Chapitre 48 - Brooklyn
Carlyle et Fred étaient retournés aux bureaux pour avancer sur l'antidote. Yohan s'était joint à eux. Rolland s'était enfermé dans son bureau à l'étage pour travailler. Il avait délaissé les affaires de la clinique et avait accumulé du retard dans ses dossiers. J'attendis donc dans le salon. Je pris le temps de relire les documents et de reposer mentalement les éléments que nous avions. Pourtant, dans toutes les hypothèses que j'avançais, je ne parvenais pas à trouver l'identité de ce commanditaire. Je tentai de forcer ma mémoire à se souvenir, mais seule une migraine en résulta.
Après de nombreuses heures, je finis par m'effondrer sur la canapé, épuisé. Je m'endormis sans vraiment m'en rendre compte. Ce fut Carlyle qui me réveilla. Les ténèbres avaient jeté leur dévolu sur la propriété. Fred et Yohan se chargeaient du repas. Un douce odeur de soja et de sésame s'élevait. Je me sentis saliver. Carlyle s'assit à côté de moi et je posai ma tête sur ses genoux. Avec douceur, il caressa mes cheveux. J'en ronronnais presque de plaisir.
— Tu as pu te reposer ?
Je hochai doucement de la tête et me blottis contre son ventre. Ses caresses s'intensifièrent. Mes muscles crispés se détendirent. Je manquai de m'endormir à nouveau. Une porte à l'étage claqua. Je sursautai et me redressai. Carlyle passa son bras autour de mes épaules et m'attira contre lui. Rolland descendait l'escalier alors que Yohan entrait dans le salon. Il avait pressenti l'arrivée de son patron.
— Devyan est toujours au sous-sol ? gronda-t-il en entrant dans la salle à manger ouverte.
Yohan hocha de la tête et s'enfuit immédiatement lorsque Rolland tapa du poing sur la table. J'échangeai un regard avec Carlyle. Le millionnaire semblait agacé et inquiet. Savoir Devyan en compagnie d'Alres ne le rassurait pas. Personne n'avait oublié le comportement de mon ex envers notre chef. Le coup de la cigarette était difficile à avaler pour Rolland. Et même si Alres ne pouvait pas bouger, le cinquantenaire craignait que son meilleur ami ne s'en prenne à Thussvor.
J'échangeai une nouvelle œillade avec Carlyle. Son regard bleu semblait partager mon interrogation. Se pourrait-il que Rolland éprouve plus qu'un simple désir sexuel pour Devyan ?
Alors que j'observais Rolland à la dérobée pour tenter de me convaincre de l'absurdité de ma théorie, une porte claqua. Fred et Yohan mettaient les couverts lorsque Devyan entra dans la salle à manger. Même une statue était plus expressive que lui. Il ne dit rien et vint s'asseoir en face de moi et de Carlyle. Il inspira longuement en fermant les yeux avant de dire.
— Le commanditaire s'appelle Vincent de Laroncière.
L'atmosphère s'alourdit jusqu'à m'empêcher de respirer. Le nom de famille d'Alres. Je me sentis suffoquer, mal à l'aise. Carlyle me serra davantage contre lui.
— Alres a dit qu'il s'agissait de son père adoptif.
Thussvor croisa les bras, comme pour se protéger de ce qu'il s'apprêtait à dire. Rolland s'était assis à côté de lui et le couvait d'un regard inquiet.
— Alres n'était pas au courant de tous les dessins de son père. Il disait l'avoir suivi aveuglément par loyauté. Son père savait susciter le fanatisme de son fils et utiliser sa fidélité pour obtenir tout ce dont il avait besoin. Alres lui doit visiblement la vie et sa reconnaissance est sans limite.
Je déglutis douloureusement. Alres ne m'avait jamais parlé de sa famille. Il m'avait toujours laissé comprendre qu'il n'avait jamais connu sa mère et que son père était fou à lier. Désormais, je comprenais mieux ses dires.
— Comme nous l'avions supposé, il a pris part activement à la première salve d'expérimentations. En revanche, il nie savoir comment fonctionnait cette première magie bipolaire, il ne savait pas ce que contenaient les injections. Son père adoptif ne le lui avait pas révélé.
Carlyle me caressait les cheveux et cette attention contenait mes émotions.
— Lorsque tu t'es enfui, il avait pour mission de te retrouver. Il t'a retrouvé grâce à l'annonce que ton père avait publiée à l'époque pour retrouver tes parents, expliqua Thussvor en se tournant vers moi. Il a tout de suite compris que tu ne te souvenais de rien. Il passait beaucoup de temps avec toi au laboratoire, c'était donc impossible que tu ne te rappelles pas de lui à moins d'être amnésique.
J'approuvai les dires d'un hochement imperceptible de la tête. Dans les souvenirs que j'avais retrouvés, Alres apparaissait souvent. La plupart du temps, il me lavait le visage ou me racontait des contes en préparant les seringues de sédatif. Il avait fait partie intégrante de ma vie et, aussi terrible que cela puisse paraître, sa voix calme me contant les aventures de héros parvenait à m'apaiser lorsque la douleur me submergeait. Je me sentis d'autant plus trahi en sachant que son comportement avait radicalement changé par la suite. Mon inconscient avait été manipulé par cette même voix des années plus tard au moment où il me faisait les yeux doux. J'avais succombé presque immédiatement.
Les prunelles grises de Thussvor me demandèrent mon accord avant de poursuivre. Il ne voulait pas que je m'effondre.
— Lorsqu'il s'est mis en couple avec toi, il avait pour mission de te briser psychologiquement pour te ramener auprès de son père sans danger. Il n'y est pas parvenu et tu as disparu.
Carlyle caressait ma nuque et me tenait toujours contre lui. Sans m'en rendre compte, je m'étais mis à trembler.
— Alres confirme les dires de Duncan. Personne n'a prévenu son père de ton identité. Il a compris seul qui tu étais.
— Quand ? demandai-je la voix rauque.
— Il ne savait pas. Son père lui a envoyé un message en lui disant que tu étais Milicien. Alres n'a eu qu'à attendre près de nos bureaux pour avoir les informations nécessaires. C'est vraisemblablement par un « heureux » hasard qu'il t'a retrouvé au vernissage.
Devyan lança un regard entendu à Rolland. Le millionnaire ne nous avait pas trahis. Les retrouvailles, si je pouvais les appeler ainsi, n'avaient pas été préparées. Elles étaient dues à un hasard certain.
— Il comptait intervenir discrètement chez toi, mais tu étais toujours chez Carlyle.
L'idée qu'il nous ait espionnés me donnait la nausée. Carlyle grimaça et embrassa le haut de mon front en signe de réconfort. Thussvor me demanda à nouveau du regard si tout allait bien avant de continuer.
— Il n'a pas eu le temps de prévenir son père de ta nouvelle évasion, mais il pense que celui-ci est déjà au courant. Sans nouvelle de lui ou de Duncan, il a déjà dû aller au laboratoire et vérifier par lui-même que tu n'y étais plus.
Tout le monde grinça des dents. Notre marge de manœuvre était restreinte par le temps.
— Tu avais raison, Brooklyn. Son père comptait reprendre les expérimentations sur toi. Selon Alres, il voulait réunir les dix types de magie dans ta pierre.
Cette révélation me coupa le souffle. Même si j'avais émis cette hypothèse auprès de Carlyle, l'entendre confirmée était terrible. Mon compagnon me serra plus fort et Thussvor fit signe qu'il avait terminé. Le silence se tissa entre nous. Chacun ressassait les informations que Devyan avait pu arracher à Alres. Je m'étonnais d'ailleurs de leur précision et de la quantité. Rolland n'avait rien tiré de son meilleur ami, alors comment Thussvor y était-il parvenu ? Tout le monde semblait se poser la même question, mais personne n'osait la poser.
— Comment as-tu fait, Babydoll ? Pour le faire parler.
— Torture psychologique, esquiva Devyan en haussant les épaules et détournant le regard.
— Avec une bouteille d'eau ?
Devyan grimaça avant d'avouer son stratagème. Il avait suspendu la bouteille d'eau à un crochet au plafond et avait fait en sorte qu'elle goutte directement sur le front d'Alres. Il s'était arrangé pour que le débit soit inférieur à une goutte par minute, cela fausserait complètement la perception du temps. Il avait vérifié les attaches du magicien gris avant de le plonger dans le noir le plus complet. Après quinze minutes, il était retourné le voir et avait vérifié la bouteille d'eau. Devyan en avait préparé une seconde pour la changer. Il venait interroger le magicien à des intervalles irrégulières afin de complètement déphaser Alres dans le temps. Et après plusieurs heures dans le noir, sans repère temporel et usé par l'eau qui gouttait, Alres avait fini par dire tout ce qu'il savait pour ne pas devenir fou.
Thussvor avait détourné le regard, ne supportant pas les regards lourds de sens qui le jugeaient. Peut-être avions-nous tendance à oublier que son passé militaire l'avait confronté à de nombreuses tortures...
L'estomac de Fred gronda, rompant ce lourd silence. L'atmosphère oppressante vola en éclat. Le magicien gris s'empourpra alors que Yohan étouffait un discret rire. L'homme de main nous invita à manger. L'émincé de poulet aux oignons allait refroidir. Carlyle m'aida à me lever et m'embrassa tendrement avant de me prendre la main. Il m'entraîna vers la table. Alors que je m'asseyais à côté de lui, Devyan répondit à une question de Rolland que je n'avais pas entendue.
— Bonne idée la Croix de St-André, railla-il.
— Tu cesseras de te moquer quand tu y seras enchainé, Babydoll.
Ils échangèrent un regard qui me fit frissonner. Depuis quand étaient-ils si complices ? Mes trois autres collègues semblèrent se poser la même question. Alors que Yohan servait le plat, Thussvor reprit son sérieux et dit à Carlyle :
— Assure-toi que ton fils est en sécurité avec tes parents. On ne sait pas ce que Vincent de Laroncière peut tenter.
Avec un stress contenu, Carlyle hocha la tête et s'éclipsant pour prévenir sa mère. Il revint après quelques minutes, l'air légèrement rassuré. Léo était en sécurité avec ses grands-parents. Carlyle avait demandé à sa mère - magicienne violette - de lire les pensées de tous ceux qui se présenteraient chez eux, y compris des clients ou des gens hauts placés. Nous ne savions pas d'où venait le danger. Léo ne serait jamais seul, les Morgenstern avaient les moyens d'employer un garde du corps privé et fiable.
Nous mangeâmes dans le silence jusqu'à ce que Fred finisse par demander :
— Que fait-on maintenant ?
— Carlyle et toi continuerez de travailler sur l'antidote. Yohan et Brooklyn se chargeront de construire un dossier sur ce Vincent de Laroncière. Yohan, ne laisse jamais Brooklyn seul, nous ne pouvons prendre aucun risque.
L'homme de main hocha la tête. Rolland se servit un verre de vin sans rien dire, il était visiblement d'accord que son garde du corps accorde sa protection à quelqu'un d'autre que lui.
— Monsieur Deswalters surveillera les cobayes à la clinique.
— Et toi ? m'enquis-je.
— Je complète le dossier et j'en informe le Conseiller Alterswarse. Nous avons suffisamment d'éléments concrets pour qu'il fasse quelque chose.
Chacun approuva et Thussvor n'attendait pas une seconde de plus pour joindre le Conseiller. Ceux-ci devaient être joignable en permanence en cas de problème ou d'urgence. Certains n'appliquaient pas cette règle, d'autres étaient plus consciencieux. Alterswarse, à défaut d'être borné et peu sympathique, répondait toujours au téléphone à n'importe quel moment de la journée.
Dehors au bord de la piscine, Devyan dut argumenter de longues minutes pour avoir un rendez-vous. Je n'entendis pas ce qu'il disait et ne percevais aucune de ses pensées. Ma magie violette était encore très versatile et capricieuse. Je devais me concentrer intensément pour l'utiliser en toute conscience. Parfois cela fonctionnait, d'autre fois non. La plupart du temps, elle se déclenchait sans que je n'ai fait aucun effort. Cette magie était difficile à maîtriser et nécessitait un apprentissage pénible. Peut-être devrais-je utiliser les prochains cours de Léo pour tenter de la dompter ? Je me promis d'en toucher un mot à Carlyle une fois que toute cette histoire serait terminée.
La baie vitrée se referma et Devyan traversa le salon avec détermination. Il échangea un regard entendu avant de se rasseoir.
— J'ai rendez-vous demain.
— C'est dimanche, souligna Fred.
— Il prend nos inquiétudes au sérieux. Je ne lui ai pas laissé le choix, attendre quarante-huit heures serait trop long.
Chacun approuva. Un silence inquiet se tissa alors que nous finissions le repas. Je sentais l'anxiété me tordre l'estomac. Même en me forçant, je ne parvins pas à manger davantage. La fatigue me rendait nauséeux et m'empêchait de réfléchir correctement. Trop exténué pour commencer à construire un dossier maintenant, je fis signe à Carlyle. Mon compagnon comprit que je voulais rentrer me reposer et apaiser mes émotions.
— Je crois que Brooklyn et moi allons rentrer.
— Vous devriez rester dormir ici. Vous serez en sécurité et on gagnera du temps, proposa Rolland.
Le millionnaire sirotait son verre de vin. Ses couverts reposaient entrelacés dans son assiette. Je n'avais pas envie de dormir chez lui, mais j'étais si fatigué que je n'avais pas le courage de refuser.
— Il y a une chambre pour vous au bout du couloir, Fred pourra prendre la chambre de Devyan, conclut-il.
Ce fut la première fois depuis longtemps que je l'entendis appeler Thussvor par son prénom et pas par un surnom. Et cela me mit la puce à l'oreille. Si Yohan avait sa chambre, Carlyle et moi une autre et Fred celle de Thussvor, où dormait celui-ci ? Vu l'air gêné de Fred, il semblait se poser la même question.
— Mais et Thussvor ? balbutia-t-il.
— Il dormira avec moi. N'est-ce pas, Babydoll ?
Devyan ne dit rien, ne réagit même pas. Il se contenta d'un hochement de tête et baissa les yeux devant ceux victorieux de Rolland. Sa réaction parlait d'elle-même. Ce soir ne serait pas la première fois qu'il dormirait avec le millionnaire. Un sourire étira les lèvres de Rolland alors qu'il posait sa main sur la cuisse de Devyan. Ils échangèrent un regard d'une telle complicité qu'à nouveau je me demandai s'il n'y avait que du désir sexuel entre eux. Fred eut un regard noir à l'égard du cinquantenaire, mais il ne dit rien.
Malgré ma fatigue, j'aidai Yohan et Fred à débarrasser la table. Le luxe de la cuisine m'impressionna à nouveau. Le marbre noir était magnifique et resplendissait sous les lustres art-déco. Yohan ne s'embêta pas à laver les couverts à la main et se contenta de les mettre dans le lave-vaisselle.
Carlyle finit par m'emmener à l'étage. La chambre était grande, bien plus que celle de mon trentenaire. Les teintes bleutées m'apaisèrent bien plus que je ne l'avais imaginé. Je me débarrassai de mes habits et me laissai tomber sur le lit. Les draps étaient propres et sentaient une lessive fraiche. Carlyle ne tarda pas à me rejoindre. Ses bras m'enlacèrent et me serrèrent contre lui. Il rabattit le duvet sur nous et enfouit son nez dans mon cou. Dans cette étreinte, je me sentis protégé et en sécurité.
— Comment tu te sens ? chuchota-t-il.
Son souffle chaud caressa ma gorge et un frisson me traversa. Je hochai la tête, ne souhaitant pas répondre à cette question. Carlyle dut le comprendre car il n'insista pas. Il embrassa ma nuque et me rapprocha davantage de lui. Au creux de son épaule, je finis par m'endormir.
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