Chapitre 27 - Carlyle
Dimanche
— Tu crois qu'il va s'en sortir ? me murmura Fred alors que je coupais la pastèque en cube.
— Bien sûr que oui. Fais gaffe, le lait déborde.
— Putain.
Fred retira la casserole du feu en jurant. Du coin de l'œil, j'observai Brooklyn. La Bloody Mary détaillait Thussvor du regard. Il choisissait avec minutie le maquillage qui ornerait le visage glacial de notre chef. Les sourcils froncés, il soupesait une paire de boucle d'oreille en or avant d'en sélectionner une autre.
— Celles-ci t'iront à merveille.
— Est-ce vraiment nécessaire que je porte tout ça ? s'ensuit Thussvor en levant un sourcil.
Brooklyn lui sourit avec hypocrisie.
— Rolland aime les belles choses et crois-moi, tu auras plus de chances de lui soutirer des informations en adoptant une partie de mon look.
Je retins un rire. Thussvor avait réprimandé Brooklyn tant de fois sur son style qu'il était plaisant de le voir contré ainsi. Tout cet accoutrement allait à l'encontre des valeurs de notre chef et, même s'il ne laissait rien paraître, cela l'irritait profondément.
— Plus tu lui conviendras et plus il sera conciliant avec toi, ajouta Brooklyn.
— Et minauder serait la solution ?
Brooklyn haussa les épaules et Thussvor soupira d'un air résigné. Il se laissa maquiller et coiffer sans rechigner. Des teintes prunes embellissaient ses yeux gris. Les prunelles semblaient plus glaciales que jamais. Seules quelques mèches de cheveux châtains adoucissaient ce visage figé de neutralité. L'or des bijoux tintait à ses oreilles et caressait la peau blanche. Les diamants projetaient des éclats de lumières sur l'épiderme, l'ornant d'une parure impalpable. Les lèvres enduites d'un baume nourrissant n'esquissaient aucun sourire, soulignant davantage cette froideur et cette désarmante neutralité. À sa manière, Thussvor était charmant et maquillé de la sorte, il ne manquerait pas de plaire à quelqu'un comme Rolland. Certes, il n'avait pas la beauté androgyne de Brooklyn, mais il saurait jouer de la sienne pour amadouer le cinquantenaire. Mais s'il accepta de se laisser coiffer et maquiller, il refusa catégoriquement de se laisser habiller. Brooklyn fit la moue mais n'insista pas davantage.
— Tu as rendez-vous à dix-neuf heures quinze chez lui, je t'ai transféré l'adresse par message, lui indiqua Brooklyn en appliquant un dernier coup de pinceau.
Thussvor hocha légèrement la tête.
— Il a dit que sa pierre était devenue bipolaire parce qu'il aidait, rappela la Bloody Mary.
— Mais on ne sait pas qui, souligna Fred.
— Vu l'attitude de Duncan, je suis persuadé que c'est lui que Rolland aidait.
— Le patron de ce club ? demandai-je.
Brooklyn acquiesça avec prudence.
— Il faut que tu comprennes qui Rolland aidait, pourquoi il l'a fait et comment ont-ils fait pour mélanger deux types de magie de manière éphémère.
Toujours avec stoïcisme, Thussvor approuva. Même s'il ne le montrait pas, notre chef savait déjà quelles questions il allait poser et quelles réponses il devait obtenir. Par précaution, nous remettions simplement les éléments à plat pour éviter un oubli.
— Demande-lui si d'autres personnes sont impliquées dans ces changements de pierres, intervint Fred. Peut-être connait-il Page et sait quelque chose sur sa mort.
— Je n'ai trouvé aucun lien entre les deux en construisant le dossier, précisa la Bloody Mary.
— À mon avis, ils sont indirectement liés. Ils ne se connaissaient pas, mais leur pierre utilise probablement la même magie bipolaire. Fred, peux-tu aller au bureau et vérifier la pierre de Page ? demanda Thussvor. Compare-la avec la pierre de Rolland et vois si tu peux trouver de similitudes.
L'agent de l'Unité 3 hocha précipitamment de la tête. Thussvor l'observa un instant avec une telle intensité que Fred se mit à rougir. Notre chef repoussa une mèche de cheveux qui tombait sur son front. Avec autorité, il se tourna vers moi.
— Carlyle, essaie de trouver pourquoi la magie blanche n'arrive pas à guérir ceux atteints d'une magie bipolaire. Essaie de trouver une solution. Dans la mesure du possible, ajouta-t-il devant mon haussement de sourcil.
Une vague d'appréhension me saisit alors que je réalisais l'ampleur et l'importance de ma part. Il me faudrait analyser du sang gorgé de magie pure puis souillée pour voir comment chacun des deux réagissait.
— Fred, Brooklyn et moi te fournirons un échantillon de sang pour que tu puisses travailler rapidement.
Les deux concernés approuvèrent. Thussvor reporta son attention vers Brooklyn.
— Monte un dossier sur ce Duncan. Cherche davantage de renseignements sur lui et Rolland ainsi que les potentiels liens qu'ils pourraient avoir avec Page. Fouille le passé et trouver des renseignements sur ton ex et ses liens avec Rolland. Si tu ne t'en sens pas capable, je m'occuperai de cette partie-là.
Brooklyn hocha du chef avant de réajuster une chaînette en or autour du cou de Thussvor.
— Et toi ? murmura-t-il.
Que ferait Thussvor une fois sa confrontation avec Rolland terminée sous-entendait Brooklyn.
— Je ferai un rapport une fois rentré. On se retrouvera au bureau lundi matin pour faire le point sur les informations de chacun.
Brooklyn scruta notre chef un instant. Il n'avait pas expliqué en détail ce qu'il avait offert à Rolland, mais implicitement, d'un regard, Thussvor avait compris. Il connaissait suffisamment les méthodes d'infiltration de Brooklyn pour savoir que son agent avait dû offrir son corps pour obtenir ces renseignements. Par respect, il ne lui avait pas imposé de relater les faits et méthodes utilisées. Et j'admirais la capacité de Thussvor et de Brooklyn à accepter la prostitution comme une possibilité. J'aurais été incapable de me laisser toucher aussi intimement pour mener à bien ma mission.
Sans ajouter autre chose, Thussvor se leva et saisit son manteau. Il portait une tenue simple composée d'une chemise et d'un pantalon à pince. Quelque chose de classique mais d'élégant. Quelque chose qui pourrait plaire à Rolland. D'un rapide coup d'œil, je regardai l'horloge. Dix-huit heure trente-huit.
— Est-ce que ça ira ? demandai-je d'une voix douce.
Thussvor balaya mon inquiétude d'un geste vague de la main. Même s'il ne laissait rien paraître, je pressentais un stress palpable. C'était une impression vague induite par ma magie car rien, pas même ses prunelles adamantines, ne m'indiquait qu'il était angoissé.
— Appelle-nous si ça dérape, exigea Fred.
— Ça ne dérapera pas.
Sans ajouter un mot, il nous salua de la tête avant de prendre les clés de sa BMW et de se mettre en route. Fred regarda la voiture démarrer puis disparaître à l'angle de la rue. Un soupir lui échappa alors qu'il revenait vers Brook et moi.
— Ça m'inquiète, souffla-t-il.
Brooklyn posa sa main manucurée sur l'épaule de l'agent.
— Thussvor est solide. Ce n'est pas pour rien que c'est lui le chef. Et puis, nous serons là pour l'aider si jamais il devait se passer quelque chose d'imprévu.
Fred approuva silencieusement avant de lui aussi prendre ses affaires. Un mauvais pressentiment m'envahit alors qu'il démarrait sa Golf.
J'avisai les trois échantillons qui trônaient sur mon bureau. Brooklyn m'avait remis son sang peu après le départ de Fred. Celui-ci l'avait déposé dans mon bureau dès qu'il était arrivé dans le bâtiment. Et Thussvor l'avait laissé dans la matinée puisqu'il se rendait tous les jours à la Milice pour surveiller l'activité des corruptions.
Je déglutis, mal à l'aise face à ces trois fioles remplies de ce sang veineux. Je ne savais pas comment débuter la tâche que m'avait confiée Thussvor. Tout était si nouveau, si flou qu'il m'était difficile de savoir que faire en premier. Mettant de l'ordre dans mes pensées, je fis ce que je conseillais toujours à Léo : commencer par le début.
Je m'assis à mon bureau et pris le carnet qui reposait dans un des tiroirs. De traits nets et précis, je retraçai le cercle de la magie. La magie noire se tenait en haut du cercle tandis que la magie blanche, son antagoniste par excellence, reposait à la base du cercle. D'une accolade, je reliais la magie rouge et violette, la jaune et orange, puis la grise et brune. Trois magies bipolaires qui avaient toutes réagi à la magie blanche.
Celle de Brooklyn - rouge et violette - avait repoussé violemment la magie blanche. À l'heure actuelle, je ne parvenais toujours pas à le guérir et l'intensité de cette force n'avait pas diminué. Celle de Page - jaune et orange - avait également repoussé la magie blanche avec beaucoup de force. Maintenant qu'il était mort, je ne pouvais plus tester quoi que ce soit sur lui. Celle de Rolland - grise et brune - n'avait pas été confronté à ma magie, je ne pouvais donc en tirer aucune conclusion.
Si les porteurs de pierres bipolaires semblaient repousser durablement la magie blanche, ceux qui étaient contaminés par le sang - comme Fred avec la pierre de Page - semblaient guérir après quelques jours. Il avait fallu quarante-huit heures entre la première tentative de guérison et la deuxième pour que ma magie puisse agir.
Dans les échantillons que je possédais, j'avais trois configurations : un sang de magie bipolaire, un sang contaminé puis guéri et un sang non infecté. J'aurais aimé avoir le sang de Page et de Rolland pour le comparer à celui de Brooklyn. Peut-être cela m'aurait-il donné des informations sur la manière de créer une magie bipolaire.
Je commençai par des tests de routine, soit par identifier les groupes sanguins de mes trois patients. Représentatif de la réalité ; les trois étaient du même groupe. Aucun ne souffrait d'une maladie auto-immune ou d'autres pathologies, cela n'interférerait pas dans les résultats.
Je finis par me lever pour installer mon matériel de laboratoire. Je branchai mon microscope et récupérai les lames ainsi que les produits nécessaires à l'examen. Par méthodologie pratique, je commençai par le sang de Thussvor. Au travers de la lunette de verre, j'observai les globules rouges. En plus petits nombres, les plaquettes et les globules blancs flottaient dans le plasma. Du bout de l'index, j'envoyai ma magie vers les éléments sanguins. La magie blanche se manifesta sous forme de petites particules blanches et lumineuses qui se déposaient sur les plaquettes. Celles-ci acceptèrent l'énergie en rayonnant. Sur une plaie, le magie se serait étendue et aurait accéléré le processus de cicatrisation. Je n'observai rien d'anormal.
Je changeai de lame pour y verser le sang de Fred. Il ressemblait au premier. À la seule différence que des minuscules taches noires naviguaient dans le plasma. Elles étaient peu nombreuses. Je projetai à nouveau ma magie vers le liquide. Ces taches fondirent sur les particules lumineuses et l'entourèrent jusqu'à ce qu'elles s'éteignent. D'autres particules de magie réagirent normalement sans être arrêtées par ces éléments noirs. Ceux qui avaient attaqué ma magie furent détruits par les globules blancs, morts après avoir tué de la magie. Je fronçai les sourcils, surpris par cette découverte. Pourtant, avant de formuler une hypothèse avec ces premiers éléments, je devais analyser celui de Brooklyn.
Et je ne fus pas surpris. Le plasma de Brooklyn était infesté par ces atomes noirs. Ils étaient bien plus nombreux que chez Fred. Et lorsque je projetai ma magie, toutes les particules lumineuses furent contrées et tuées par cet ennemi.
Je notai mes observations sur le carnet à côté du nom de mes collègues. Une théorie se dessina immédiatement dans mon esprit. L'apparition d'une magie bipolaire créait des anticorps - ces taches noires - contre la magie blanche. Dès que celle-ci était utilisée, elle était immédiatement entourée, mangée et détruite par ces anticorps. Après une utilisation, ceux-ci étaient ensuite éliminés par les globules blancs. La pierre bipolaire se chargeait d'en créer de nouveaux. Brooklyn en avait énormément car sa magie était bipolaire et n'évoluait pas. Fred avait hérité de ces anticorps lors de sa blessure, mais ceux-ci finissaient par disparaître progressivement car ils n'étaient plus assez nombreux pour contrer la magie blanche et ne pouvaient être utilisés qu'une seule fois. Thussvor n'en possédait pas puisqu'il n'avait pas de pierre bipolaire ou n'avait pas été contaminé par le sang.
Je me redressai et soufflai pour chasser l'excitation qui découlait de cette découverte. J'aurais aimé avoir le sang de Rolland ou de Page pour voir comment réagissaient ces anticorps. Puisque la bipolarité de ces pierres ne duraient pas dans le temps, j'en déduisais que la création d'anticorps contre la magie blanche s'estompait également avec le temps. Plus l'une des magies perdait du terrain, moins les anticorps apparaissaient. Je voulais confirmer cette hypothèse, mais il me fallait du sang. Alors avec espoir fragile, j'envoyai un message à Thussvor ; si tu peux récupérer un échantillon du sang de Rolland, ça serait bénéfique pour mes recherches...
Dans mon carnet, je résumai le résultat de ces recherches puis les hypothèses qui en découlaient. La résistance à la magie blanche était éphémère. Elle se transmettait par un contact direct du sang contaminé avec celui du patient sain. En revanche, si la pierre était bipolaire la résistance serait durable. Pour la contrer il faudrait créer des anti anticorps ou bloquer sa production. Et c'était bien cette partie là qui me posait problème. Comment faire ?
Je me reposai contre le dossier de ma chaise. Je fermai les yeux un instant laissant mes pensées dériver. Une vilaine migraine tenaillait mes tempes. Comment s'en sortaient mes collègues ? Avaient-ils pu découvrir d'autres choses ? Alors que d'autres questions se formaient dans mon esprit, Fred entra en trombe dans le bureau.
— Les pierres de Page et de Rolland utilisent la même technologie !
Je levai les yeux sur mon collègue qui m'afficha des photos légèrement troubles sous le nez.
— Regarde, dit-il en pointant une scission nette entre les deux magies. Elles ne se mélangent pas au niveau structurel. C'est pour ça que la magie injectée finit par disparaître. Une certaine substance a été inoculée au receveur, mais sans cellules souches.
— Mais comment la magie inoculée peut-elle rester dans le corps ? C'est le cas chez Brooklyn puisqu'il y a ces cellules souches, mais chez Page et Rolland il n'y en aurait pas...
— À mon avis il faudrait analyser le sang de Rolland pour avoir plus d'informations sur le produit qui a été inoculé. Page ayant été incinéré, on n'a plus accès à son sang...
— J'ai envoyé un message à Thussvor pour qu'il nous rapporte un échantillon de sang. J'en aurais aussi besoin.
Fred tira une chaise et s'assit face à moi. Il me dévisageait de ses beaux yeux verts avec une curiosité évidente.
— Tu as trouvé quelque chose ?
— Plutôt oui. Regarde ça.
Je lui tendis les notes sur lesquelles trônaient des schémas des trois situations.
— La magie bipolaire crée des anticorps contre la magie blanche. Ils se transmettent par le sang, j'en ai trouvé chez toi. Je pense que la production de ces anticorps diminue avec la régression d'une des deux magies. Il me faudrait le sang de Rolland pour affirmer cette hypothèse.
Fred écarquilla les yeux, un peu choqué avant de se reprendre.
— Mais comment empêcher que la magie blanche ne soit repoussée ?
— Soit on empêche la production de ces anticorps - ça me parait impossible - soit on trouve le moyen de bloquer ces anticorps une fois qu'ils sont produits.
— Un anti anticorps ?
— C'est ça.
Fred sembla réfléchir un instant.
— Comment tu comptes le créer ?
— Aucune idée. J'attends d'en discuter avec Brooklyn et Thussvor, ils auront peut-être une autre vision des choses. Et puis, peut-être cette discussion pourrait réveiller des souvenirs chez Brooklyn qui pourraient nous apporter une solution.
Mon collègue hocha de la tête. Du bout des doigts, il glissa les images qu'il avait prises dans mon carnet.
— Est-ce que tu as des nouvelles de Brooklyn ou de Thussvor ?
— Brook est à la maison pour ses recherches. Aucune nouvelle de Thussvor.
Nous échangeâmes un regard entendu : allait-il bien ?
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