Chapitre 22 - Brooklyn

Mon cœur rata un battement. Pourquoi Rolland m'appelait-il ? Il m'avait privatisé dimanche, pas ce soir. Pris d'un doute, je vérifiai la date. Thussvor haussa un sourcil.

— Qui est-ce ?

— Rolland. Le fameux client à la pierre bipolaire. Je ne sais pas pourquoi il m'appelle.

— Décroche.

J'obéis.

— Je commençais à attendre, Beauty.

Sa voix, habituellement douce et compréhensive, était agacée. Je déglutis difficilement. Mon esprit était encore perturbé par ma dernière crise. D'ordinaire, j'aurais opté pour une réplique cinglante, mais mon instinct me poussa à faire profil bas. Rolland était de mauvaise humeur.

— Désolé, je n'ai pas entendu la sonnerie, soufflai-je.

— Peu importe, trancha-t-il. Es-tu libre ce soir ?

— Votre privatisation n'est pas pour ce soir.

Je le sentis se tendre à l'autre bout du fil. Je croisai le regard inquiet de Carlyle, puis celui interrogateur de Thussvor.

— Ne sois pas insolent. Pas aujourd'hui, Beauty.

— Pardon. Veuillez m'excuser, je ne voulais pas me montrer présomptueux.

L'intonation de sa voix avait quelque chose d'effrayant. Je me sentis tressaillir lorsqu'il soupira. Je n'aurais pas voulu voir son regard et je fus soulagé de ne l'avoir qu'au téléphone. Pourquoi étais-je aussi intimidé ? Un picotement désagréable dans la nuque esquissa le début d'une réponse difficile à accepter. Thussvor me pressa de la main, me faisant signe de continuer. Je grimaçai, mais enchainai à contre-cœur. Je pris le ton le plus doux dont j'étais capable.

— Quelle était votre question ?

— Es-tu libre ce soir ? répéta Rolland.

Je lançai un regard désolé à Carlyle. Être ainsi séducteur avec un autre devant lui me brisait le cœur. Pourtant, je n'avais pas le choix. Plus je me rapprocherais de Rolland, plus il serait facile de récupérer sa pierre.

— Pour vous, je suis toujours libre, Monsieur.

Une grimace défigura le visage de Carlyle tandis que Fred haussa les sourcils avec effarement. Seul Thussvor conserva son calme.

— Heureux de l'apprendre, Beauty. Donne-moi ton adresse, je viendrai te chercher à dix-huit heures trente, ajouta-t-il.

Avec assurance, je donnai ma fausse adresse. Une brusque douleur vrilla mes tempes et une voix claire s'éleva dans ma tête. Petit menteur. Il faudra que je t'apprenne à dire la vérité. Ces sons étrangers finirent par s'estomper avant que je ne puisse discerner davantage les paroles du cinquantenaire. Un léger vertige subsista. Ma main s'accrocha au genou de Carlyle, qui la serra immédiatement. Je manquai de lâcher mon téléphone lorsque la voix grondante de Rolland me ramena à la réalité. Je l'avais énervé davantage.

— Sois habillé en blanc. Et correctement, je ne veux pas d'une escorte ce soir.

Sa remarque lança un froid dans ma poitrine. Je sentis mon sang se glacer. Une sueur froide dévala mon dos alors que je me levais brusquement, échappant à la prise de Carlyle. Je passai une main sur mon visage, essayant de cacher mon désarroi. Fuyant le regard de Thussvor et de Fred, je contournai le canapé. Ça ne pouvait pas être lui. Ce n'était pas lui. Brooklyn, ressaisis-toi !

— Je ne suis pas votre escorte.

— Qu'es-tu alors si ce n'est mon escorte ? Aurais-tu préféré que je te désigne comme ma putain attitrée ?

Mon souffle se brisa et mes jambes tremblèrent. Une nausée me submergea et je manquai de vomir. Mes ongles s'enfoncèrent dans mon avant-bras avec sauvagerie. Je mordis mes lèvres si fort que le sang perla le long de mon menton. Tu es ma putain attitrée et tant que je ne me suis pas lassé de toi, tu me satisferas. Compris, Princesse ? Les souvenirs remontèrent même si je tentais de les garder à distance. La voix grave de Rolland se mua en celle méprisante d'Alres. Alres qui m'avait répété un nombre incalculable de fois que j'étais sa pute et qu'il me baiserait jusqu'à ce que je collapse dans ses bras.

Ma magie bouillonnait dans mes veines. Mes ongles lacèrent ma peau avec tant de violence que du sang gicla sur le canapé, mû par ma magie. Thussvor écarquilla les yeux tandis que Fred laissa échapper une exclamation surprise. Carlyle se leva, mais je le maintins à distance d'un geste de la main. La douleur rendit à mon esprit sa clarté. Rolland m'avait rappelé Alres à de nombreuses reprises et, à cet instant, j'eus un mauvais pressentiment. Ma putain attitrée. Il n'y avait que mon ex compagnon pour m'appeler ainsi. Où Rolland avait-il entendu ce sobriquet humiliant si ce n'était auprès d'Alres ?

— Non... je...je ne voulais pas...

Je bégayais, ne sachant pas comment répondre à son insulte à peine dissimulée. Mes mains tremblaient. J'avais perdu toute mon assurance face à lui et aux souvenirs qu'ils véhiculaient. Je devais me ressaisir et vite. Si le cinquantenaire se lassait de moi, je ne pourrais pas mettre la main sur sa pierre et l'enquête piétinerait, entraînant immanquablement des vies dans cet échec.

Un long soupir coupa court à ma panique. Rolland reprit d'une voix plus douce, moins agressive.

— Excuse-moi, Beauty. Je ne voulais pas être insultant. Je passe une mauvaise journée, expliqua-t-il après quelques secondes, je reporte ma colère sur toi.

— Qu'est-il arrivé pour que vous soyez ainsi énervé ? osai-je demander.

— Rien dont tu ne doives te soucier. Puis-je encore compter sur ta présence ce soir ?

— Oui, bien sûr, Monsieur. En revanche, j'aimerais savoir où nous allons.

— Au Carlton.

Une mimique agita ma bouche. Aucune idée de ce que c'était.

— Puis-je vous y rejoindre directement ? Je... me sens plus à l'aise avec cette idée.

— Bien. Dix-huit heures là-bas, conclut-il.

La tonalité m'indiqua qu'il avait raccroché. Mon téléphone m'échappa des mains sans que je ne m'en aperçoive. Pantelant au milieu du salon, je fixais le sol d'un œil vitreux. Les souvenirs me revinrent en mémoire telle une gifle. La honte me monta aux joues alors que je me revoyais baisser la tête face à mon ex. Tu es à moi, Princesse. Quoi que tu fasses, où que tu ailles, je te retrouverai et je te ferai payer le prix de ton insolence. Tu ne m'échapperas pas. Tant que je vis, tu ne seras jamais libre.

Une main agrippa mon poignet et je sursautai. J'inhalai brusquement l'air, comme si j'avais cessé de respirer. Les prunelles bleues de Carlyle me fixaient avec inquiétude. Il enroula délicatement un linge autour de mon avant-bras, épongeant le sang qui gouttait au sol. Désorienté, j'observai le liquide imbiber la matière blanche. Sans effort, je fis refluer le liquide dans mes veines. Fred, tout aussi inquiet que Carlyle, vint poser sa main sur mon épaule.

— Est-ce que... ? commença l'agent de l'Unité 3.

— Ça va. Je... Il m'a déstabilisé. Il n'était pas aussi mielleux que d'habitude. Quelque chose cloche, mais je n'arrive pas à savoir quoi.

— Tu as construit un dossier sur lui, j'imagine ? demanda Thussvor.

— Oui, bien sûr.

Je leur dressai un rapide portrait ; Rolland Deswalters était un cinquantenaire millionnaire né dans la région. Il avait fait fortune dans le monde des affaires - les informations restaient floues quant à ce qu'il avait réellement fait pour amasser autant d'argent. Très apprécié dans les milieux bourgeois, il avait la réputation d'aimer la bonne chair - au sens propre comme figuré. Tout le monde savait qu'il appréciait les jeunes hommes et particulièrement ceux au style androgyne. Il était souvent aperçu dans des clubs aux mœurs légères comme celui de Duncan - surtout celui de Duncan.

Rolland avait vécu plus de la moitié de sa vie avec une femme, avant de divorcer lorsqu'elle apprit son penchant prononcer pour les strip-teaseurs. Il travaillait actuellement dans une clinique privée à quelques kilomètres de la ville où il était directeur général. Sa maison, qui devait valoir une fortune, se situait à vingt kilomètres à l'ouest de Becky Halls. Avant d'emménager ici, il vivait à l'autre bout du pays avec sa femme. Internet ne me donnait pas la localisation précise. Rien d'étrange, le parcours d'un homme classique.

— Il veux m'inviter à dîner, je suppose.

Mais pourquoi m'inviter ce soir alors qu'il m'avait privatisé le lendemain ? Un mauvais pressentiment m'étreignit. Ses pensées, pour le peu que j'en avais distingué, ne me plaisaient pas. Comment avait-il su que je mentais ? Quelque chose n'allait pas. J'avais le sentiment d'avoir les pièces d'un puzzle que je ne parvenais pas à assembler et cela était terriblement frustrant. Rolland, Page, ces pierres bipolaires. Ces pierres bipolaires, mon passé. Mon passé, Alres, Rolland. Tout cela était lié d'une manière ou d'une autre, mais je ne parvenais pas à les imbriquer ensemble.

Un soupir m'échappa alors que je prenais appui sur Carlyle. Thussvor et Fred me lancèrent un regard désabusé, ne comprenant pas ce qui venait de se passer. Ce n'était pas mon genre de me laisser déstabiliser ainsi. Ça n'aurait pas été le cas si Rolland ne ressemblait pas autant à Alres. Je souffrais d'un gros syndrome de stress post-traumatique que je n'arrivais pas à contrôler.

— Brooklyn... Qu'est-ce qui s'est passé ? Tu es devenu tout pâle, tu avais l'air absent pendant cet appel, s'inquiéta Fred.

— Je ne suis pas prêt à en parler. Ce sont des démons du passé que je voudrais oublier.

Je me détournai de cette discussion, refusant de me laisser entrainer sur cette pente glissante. Confier mon amnésie et les souvenirs bloqués qui y étaient reliés m'avait paru nécessaire pour l'enquête. En revanche, parler des violences conjugales que j'avais subies était impossible, j'avais bien trop honte. Comment expliquer que l'on m'avait battu et surtout que je n'avais rien fait pour l'empêcher ? Je ne pouvais pas, je n'en avais pas la force. Alors je m'écartai définitivement de ces pensées en me concentrant sur ma tâche actuelle : récupérer la pierre de Rolland.

— Le Carlton, ça vous dit quelque chose ?

Ils écarquillèrent les yeux comme si je venais de leur avouer quelque chose d'improbable. Je croisai les bras sur ma poitrine, tandis que Fred pouffa.

— Qui ne connaît pas le Carlton ? C'est un palace de la ville voisine.

— Un palace, carrément. Il ne fait pas les choses à moitié. Mon complet blanc est ici ou chez moi ? demandai-je à Carlyle.

— Ici. Je vais te le chercher.

Mon trentenaire me caressa la joue d'un geste tendre. Il allait s'éloigner lorsque Thussvor l'arrêta d'un geste de la main. Notre chef secoua la tête.

— Hors de question que tu ailles seul à ce rendez-vous. Ce type n'a pas l'air net. Je n'ai pas confiance à te laisser seul avec lui.

— Ne dramatise pas. Il ne va pas m'enlever, grognai-je.

— Peut-être pas, mais je refuse que tu sois seul avec cet énergumène. Fred, Carlyle et moi te suivrons à distance.

— Tu déconnes ? m'exclamai-je.

— Absolument pas. C'est non négociable. On te suit ou tu restes ici. Et crois-moi, s'il faut t'attacher au lit pour que tu ne bouges pas, je le ferai.

Je déglutis. J'avais déjà fait cette expérience avec Alres et elle ne m'avait pas plu, si bien que je ne protestai pas. Thussvor mettrait ses menaces à exécution, je n'en doutais pas une seconde. Magicien vert, il contrôlait les plantes - et particulièrement les ronces - avec une agilité déconcertante.

Pliant l'échine, j'acceptai qu'ils me suivent. Une sécurité n'était finalement pas de trop. Carlyle coupa court à mes réflexions. Il m'emmena dans la salle de bain pour désinfecter mes plaies et bander mon avant-bras. Il n'essaya pas de forcer sa magie, il avait déjà utilisé trop d'énergie, il devait être épuisé.

— Est-ce que ça fait mal ?

— Non, mentis-je.

Carlyle releva les yeux et haussa un sourcil. Je lui adressai un petit sourire.

— Ne t'inquiète pas, j'ai l'habitude. Et puis cette douleur est dérisoire face à d'autres que j'ai pu ressentir.

— Je n'aime pas te savoir blessé.

— Je ne suis pas en sucre, Carlyle.

Il grimaça, mais ne dit rien, il savait que j'avais raison. Il finit son pansement et lâcha ma main. Il apposa une douce caresse sur ma joue. La pulpe de ses doigts répandit des frissons sur ma peau et, si la réalité n'était pas si angoissante, j'aurais apprécié ce contact plus intensément. Avec délicatesse, comme s'il craignait de me briser, il m'embrassa. Ses lèvres étaient veloutées et chaudes, si agréables à embrasser. Je sentis le désir embraser mon corps, mais un certain malaise persista dans ma poitrine. Je voulus approfondir le baiser, mais Carlyle y mit fin.

— Pas maintenant. Quand nous serons seuls et que tes émotions seront stabilisées. Tu trembles, Brooklyn.

Il avait raison, même si j'en avais envie, je n'étais pas en état. La présence latente d'Alres dans mes pensées me rendait nerveux et même si ce n'étaient pas ses doigts qui me touchaient, j'aurais fini par les associer inconsciemment à Carlyle. Je ne voulais pas qu'Alres intervienne dans ces moments d'amour et mon trentenaire l'avait bien compris - mieux que moi.

— Prépare-toi tranquillement, je suis en bas si tu as besoin.

Il apposa un dernier baiser sur mes lèvres avant de me laisser. Un soupir m'échappa. Pourquoi ne pouvais-je pas oublier mon passé et vivre heureux avec Carlyle ? Parce que je n'avais pas réglé les problèmes d'antan et que, tant que je les repousserais, mon avenir serait toujours emprunt de ténèbres.

Sans perdre plus de temps à cogiter, je reportai mon attention sur ma mission actuelle. Cela m'aiderait à garder l'esprit clair. Rolland ne voulait pas quelque chose de voyant, je me contentai de maquiller mes yeux avec des teintes de bruns et d'un trait d'eye-liner. Je pris le temps de tresser mes cheveux en couronne autour de ma tête. Quelques mèches s'échappèrent de la tresse et retombèrent sur mon front en toute légèreté. J'accrochai deux boucles d'oreille pendantes à mes lobes. Finalement, je passai mon complet blanc. Je crochai les trois boutons de la veste qui dévoilait mon décolleté, je ne m'embarrassai jamais d'une chemise avec cette tenue. Sexy mais élégant, je prenais le risque de contrarier Rolland.

Je jetai un dernier regard à mon reflet. Perché sur des talons laqués blancs, je descendis les escaliers. Les escarpins claquèrent sur les marches en verre, attirant l'attention de mes trois collègues. Carlyle ne cacha pas le désir qui illumina ses pupilles. Fred écarquilla les yeux tandis que Thussvor se contenta de me détailler.

— Tu es... commença Fred.

— Magnifique, compléta Carlyle.

Le regard noir qu'il jeta à Fred ne trompait pas ; jaloux. Un petit sourire fleurit sur mes lèvres teintées d'un rouge discret. J'aimais cette attention discrète qu'il me portait, cette timidité qui nous animait. Qu'étions-nous désormais l'un pour l'autre ? Des amants ? Des amoureux ? Des amis avec avantage ? Faire l'amour avec lui avait ravivé l'espoir dans ma poitrine, mais malgré cela, je n'osais pas m'accorder le droit de l'aimer. L'amour m'avait détruit, je ne voulais pas tout perdre.

— Es-tu prêt ?

Thussvor interrompit le fil de mes pensées. Reléguant mes préoccupations amoureuses au fond de mon esprit, je me concentrai à nouveau sur ma mission. D'autres soucis naquirent dans ma poitrine. Pourquoi Rolland m'invitait-il au restaurant ? Tout comme Alres, l'intérêt du millionnaire n'était pas gratuit. Chacune de ses attentions étaient calculées et demandaient une contrepartie. S'il voulait me voir, ce n'était pas juste parce qu'il en avait envie, mais parce qu'il comptait me demander quelque chose. Et c'était bien cela qui me faisait peur : que voulait-il ?

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