fred approuva mes paroles du menton et finit d'essuyer ses larmes. Je lui adressai un petit sourire, qu'il me rendit.
— Et puis, il faut aussi que tu penses à toi. Certes, Devyan est un peu ton grand frère et il se préoccupe de toi, mais ce n'est pas le seul.
— Quoi ?
— Oh, Fred. À d'autres ! ris-je.
Le Milicien s'empourpra et se leva, échappant à ma prise. Je haussai un sourcil. Si Devyan lui avait brisé le cœur, Yohan semblait l'avoir reconstruit par petite touche de douceur.
— C'est du sérieux avec lui ? demandai-je avec intérêt.
Fred secoua la tête en rougissant. Son timide sourire ne me laissait aucun doute. Il enfila sa blouse de laboratoire en me tournant le dos. Un rictus étira mes lèvres alors que je le contournais en chantonnant.
— Allez dis-moi ! C'est sérieux avec lui ?
— Je le connais depuis moins d'une semaine, comment veux-tu que ce soit du sérieux ?
Ses pommettes rougies et ses yeux brillants ne me trompaient pas. Brooklyn avait la même expression lorsque je l'embrassais sur le front en lui murmurant des je t'aime. Voyant que Fred avait relégué sa tristesse, je souris et enfilai mes lunettes de protection. Non sans jeter un regard entendu à mon collègue, je m'installai devant le microscope.
Fred enfila une paire de gants en latex et sortis les échantillons sanguins de Brooklyn. Il en appliqua une goutte sur une lame en verre et l'étala avec une languette. Il la plaça sous le microscope pour que je puisse l'observer avant de tenter autre chose. Réglant la netteté de la lunette, j'observais les différents globules rouges. Les anticorps étaient toujours aussi présents et flottaient dans le plasma. Ils s'attaquaient toujours à ma magie dès que je la projetais dans le sang.
Sous un autre microscope, Fred positionna une boite de Pétri. Le magicien y avait fait se multiplier les cellules souches de Duncan. Avec précision et à l'aide d'une sorte de pipette, Fred en préleva une et la transvasa dans un autre récipient plat et cylindrique. Par sécurité, il en plaça deux autres avant d'y ajouter une goutte de sang retirée avec une aiguille stérile.
Je délaissai mon microscope pour jeter un coup d'œil dans celui de Fred. Contrairement à ce que j'attendais, les cellules souches n'étaient pas rondes. Elles étaient souvent représentées rondes dans les manuels scolaires, mais ce n'était pas la réalité. Les bords étaient granuleux et irréguliers. Une épaisse membrane protégeait le noyau. Les trois cellules souches reposaient dans le plasma. Si les globules rouges ne prêtaient pas attention à ces inconnues, les anticorps semblaient plutôt intéressés. Ils faisaient de petits mouvements concentriques vers la membrane.
— Regarde ça, interpellai-je Fred.
Je lui désignai les anticorps qui tournaient autour de la cellule souche. Je concentrai ma magie et l'injectai gentiment. Les anticorps convergèrent vers les particules lumineuses.
Voyant que la cellule souche ne réagissait pas, j'étendis le flux d'énergie. La magie traversa les cellules. Celles-ci s'illuminèrent d'un faible halo noir. Cette fois-ci, les anticorps réagirent rapidement. Ils se jetèrent sur la membrane et s'y agglutinèrent. Haussant un sourcil, j'intensifiai ma magie. Le flux blanc ne fut plus interrompu.
— Rajoute du sang, demandai-je à Fred.
Mon collègue ne dit rien et s'exécuta. Tandis que je maintenais une énergie constante, les cellules souches continuaient d'étinceler et d'attirer les anticorps. Dès que je retirai ma magie, la cellule cessa son activité et ne relâcha pas les anticorps qu'elle avait attirés. Ceux-ci furent détruits par les globules blancs. La nécromancie avait tué ces anticorps. Cette magie ne consistait pas simplement à ramener les morts à la vie, mais avait également une influence importante sur le vie...
J'aurais dû être content de constater que la magie des antagonistes fonctionnait. La magie noire avait attiré les anticorps et les avait tués. Cela permettrait ainsi à la magie blanche d'agir. En revanche, cela fonctionnait sur un petit échantillon. Combien de cellules souches faudrait-il injecter à Brooklyn pour neutraliser ces anticorps ? Une perle de sueur glissa sur ma tempe. L'injection répétée de cellules souches noires ne donnerait-elle pas naissance à une magie multipolaire ? Cela ne créerait-il pas de résistances à d'autres magies ? Ma respiration s'accéléra en comprenant que nous faisions la même chose que Vincent de Laroncière.
— Je crois qu'on a un problème, balbutiai-je.
— Quoi ? Il y a une réaction anormale ?
— Non. Tout est conforme à ce qu'on avait prévu, mais...
Je soupirai et reculai le tabouret. Voyant que mes mains tremblaient, Fred ferma la boite de Pétri et la remit dans le frigo. Il se débarrassa du matériel souillé dans une poubelle spéciale avant de mettre la vaisselle utilisée dans l'évier.
— Mais quoi ? demanda-t-il finalement.
— Combien de cellules souches faudra-t-il injecter pour qu'elles maîtrisent tous les anticorps crées ? Quelques-unes ne suffiront pas. Tu comprends ce que ça veut dire ?
Fred écarquilla les yeux. Il venait de comprendre. Pour guérir Brooklyn, nous devions lui inoculer de la magie noire jusqu'à ce qu'elle fasse partie de lui. Il fallait que sa pierre devienne multipolaire. Trois magies devaient vivre en lui. Même si nous n'injections que quelques cellules souches, elles ne seraient pas suffisantes pour bloquer tous les anticorps produits.
Je repensai à ce que Brooklyn m'avait dit au sujet de ces injections et de la douleur qu'il avait ressentie. Et même si je ne lui avais rien injecté, je me sentis coupable de ne pas trouver une autre solution. Je ne voulais pas infliger tant de souffrance à Brooklyn, pas après tout ce qu'il avait vécu.
Fred sembla comprendre la situation. Il pâlit et s'assit à côté de moi. Il se tordait les mains avec nervosité.
— Soit sa magie devient multipolaire et il est guérissable, soit sa magie reste bipolaire et il est inguérissable, résuma Fred la voix tremblante.
Je gardai le silence. Mes mains étaient moites et mon cœur battait si vite que c'était douloureux. La culpabilité se battait contre le nécessité d'aider Brooklyn. Je ne savais pas quoi faire. Voyant que mes pensées commençaient à se brouiller sous l'assaut du stress, j'inspirai profondément. Fred posa sa main sur mon épaule.
— Il faut expliquer aux autres nos conclusions. Brooklyn choisira lui-même ce qu'il veut faire. Certes, son corps résiste à la magie blanche, mais il ne résiste pas à la médecine traditionnelle.
Je hochai de la tête, le cœur en charpie. Je voulais protéger Brooklyn, pas lui infliger de nouvelles souffrances. S'il acceptait de faire ses injections - ce dont je doutais - je ne serais pas celui qui tiendrait l'aiguille.
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