Chapitre 29 - Brooklyn
Lundi
Carlyle posa un bol de fruits rouges devant moi. Il m'adressa un sourire empli de tendresse. Mon trentenaire se montrait très attentionné. Le retour implicite d'Alres avait fait remonter tant d'émotions... Je n'avais pas réussi à les contenir. Je m'étais complètement effondré face à ce passé traumatique. Seuls les bras de Carlyle avaient pu m'apporter du réconfort. Et pourtant, même lové contre lui, je n'avais cessé de rêver de mon ex compagnon. Les hypothèses de Thussvor s'étaient mêlées à mes souvenirs pour créer une mélasse indiscernable dans ma tête. Je ne parvenais plus à discerner ce qui était vrai de ce qui était hypothétique. Cela faisait naître un malaise pernicieux dans ma poitrine.
En plus de ma propre anxiété, je ne pouvais m'empêcher de m'inquiéter pour Thussvor. Nous n'avions eu aucune nouvelle de lui hier soir. Carlyle avait tenté de me rassurer, mais ses mots n'avaient pas suffi. Rolland ressemblait à Alres, il m'avait montré son potentiel de violence, son amour pour la domination. J'avais perçu de quoi il était capable et face à Thussvor arriverait-il à se maîtriser ?
— Tu as l'air pensif ce matin, souligna Carlyle en me tendant une tasse de thé.
— Je m'inquiète pour Thussvor.
Carlyle me saisit la main et caressa ma peau du pouce. Il ne dit rien, sachant qu'aucun mot ne pourrait m'apaiser. L'esprit tourmenté, j'allais me mettre à manger lorsque nos téléphones sonnèrent. Nous échangeâmes un regard entendu. Thussvor. Son message était clair. Rendez-vous chez moi à 9h.
Carlyle gara la voiture devant l'immeuble. Thussvor habitait un loft au dernier étage d'un immeuble de trois étages dans Serpent Road. Fred sortait de sa Golf au même moment. Il était si pâle que l'on distinguait les vaisseaux sous sa peau. Ses cheveux plaqués en arrière accentuaient cet air fantomatique. Seul l'anneau en or qui brillait à sa narine ravivait sa vitalité. La sourde angoisse qui embuait ses yeux rendait les prunelles vertes plus intenses.
Il accourut vers nous. Tout dans son attitude trahissait sa nervosité. Carlyle posa une main sur son épaule pour le réconforter et essayer de contenir cette angoisse. Sans perdre de temps, nous franchîmes le hall d'entrée avant de gravir les escaliers au pas de course. Fred ne prit même pas le peine de frapper et entra dans l'appartement. Sur le pas plus calme de Carlyle, j'entendis une voix de femme. Elle portait les accents de l'âge vieillissant et, sous un agacement palpable, je discernais une certaine inquiétude.
— Qu'as-tu fait de ta soirée pour t'évanouir dans les escaliers ? grondait-elle. Quelle irresponsabilité !
— Rien qui ne doive vous inquiéter, répliqua la voix calme de Thussvor.
— Quel idiot ! Tu as de la chance de t'en sortir à si bon compte ! Tu aurais pu te tuer !
— Ne dramatisez pas, ce n'est qu'un poignet foulé.
Debout près d'un îlot de cuisine en marbre, Thussvor tenait sa tête du bout des doigts, les yeux fermés. Élégant peu importe le moment de la journée, il portait un pull fin à col roulé qui emprisonnait sa gorge. Il avait jeté sur ses épaules un peignoir de satin noir. Pieds nus sur le parquet, il dégageait un air maladif. Ses yeux démaquillés étaient cernés de teintes bleutées.
Nous tournant le dos, une petite dame rondelette gesticulait. Elle faisait de grands signes indignés face à un homme indifférent à ses protestations.
— Oh et puis tout ce sang ! Tes vêtements en étaient imbibés ! Qu'est-ce que tu as fait de ta soirée, Devyan ? cria-t-elle.
Sous cette colère, l'inquiétude perçait. Elle fit écho à celle que Fred, Carlyle et moi ressentions. Du sang ? Sans que je ne puisse l'empêcher, des souvenirs s'imposèrent à mon esprit. Rolland avait fait preuve d'une violence innommable envers notre chef. Je n'avais pas besoin de voir les blessures pour le savoir.
Mes talons claquèrent sur le parquet alors que j'avançais. Les deux habitants se tournèrent vers nous d'un mouvement commun. La petite dame aux cheveux bouclés haussa un sourcil en nous apercevant. Ses yeux bleus, cachés derrière une paire de lunettes rondes, s'éclairèrent en avisant la perle de Carlyle.
— Oh tu as fait appel à un guérisseur ! Enfin une décision sensée de ta part !
Thussvor retint un rictus désespéré et nous salua d'un signe du menton.
— Merci de votre aide, Madame Perrier, mais j'ai du travail. Pourriez-vous repasser plus tard ?
— Oh, mon petit chéri ! Pensais-tu vraiment travailler dans cet état ? s'indigna-t-elle.
— Oui. C'est bien pour ça que j'ai appelé un guérisseur. Vous permettez ? conclut-il en lui désignant la porte de la main.
Elle lui lança un regard révolté, ne cautionnant pas l'ironie qu'elle décelait dans la voix calme de Thussvor. Un pressentiment me poussa à penser qu'ils étaient proches. Notre chef ne se serait pas permis d'être si tranchant avec une personne âgée. Il lui adressa une œillade douce qui sembla convaincre Mme Perrier de nous laisser.
La petite dame passa à côté de nous et, saisissant l'avant-bras de Fred, nous murmura d'une voix complice :
— Prenez bien soin de cet impertinent !
— Je vous entends, Madame Perrier.
— Grand bien te fasse !
Elle quitta le loft d'un pas énergique sous l'œil désabusé de Fred. Carlyle contenait un sourire moqueur derrière sa main. Qui aurait pensé qu'une petite dame âgée tiendrait tête à Thussvor ? Malgré mon inquiétude, la situation m'amusa.
Le soupir de Thussvor ramena mon attention sur lui. Il s'appuyait sur le comptoir pour ne pas vaciller. Quelque chose n'allait pas. Réveillant ma magie de sang, je sentis sur lui d'innombrables plaies. Carlyle dut le sentir lui aussi car l'amusement quitta définitivement son visage. Il s'avança pour soutenir Thussvor. Celui-ci recula et échappa habilement à la prise du magicien blanc. Il savait que Carlyle comprendrait l'ampleur de ses blessures d'un simple effleurement.
— Tu avais raison, Brooklyn. Rolland aidait Duncan.
Thussvor fit glisser trois verres dans notre direction. Il remplit le sien de jus de pamplemousse. Sa main droite tremblait. La manche évasée du peignoir révélait son poignet bleui et gonflé. Sentant notre regard sur sa blessure, il tira son pull pour cacher les preuves.
— Il ne sait pas si Duncan est seul ou s'il est sous les ordres de quelqu'un d'autre. Il ne savait pas non plus si les tests de mutation étaient pratiqués au club. Il ne connaissait pas Page.
Un léger silence s'installa avant qu'il ne reprenne la parole.
— La mutation de la magie survient suite à des injections répétées d'une substance - que Rolland n'a pas identifiée. Ces injections doivent se poursuivre suite à l'apparition de la bipolarité.
— C'est pour ça que cette magie ne tient pas sur le long terme, murmurai-je.
Thussvor approuva d'un hochement de tête avant de se tourner vers Fred.
— Qu'a donné la pierre de Page ?
— Comme celle de Rolland. Elles utilisent bien la même technologie. La magie de foudre s'estompe rapidement. Structurellement, on voit bien que les deux magies ne s'imbriquent pas. Même sans l'examiner, la différence avec ta pierre est identifiable, Brooklyn. La substance qu'on a injectée à Rolland et Page ne contenait pas de cellules souches, mais autre chose.
Thussvor hocha à nouveau de la tête. Malgré les informations que nous possédions, nous ne parvenions toujours pas à comprendre ce que contenait la substance injectée à Page et Rolland. Et cela faisait grossir notre inquiétude. J'avais la désagréable sensation de piétiner.
— La résistance à la magie blanche vient d'un anticorps crée par la bipolarité, ajouta Carlyle. Je pense que leur production diminue en même temps que le déclin de la mutation, mais il me fallait le sang de Rolland pour confirmer cette hypothèse.
— As-tu pu chercher une solution ? s'enquit Thussvor.
— Fred et moi y avons réfléchi. La conclusion est simple : soit on parvient à empêcher la production des anticorps, soit on les inactive une fois produits.
— Qu'est-ce qui te parait le plus... facile à réaliser ?
— Les inactiver après la production. Il y a trop d'inconnues dans l'équation pour empêcher leur production.
Les éléments s'imbriquaient dans mon esprit. Fred se servit un verre d'eau alors que Thussvor poursuivait :
— Carlyle, continue de chercher un remède contre ses anticorps et analyse le sang de Rolland pour confirmer ton hypothèse. Fred, analyse la pierre de Brook pour également confirmer ton hypothèse. Faites un rapport complet de vos observations.
Il se tourna vers moi, l'air fatigué.
— Qu'ont donné tes recherches ?
Calmement, je leur exposai ce que j'avais trouvé. Duncan avait trente-huit ans. Il avait vécu dans les quartiers plutôt défavorisés d'une ville voisine. Pendant de longues années, il avait soutenu sa mère atteinte d'un trouble de l'humeur de type bipolarité. Elle avait eu Duncan très jeune, ne savait pas comment s'occuper d'un enfant et avait été abandonnée par le père du bébé. Dépendante de multiples drogues, elle avait consommé jusqu'à l'overdose. Livré à lui-même et victime des violences des dealeurs lui réclamant de l'argent, Duncan avait été responsabilisé trop vite. Pour payer ses dealeurs, la mère avait utilisé son fils comme monnaie d'échange. Ne supportant plus les abus, il avait fini par tuer certains de ses agresseurs, quelques-uns avaient pu s'en sortir. Mineur au moment des faits, la légitime défense avait été retenue, il n'avait pas été inquiété.
Pourtant, complètement seul dans ce combat, il avait fini par vendre son corps dans des club de strip-tease pour gagner de l'argent. Il était resté dans le milieu en montant son propre club. Il avait connu Rolland lors de son premier emploi, il avait alors à peine une vingtaine d'années. Le physique ténébreux et efféminé qu'il arborait à l'époque avait vraisemblablement plu au quinquagénaire. À cette période, il avait reçu l'aide de Rolland et d'autres mécènes pour s'en sortir. Dix-huit ans plus tard, ils étaient toujours en contact, mais plus pour les mêmes raisons charnelles. Ils transgressaient ensemble, sous les ordres d'autrui ou non, les Anciens Écrits.
Je n'avais trouvé aucun lien direct entre Duncan et Alres. En revanche, je tissais une hypothèse qui semblait réaliste ; Duncan avait rencontré mon ex via Rolland. Le quinquagénaire et Alres s'étaient connus à l'université, ils fréquentaient la même filière. Rolland s'était ensuite dirigé vers les affaires tandis qu'Alres s'était orienté vers le notariat. Pourtant, ils se voyaient souvent et étaient beaucoup aperçus dans des bars ou des clubs divers et variés. Peut-être Duncan et Alres s'étaient rencontrés dans le club où performait le magicien noir.
Pourtant, malgré toutes les recherches que j'avais menées, je n'avais trouvé aucun lien entre Page, Rolland, Duncan ou même Alres. Cela m'avait laissé un sentiment de frustration intense. J'avais repris tout le dossier de Page, mais n'avait rien trouvé de plus. C'était un homme discret qui, contrairement à Rolland et Duncan, ne s'affichait pas beaucoup en société sauf pour ses rallyes automobiles. Il y avait donc peu d'éléments à dégager. Ce type était - presque - un fantôme. Et maintenant qu'il était mort, il ne nous restait que sa pierre pour nous fournir des informations.
J'échangeai avec Carlyle un regard entendu, puis me tournai à nouveau vers Thussvor.
— Envoyez-moi vos observations avant midi. J'en ai absolument besoin, ordonna notre chef.
— As-tu des nouvelles du Conseiller Alterswarse ? demanda Fred.
— Pas depuis la mort de Page. Il ne semble pas prendre nos inquiétudes au sérieux, c'est pourquoi j'ai besoin de rapports complets de votre part pour appuyer nos inquiétudes et le convaincre de faire quelque chose.
— As-tu prévu de le rencontrer ? interrogeai-je.
— Oui, mais je n'ai pas encore obtenu de rendez-vous. J'ai déjà passé un appel en début de matinée. Répondeur, précisa-t-il.
Un agacement palpable se lisait dans son regard alors qu'il reposait son verre. Certains Conseillers ne prêtaient malheureusement pas assez d'écoute à la population magique. Leur efficacité reposait sur leur nombre ; ils étaient dix Conseillers. Cela permettait une conciliation dans certains cas compliqués. Pour faire part d'une demande, il fallait identifier à quelle catégorie elle appartenait et s'adresser au bon Conseiller. Tout ce qui concernait les Milices, dont les formations continues et les problèmes rencontrés, s'adressait au Conseiller Alterswarse. La formation des jeunes magiciens était gérée par la Conseillère Miriya. L'attribution des pierres canalisatrices était pour le Conseiller Vorilet. Le recensement des naissances de magiciens était le domaine de la Conseillère Varidel. Le Conseiller Oltenier était le Président du Conseil de la Magie et veillait à ce que tout fonctionne au mieux de la société. En revanche, il s'impliquait rarement dans les situations de la Milice et laissait une trop grande liberté à ses différents collègues. Les cinq autres Conseillers et leurs domaines m'échappaient, je ne m'y étais pas intéressé.
Si Thussvor avait déjà transmis ses inquiétudes au Conseiller responsable et que celui-ci jugeait que les preuves n'étaient pas assez importantes, nous ne pouvions que consolider le dossier et retenter d'ici quelques temps. Même si Thussvor tentait de contacter le Président Oltenier, il lui répondrait qu'il ne s'adressait pas au bon Conseiller, qu'il avait toute confiance en le jugement de son collègue et le rédigerait vers Alterswarse. Nous étions donc dans une impasse.
— Et si... admettons tu n'arrives pas à le convaincre ? hasarda Fred.
— On se dissociera du Conseil pour mener cette affaire. La situation est trop grave pour que l'on abandonne.
Nous approuvâmes tous d'un hochement de tête. Si le Conseil ne tenait pas compte de nos inquiétudes, nous mènerions l'enquête à bien sans leur aide.
Alors que j'échangeais un regard déterminé avec Fred et Carlyle, Thussvor porta un main à son front et s'appuya contre l'îlot de marbre noir. Il avait encore pâli. L'une de ses jambes sembla céder et il s'affaissa contre le minéral. Carlyle réagit immédiatement. Contournant le comptoir, il saisit notre leader par la taille. Une grimace défigurait le visage de Thussvor, mais il se laissa aller contre Carlyle. J'aurais pu être jaloux si son état n'était pas si préoccupant. Il montrait très peu ses émotions et encore moins ses états de faiblesse.
— Tu as de la fièvre, constata Carlyle.
Thussvor s'affaissa davantage, comme s'il perdait connaissance, et ferma les paupières. De fines perles de sueur imprégnaient son front et ses cheveux. Il luttait avec lui-même pour ne pas s'effondrer devant nous. Et cela m'attrista bien plus que je ne le pensais.
— Où est la chambre ? Je vais t'y soigner.
Thussvor eut un vague geste de la main vers le fond du loft. Il eut la force de se redresser, repoussant Carlyle qui écarquilla légèrement les yeux de surprise.
— Il y a plus important.
— Tu déconnes ? Tu tiens à peine debout. Tu pourrais t'évanouir d'une seconde à l'autre ! s'énerva Fred.
Il le saisit par le bras, poussant Carlyle. Thussvor ne bougea pas et laissa son agent lui serrer l'avant-bras. Il grimaça à peine, mais un bref mouvement de recul étouffé fut perceptible. Et lorsque Fred passa sa main dans son dos, Thussvor gémit de douleur. Ce fut comme si ses prunelles grises se remplissaient d'une souffrance indescriptible avant que les globes ne roulent dans leur orbite. Fred eut le réflexe de le saisir à la taille avant qu'il ne s'écroule inconscient sur le parquet.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top