Chapitre 44 - Carlyle

Avec lenteur, je me levai et me retournai. Appuyé contre le chambranle de la porte, Alres faisait tourner le trousseau de clés autour de son index. Il me fixait de ses prunelles grises, l'air plus narcissique que jamais. À cet instant, il avait conscience de sa toute puissance.

Les trois magiciens se regroupèrent et s'enlacèrent. Les joues baignées de larmes, ils jetaient des coups d'œil terrifiés au nouvel arrivant. Celui-ci ne les vit même pas. Il était trop concentré sur moi. En voyant la folie que dégageaient ses pupilles, je compris aisément pourquoi Brooklyn le craignait.

— Qu'est-ce que tu fiches ici ?

Sa voix était étonnement calme. Cela me fit déglutir.

— À votre avis ?

— Tu venais chercher Brooklyn. Évidemment.

Un rire sardonique lui échappa et la colère ruina ses traits si harmonieux. Son aura était si étouffante que je manquai de reculer d'un pas. Il s'avança tranquillement.

— Je savais qu'il me mentait. Dis-moi, comment était-ce de le baiser ?

— Je ne l'ai pas baisé, mentis-je.

Il rit à nouveau. Ses poings se crispèrent. Je sentis mon cœur battre plus vite. Le danger qu'il représentait me fit reculer.

— Menteur. Je suis sûr que tu t'es bien amusé avec cette putain.

— Ce n'est...

Je n'eus pas le temps de finir ma phrase. La fureur brûla dans les yeux d'Alres alors que je comprenais mon erreur. Nier revenait à dire la vérité. J'avais touché sa possession et il ne l'acceptait pas. L'air sembla crépiter autour de moi et j'eus le sentiment que l'atmosphère se faisait plus lourd. Je portai la main à ma gorge, respirer était devenu difficile.

Alors que ma vision se troublait, Alres leva la main et la tendit brusquement vers l'avant. L'air me heurta tel un bus. Projeté vers l'arrière, je percutai le mur. Mes os craquèrent de concert et je sentis mon souffle se couper. Ma bouche s'emplit de sang alors que je retombais telle une poupée désarticulée sur le sol. La douleur me fit monter les larmes aux yeux. Elle m'empêchait de respirer. Je n'osai pas utiliser ma magie pour évaluer l'étendue des dégâts. Un liquide chaud coula le long de mon front et goutta sur le sol. Mes oreilles bourdonnèrent tandis que je roulais sur le dos. Les paupières à moitié closes, je vis le plafond tanguer. Avec le peu de forces qu'il me restait, je parvins à m'asseoir contre le mur craquelé.

Alres se mit à rire. Il était resté à bonne distance. Je priai pour que Thussvor ait entendu ce remue-ménage et vienne rapidement. Ma magie était inutile en combat, j'étais complètement désarmé face à sa folie. Je ne réalisai même pas que le magicien de vent s'était approché. D'un mouvement brusque, il saisit mon menton. Mes vertèbres cervicales craquèrent et un gémissement pitoyable m'échappa.

— Que disais-tu déjà ? réfléchit-il.

Ses prunelles me crucifiaient sur place alors qu'il resserrait sa prise sur mon menton. Du sang tacha ses doigts. Il rejeta ma tête en arrière et s'écarta dans un ridicule mouvement trop théâtral.

— Ah oui, que Brooklyn n'était pas une putain.

— Ta gueule... grondai-je.

Il mit un doigt sur ses lèvres, m'imposant le silence. L'air serrait ma gorge pour m'empêcher de parler. Je crachotai tant bien que mal le sang qui m'étouffait. Son goût métallique me donnait envie de vomir.

— Très bien, je te l'accorde. Il sait faire autre chose qu'aguicher.

Il haussa les épaules, jeta un coup d'œil aux magiciens terrifiés recroquevillés, avant de reporter son attention sur moi.

— Le connais-tu vraiment, Carlyle ? Le connais-tu autant que je le connais ?

— Espèce de... taré...

Je peinais à articuler mes mots tant l'air comprimait ma gorge. Je toussai, crachotant du sang sur le haut de mon t-shirt. Alres se mit à rire et vint s'accroupir devant moi.

— Savais-tu qu'il avait autant de sang sur les mains que moi ? Ou ne t'avait-il rien dit ?

— C'est sa magie...

— Bien sûr, mais pas que, contra-t-il dans un rire. Ce n'est pas le sien qu'il a sur les mains.

Ma tête tournait. Mes vertiges m'empêchaient de tenir assis, je glissai lentement sur le côté, m'affaissant. D'une main ferme, Alres me remit en position. Ses prunelles grises luisaient de folie.

Dans le bourdonnement incessant qui vrillait mes tympans, je n'entendais rien. Un craquement sinistre me fit écarquiller les yeux. Du crépit morcelé tomba dans mes cheveux. De la poussière me fit tousser. Alres se recula, surpris. Une ronce s'était écrasée contre le mur. Les épines avaient effleuré la peau suffisamment fort pour l'entailler. Des perles de sang coulèrent sur la joue du magicien gris. Il les essuya du bout des doigts. Il regarda le liquide carmin avec effarement. Il se leva et fit face à mon sauveur.

— Je savais que tu n'étais pas un simple objet sexuel.

Un rictus dégoûté éclaira son visage alors qu'il jaugeait Devyan du regard. Le magicien vert, me lança un bref coup d'œil alors que je m'effondrais définitivement. J'inspirai goulûment l'air puisqu'Alres avait relâché sa poigne pour confronter mon chef.

— Comment va ta brûlure ? demanda Alres avec ironie. Rolland a-t-il bien pris soin de toi ?

— Mieux que vous ne le pensez.

— Imposteur.

Thussvor haussa les épaules, nullement impressionné par la haine qu'il lisait dans les yeux d'Alres. D'un mouvement des doigts, il envoya les ronces à l'attaque. Les serpents épineux foncèrent vers la gorge de l'ennemi. Prêts à l'égorger, elles se heurtèrent au mur impalpable du vent. Alres les fit dévier d'un habile mouvement du poignet. Elles heurtèrent le lino avec fracas. Le sol trembla et de petits débris furent projetés. Je me protégeai de mon bras et fermai les yeux. Ayant perdu tous mes repères, j'eus l'impression de flotter dans la poussière.

Alres soupira alors qu'il se défendait une nouvelle fois contre les ronces. Ce petit jeu le lassait très vite. Un déclic métallique me fit réagir. Il avait allumé son briquet. Thussvor serra les dents. Ses yeux reflétèrent une peur viscérale qu'il tentait de maîtriser. Sa magie sembla soufflée et les ronces tombèrent au sol.

— Ne crois pas que ton petit numéro d'hier soir m'a échappé. Tu as peur du feu, Babydoll.

— Ne m'appelez pas ainsi, gronda Thussvor.

— Ah oui j'oubliais. C'est le surnom que Rolland t'a donné, il n'y a que lui pour l'utiliser.

Il rit alors que Devyan faisait un ultime geste pour éteindre la flamme. Il grimaça lorsque ses ronces s'enflammèrent. La magie était une partie de nous, si elle était endommagée, le magicien en ressentait les dégâts. Il les rappela pour qu'elles ne disparaissent pas définitivement.

— As-tu peur de ne plus lui appartenir si je t'appelle ainsi, Babydoll ?

Sa voix trainant appuyait toutes les lettres du surnom dans une provocation sadique. Devyan se crispa de rage. Il était sûrement formé au combat au corps à corps, mais il ne bougeait pas. Ses yeux étaient obnubilés par la flamme du briquet qui tremblotait. Il semblait faire un effort colossal pour ne pas s'effondrer. Il analysait la situation pour ne pas nous mettre en danger en tentant une attaque désespérée.
Malgré le douleur, je parvins à me soulever. Je tentai un geste vers Thussvor pour détourner son attention de son obsession traumatique pour le feu. Il avait le même regard que Brooklyn lorsque le nom d'Alres était évoqué.

— Qu'est-ce que tu comptes faire dans cet état, Babydoll ? Il suffit que j'approche la flamme pour que tu t'effondres.

Thussvor grimaça, l'air craintif alors qu'Alres appuyait ses paroles en tendant le bras. Nom de Dieu, Devyan ! Que lui avait-on fait subir pour qu'il reste ainsi figé face à la simple vue d'un briquet ? Cela n'avait plus d'importance. Alres connaissait cette faiblesse et savait s'en servir pour mettre Thussvor hors d'état de nuire.

Un hoquet de douleur m'échappa alors que je me trainais sur le sol rejoindre mon collègue. Alres me marcha sur la main, sans me regarder. Je grognai de douleur alors que son talon broyait mes phalanges. Je hurlai lorsqu'il renforça sa pression. Mon cri eut le mérite de faire réagir Thussvor. Il lança ses ronces qui égratignèrent l'épaule d'Alres. Le magicien gris eut juste le temps de les éviter avant qu'elles tranchent la jugulaire. Il soupira d'un agacement teinté de rage.

— Vous commencez à m'agacer tous les deux !

Il porta le briquet à son visage et souffla. Sa magie du vent projeta la flamme vers Thussvor. Le Milicien eut le temps de se jeter au sol avant que le feu ne l'atteigne. Alres eut un rire sadique avant de renouveler son attaque. Le feu lécha la cuisse de Devyan qui ne put retenir un hurlement de douleur. L'odeur de chair brûlée manqua de me faire vomir. Ma magie sentit les cellules en souffrance alors qu'elles se battaient en vain contre l'agresseur brûlant. Je ressentis leur douleur alors que Devyan essayait de se relever. Haletant, il tenta une dernière fois de blesser Alres. Le magicien gris n'était pas dupe. Il évita facilement les ronces et m'écrasa davantage les doigts au passage. Je hurlai à mon tour. Je me blessai davantage en tentant de retirer son pied. Il se tourna vers moi, l'air ennuyé. Son talon rencontra mon menton, m'envoyant valser sur le côté. Il se pencha vers moi, l'air mauvais, alors que j'essayais en vain de reprendre mon souffle.

— Vous êtes inutiles. Est-ce ça la Milice de Becky Halls ?

Il rit et son timbre moqueur m'arracha les tympans. Thussvor grogna de douleur. Ses ronces foncèrent. Elles saisirent les chevilles du magicien. D'un coup sec, elles revinrent dans la bague. Le magicien gris fut décontenancé et chuta lourdement sur le dos. Un grondement lui échappa. Il ne s'attendait pas à ce que Thussvor réplique. Il allait se redresser lorsque Devyan le bloqua au sol. Assis à cheval sur son torse, il avait plaqué son avant-bras sur la gorge du magicien gris. Les ronces s'étaient enroulées autour des épaules et plantées dans le sol.
Thussvor me lança un petit regard, vérifiant que j'allais bien. Perclus de douleurs, je roulais sur le dos. La respiration sifflante, je parvins à m'agenouiller à côté du corps crucifié d'Alres. Ses prunelles grises exprimèrent d'abord de la surprise, puis de la colère. Il tenta de se débattre mais les ronces resserrèrent leur prise.

— Vos ébats doivent être mouvementés, commenta le magicien gris avec ironie.

Thussvor ne laissa rien paraître et appuya plus fort sur la trachée. Ses yeux brillaient avec intensité. Il avait réussi à dompter ses émotions pour nous mettre à l'abri. Alres laissa échapper un rire nerveux. Je ne remarquai pas ses doigts bouger.

Devyan grogna de douleur lorsque le briquet brûla le bas de sa cuisse déjà blessée. Alres n'avait pas lâché le briquet et s'en servait pour neutraliser son attaquant. Le grognement se mua rapidement en cri sous l'intensité de la flamme. L'odeur manqua de me faire vomir. Je me sentais si impuissant. Devyan envoya son poing dans le nez d'Alres qui émit un terrible craquement. Pourtant, ni l'un ni l'autre ne bougea. Un nouveau coup frappa le visage d'Alres. Il ne lâcha pas le briquet.

— Tu es résistant, Babydoll.

— J'ai déjà subi pire torture.

La voix de Devyan était haletante, hachée par la douleur. La souffrance qu'il ressentait était intenable. Ma magie l'absorbait, se gorgeait de ce mal. Elle me hurlait son martyr. Puisant dans mes dernières forces, je me hissai à la hauteur d'Alres. Je posai ma main sur sa joue, là où les ronces avaient sectionné la peau. Le magicien gris eut un mouvement de recul.

— Bouge pas.... connard...

Je dus chercher au plus profond de mon être pour invoquer ma magie. Un faible halo blanc entoura ma main et se répercuta sur le visage d'Alres. Je fermai les yeux visualisant son cœur battre. Je m'imprégnai de son âme et injectai ma magie avec parcimonie. Je remontai jusqu'au cerveau, jusqu'au bulbe rachidien précisément. La magie suivit mon influx et les yeux d'Alres s'écarquillèrent en comprenant ce que je faisais. J'intensifiai ma pression sur le bulbe, et même si la magicien gris tenta de lutter, sa fréquence cardiaque ralentit, sa respiration se calma, la tension chuta. Il s'évanouit sans douleur. Le briquet rencontra le sol dans un petit tintement.

Je rappelai ma magie avant de le tuer. Devyan relâcha ses ronces et s'effondra sur le côté en grimaçant. Ses joues portaient les stigmates de sa souffrance. Il souffla un instant, retenant ses larmes. Sa jambe était raidie, affreusement mutilée par une brûlure du troisième degré sur le bas de la cuisse. Le reste de la jambe était moins atteinte, mais pas non plus épargnée.

Je m'allongeai un instant. Le silence du laboratoire m'envahit. Je dus mettre toute ma volonté pour ne pas m'évanouir moi aussi. Nous devions retrouver Brooklyn, sortir d'ici en emmenant Alres et les trois magiciens. La fatigue me submergea rien que d'y penser. Dans un mouvement lent, je tournai la tête vers Thussvor.

— Qu'est-ce que...

— J'appelle Fred. On ne pourra pas faire sortir tout le monde à deux...

Respirer semblait lui coûter un effort colossal. Il sortit son téléphone et composa le numéro de notre collègue. Celui-ci décrocha immédiatement.

— Demande à Rolland d'amener une ambulance. Oui, trois magiciens à hospitaliser. Oui, on est blessés. Ok, on vous attend.

Il reporta son attention sur les magiciens recroquevillés. Ils n'avaient pas bougé, trop terrifiés par ce qui venait de se passer. Rampant, Thussvor parvint à atteindre les clés qu'Alres avait cachées dans sa poche. Je le regardai libérer les cobayes et fermer les chaînes aux poignets d'Alres. Une sécurité si jamais il venait à reprendre connaissance.

Nous échangeâmes un regard entendu et nous écroulâmes définitivement sur le sol, vidés de nos forces et souffrant le martyr.

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