Chapitre 41 - Carlyle

Des cris nous interrompirent. Yohan échangea un regard avec Fred et soupira.

— Ils n'ont cessé de se disputer depuis que Monsieur Devyan est rentré.

Il paraissait agacé. Ses yeux miel finirent par reporter leur attention sur nos recherches. Nous avions bien avancé. Yohan, même si nous ne lui faisions pas entièrement confiance, avait de très bonnes réflexions. Il était parvenu à établir une formule qui pourrait - dans la théorie la plus absolue - permettre de bloquer les anticorps contre la magie blanche. Je ne comprenais rien des adjuvants qu'il voulait ajouter pour créer le médicament, en revanche, j'avais bien compris qu'il comptait utiliser des cellules souches de magie noire comme « molécules » principales. Une fois le médicament ingéré, les cellules souches stagneraient dans le sang, puis rejoindraient celles du magicien pour s'y fixer. Lorsque la magie blanche serait utilisée, elle déclencherait la magie noire par la force des antagonistes. Ainsi, les anticorps seraient maitrisés par la nécromancie et la guérison pourrait s'effectuer.

C'était un pari risqué et il nous fallait encore vérifier l'hypothèse. Pour cela, il était nécessaire d'obtenir les cellules souches d'un magicien noir. Le seul que nous connaissions refusait de collaborer. Comment faire ?

Une porte claqua et des pas résonnèrent dans le couloir menant au salon où nous étions assis.

— C'est hors de question ! Tu sais à quel point c'est dangereux ?

— Si vous avez une meilleure solution, je vous en prie, proposez !

— Tu ne peux pas faire ça ! Ça risquerait de te mettre dans le cirage !

Thussvor rejeta l'argument d'un geste de la main. Rolland avait l'air furieux. Il ne manquait pas de nous le faire savoir.

— Devyan ! Je te l'interdis.

— Vous n'avez rien à m'interdire. Ce point ne fait pas partie de notre contrat.

Les dents de Rolland grincèrent. Thussvor lança un dernier regard au millionnaire avant de poser ses papiers sur la table.

— À moins que vous ne vouliez réviser ou briser ce contrat ?

— Tu sais bien que non.

— Alors il en sera ainsi.

J'échangeai un regard perdu avec Fred alors que Thussvor se tournait vers nous. De quoi parlaient-ils ? Yohan se leva à l'arrivée de Rolland. Ce dernier lui fit signe de se rasseoir.

— Qu'est-ce qui se passe ? demandai-je à Thussvor.

— Devyan prévoit un plan tout à fait insensé ! grinça Rolland.

— Ça n'a rien d'insensé, c'est seulement... osé.

Thussvor haussa les épaules. Rolland croisa les bras sur sa poitrine, abordant un air boudeur. Pourtant, ses prunelles grises brillaient d'inquiétude. Se faisait-il réellement du souci pour notre chef ? Il fallait croire qu'il n'était pas le sadique qu'il aimait montrer aux autres.

— Qu'en est-il de vos recherches ? s'enquit Thussvor.

— Il nous faut des cellules souches de nécromancie. Sans cela, nous ne pourrons pas tester la formulation médicamenteuse que je vous ai transmise, informa Yohan.

Thussvor lança un regard à Rolland l'air de dire qu'il avait raison. Cela sembla agacer le cinquantenaire. Il ne dit rien mais ses yeux trahissaient les supplices qu'il ferait endurer à notre chef une fois cette affaire réglée.

— Mais Duncan ne veut pas collaborer, compléta Fred. Qu'est-ce qu'on fait ?

Thussvor leur tendit une carte et des images de caméras surveillances. Mon expédition de début de journée avait porté ses fruits.

— Nous avons de fortes raisons de croire qu'Alres et Duncan collaborent. Juste après s'être enfui, Brooklyn est tombé nez à nez avec Duncan. Tout porte à croire qu'il est retenu dans le club de Duncan.

— Qu'as-tu prévu ? demandai-je dans un murmure.

— Libérer Brooklyn et enlever Duncan.

— Quoi ?

Le cri fut unanime. Je regardai Thussvor comme s'il avait perdu la tête. Il fit un geste de la main, ramenant le calme dans l'assemblée. Rolland le regardait toujours avec ces yeux chargés de colère et d'inquiétude.

— Rolland et moi retournerons au club en tant que clients. Carlyle, tu entreras par la porte de service et tu me rejoindras dans la buanderie. Je tacherai de m'éclipser et d'attirer Duncan dans les coulisses.

— Comment veux-tu faire pour neutraliser Duncan ? s'inquiéta Fred.

— Avec ça.

Il posa une fiole sur la table. Je les reconnus immédiatement ; du curare, un paralysant puissant. Mon cœur se mit à battre plus fort.

— Ça va être compliqué de lui injecter ce produit, il te faut une seringue et une injection contrôlée, l'avertis-je.

— Pas besoin de seringue. Je vais utiliser la magie.

Je lui jetai un regard d'incompréhension.

— Je lui injecterai par le biais de mes plantes.

— Est-ce possible de faire cela ? réagit Yohan.

Thussvor hocha de la tête.

— Le curare est une plante. Et je possède une bague en renfermant un brin. Un seul geste du doigt et Duncan sera hors d'état de nuire.

— Il sera conscient de tout ce qui va se passer. Certes, il sera paralysé mais ça ne va pas le sédater, précisai-je.

— Nous le transporterons jusqu'à la clinique où il sera anesthésié et sédaté. Nous pourrons récupérer des cellules souches. Brooklyn, une fois libre, pourra lui effacer la mémoire concernant ce don forcé. Ainsi nous n'aurons pas à nous inquiéter des répercussions.

Mon chef m'impressionnait. Il pensait toujours à tout.

— Fred et Yohan se chargeront d'observer le club. Vous aurez l'accès aux caméras, tu sais les pirater, n'est-ce pas ? continua Thussvor en s'adressant à Yohan.

Le magicien blanc hocha de la tête en signe d'approbation. Nous récapitulâmes le plan avant de préparer tout ce qu'il fallait. Rolland vêtit Thussvor à son goût, Yohan et Fred préparèrent les caméras et micros. J'étudiai les plans du club.

Thussvor enfila une bague, elle aussi en bois, à son majeur. Il y envoya sa magie et la liane réagit immédiatement. Comme par habitude, elle se mêla aux ronces de l'index. Le geste était si naturel que j'en oubliai presque l'expérience militaire de notre chef. Je ne savais pas vraiment ce qu'il avait vécu avant d'intégrer la Milice, mais une chose était sûre, il avait l'habitude de tendre des pièges avec ces produits-là.

Thussvor et Rolland furent les premiers à partir. J'attendis que la voiture de luxe du millionnaire soit suffisamment loin pour démarrer ma vieille Audi. Lorsque le moteur cala une première fois, j'eus peur qu'elle ne parte pas. Elle s'embraya dans un bruit de tonnerre. Le trajet me parut court, Rolland n'habitait pas très loin du club. La devanture voyante de celui-ci me fila la gerbe. Maintenant que je savais dans quoi trempait Duncan, je ne pouvais voir que le côté malsain des néons.

J'attendis d'apercevoir Thussvor au bras de Rolland avant de parquer ma voiture un peu plus loin et de me mettre en chemin. Sur l'ordre de mon chef, j'avais revêtu un costume décontracté et pris l'air d'un client VIP. À côté des bennes à ordures, la porte de service me tendait les bras. Je jetai un dernier coup d'œil dans la ruelle avant de m'engouffrer dans la moiteur du club. À cette heure-ci, tous les strip-teaseurs devaient être occupés. Thussvor avait visé l'heure des shows privés pour que les coulisses soient vides. Ce fut le cas. Le lourd rideau qui me séparait de la salle retenait bien le bruit ambiant. J'avançai à pas prudents jusqu'à l'escalier. Je ne rencontrai personne, si ce n'était le fantôme parfumé qu'avaient laissé les danseurs.

Le bruit des basses faisait trembloter l'air et emportait mon cœur dans un rythme endiablé. J'avais l'impression étrange d'être suivi et observé. Yohan avait dû désactiver les caméras. Fred et lui étaient planqués dans un bus à quelques rues du club, prêts à intervenir au moindre dérapage. Les escaliers glissaient à cause de la laque appliquée à la va-vite dans la précipitation pré-show. Des paillettes brillaient sur les marches.

Après une brève vérification, j'entrai dans la buanderie. Je ne pris pas la peine de détailler l'environnement, je me glissai au travers des draps propres pour repérer le fameux mur qu'avait mentionné Brooklyn. Suivant ses instructions, je trouvai rapidement la serrure. La lumière clignota un instant. Des ombres dansèrent sur les murs. Je sursautai lorsqu'un drap me frôla. Tremblant encore et le cœur battant, j'examinai le dispositif de fermeture. L'ovale au centre devait laisser place à une pierre. Il fallait donc récupérer celle de Duncan. Une fois qu'il serait paralysé, rien de plus facile.

Lorsque j'entendis des talons claquer sur le sol, je me précipitai vers la porte. Par l'entrebâillement de la porte, je vis Thussvor descendre les dernières marches. Il s'appuya contre le mur près de moi et murmura :

— Tiens toi prêt. Duncan arrive. Une fois dans les pommes, prends sa pierre et va immédiatement libérer Brooklyn. Je me charge de son corps.

Je hocha la tête alors qu'il croisait les bras. Son maquillage semblait briller sous les lumières du couloir. Ses yeux gris étaient déterminés. Le pas lourd de Duncan arriva quelques secondes après. L'attitude de Thussvor changea immédiatement. Il appuya sa main contre le mur et fit mine de se sentir mal.

— Qu'est-ce que vous fichez ici ? Que vous arrive-t-il ? Vous semblez mal, ajouta cette voix sombre après quelques secondes.

— Je cherchais un endroit pour me reposer. Je... crois que je vais m'évanouir, balbutia Thussvor.

La porte fermée, je ne pouvais qu'entendre ce qu'ils se disaient. J'imaginai Thussvor se laisser tomber tandis que Duncan jurait. Le bruit des ronces et de la liane fut aussi faible que le bruissement des feuilles. Un gargouillis se fit entendre. Je ne perçus même pas le moment où Duncan chuta au sol. Thussvor était aussi rapide et efficace qu'un cobra royal. Il toqua un coup à la porte, me signifiant que je pouvais sortir.

Duncan était allongé sur le sol, raidi par le poison. Un filet de sang coulait dans son cou, signe que Thussvor l'avait blessé avant d'inoculer le produit. Les yeux bruns brillaient de rage. Je gardai à l'esprit que même paralysé, le magicien noir avait conscience de tout ce qui se passait autour de lui et de tout ce que l'on disait.

— Si l'état clinique se péjore, tu peux utiliser ta magie pour le guérir, précisa Thussvor.

Je hochai la tête et entrepris de chercher la pierre de Duncan. Aucune bague, aucun collier. J'imaginai le pire des scénarios, la portait-il dans un endroit très intime ? Je fermai les yeux. Une sensation étrange me liait au magicien noir. Je sentais cette attirance entre nos magies. Et ce fut ce qui m'indiqua que Duncan ne portait pas sa pierre.

— Il ne l'a pas, chuchotai-je.

— Quoi ?

Thussvor haussa un sourcil, l'air agacé. Bien sûr, il fallait que Duncan soit le genre de magiciens à ne pas suivre les recommandations du Conseil. Je lançai un regard désespéré à mon chef : ça ne faisait pas partie du plan ! Que faisait-on désormais ? Thussvor allait me répondre lorsque des pas se firent entendre dans le couloir au dessus de nous. Je n'eus pas le temps de réagir que Thussvor me poussait déjà dans la buanderie. Il saisit le corps de Duncan avec l'aide de ses ronces et le projeta contre moi. Je tombai dans les draps propres, amortissant le magicien noir au passage. Son bras m'assomma. Je mis quelques secondes à réaliser que la porte avait été fermée. Je poussai le corps de Duncan qui m'écrasait. J'allais me lever et me diriger vers le battant lorsqu'une voix glaciale me figea. Une voix que je connaissais et qui avait précipité l'enlèvement de Brooklyn. La voix d'Alres. Un long frisson me parcourut alors que son timbre s'élevait.

— Qu'est-ce que tu fiches là ?

— Je me sentais faible, mon maître m'a demandé de me reposer.

J'imaginais aisément Alres hausser un sourcil. Je ne reconnus pas mon chef dans cette manière de s'exprimer. Trop sainte-nitouche. Pas assez froide. Trop d'émotions. Pas assez de contrôle.

— Qui est ton maître ?

— Monsieur Deswalters.

— Eh bien ! Il ne s'emmerde pas. Il ne m'avait pas dit qu'il avait un soumis aussi beau.

Sa voix était moqueuse. J'entendis les talons de Thussvor claquer sur le sol, puis d'autres pas. Et finalement la voix sévère de Rolland. Le cinquantenaire avait dû s'inquiéter en ne nous voyant pas revenir ou en avisant la présence d'Alres. Fred et Yohan avaient dû le prévenir. Je ne sus pas quel regard il lança à Alres ou à Thussvor.

— Tu ne m'avais pas dit que tu aimais ce genre d'hommes, commenta Alres.

— Je fais un test. Il a beaucoup de choses à m'offrir et il est particulièrement docile.

La voix de Rolland me fit frissonner de dégoût. La discussion qui se jouait là me dépassait complètement. Je n'osais plus bouger tant j'avais peur de faire du bruit et d'attirer leur attention. Même mon souffle me paraissait tonitruant. Je jetai un bref regard à Duncan. À part son regard qui m'assassinait, il allait bien.

— Tu m'en diras tant.

La voix d'Alres s'était modifiée, la moquerie était devenue de la taquinerie emplie d'envie. Je sentis la nausée me saisir alors que Thussvor suggérait :

— Voulez-vous essayer ?

— Ton maître est-il d'accord avec ça ? Je ne me souvenais pas que tu partageais tes partenaires.

— Je te l'ai dit, je suis dans la nouveauté ces derniers temps.

— C'est qu'il doit valoir le coup.

— Allez viens. Il y a une salle de libre à l'étage.

Les talons de Thussvor claquèrent sur le sol, suivis du pas plus lourd de Rolland et d'Alres. Ma respiration se relâcha. Je l'avais retenue sans m'en rendre compte. La culpabilité à l'idée de laisser Thussvor avec ces deux hommes me scia les viscères. Je priai pour qu'il s'en sorte sans trop de dommages. J'attendis quelques secondes avant de vérifier le couloir, puis ma montre. Il me restait peu de temps avant que les danseurs ne descendent se préparer pour les shows suivants.

Alors que je retournais vers Duncan pour vérifier ses paramètres vitaux, la porte s'ouvrit sur Yohan. L'homme de main se précipita vers moi.

— Je suis venu dès que j'ai vu Alres sur les caméras. Il faut sortir d'ici et vite.

Sans effort, il hissa Duncan sur son épaule. Je lui ouvris la voie, vérifiant que personne ne se mettait sur notre chemin. Le soulagement m'envahit lorsque la porte du van se referma derrière nous. Fred me lança un regard anxieux.

— Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? demanda-t-il.

— On rentre.

— Mais et lui ?

Fred désigna Duncan du doigt. Yohan haussa les épaules.

— Il y a tout ce qu'il faut pour le maintenir à la villa. L'effet du curare devrait s'estomper vu la faible dose et le temps d'action.

Yohan ne perdit pas une seconde. Il bâillonna le magicien noir et lui attacha les poignets ainsi que les chevilles. Si l'effet du poison disparaissait, il ne pourrait pas s'enfuir.

— Et Thussvor ? m'enquis-je avec inquiétude.

— Il est en sécurité avec Monsieur, répliqua Yohan en prenant place au volant. On ne peut pas rester, on les mettrait tous les deux en danger.

Il ramena ses cheveux platines en arrière. Ses yeux miel exprimaient du stress, mais il avait suffisamment d'expérience pour empêcher ses émotions de le dominer.

— On se charge de lui, dit-il en désignant Duncan, et on établit un nouveau plan d'action pour sauver Brooklyn en attendant le retour des autres.

Fred et moi hochâmes de la tête en signe d'assentiment. Dans le rétro, je lançai un dernier regard en direction du club. Notre plan avait échoué.

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