Chapitre 19 - Carlyle
Mon père ne dit rien, se contentant d'observer Brooklyn. Même si son visage ne laissait rien paraitre, je savais qu'il était embêté. La Bloody Mary correspondait à tout ce qu'il voulait ; belle, confiante et qui présentait bien. Elle était la belle-fille idéale à exhiber en société. Mais connaissant mon ami, il ne se laisserait pas manipuler telle une poupée.
Ma mère restait en retrait, ce qui me surprenait. Je m'attendais à ce qu'elle nous inonde de questions. Elle regardait Brooklyn d'une manière indescriptible, comme si elle sondait l'âme flamboyante de mon collègue. Ma mère était de la magie de pensées, si Brook ne blindait pas son esprit correctement, elle aurait vite fait de savoir que nous mentions. Elle le détaillait de haut en bas, s'arrêtant sur sa fausse poitrine, que j'imaginai incrustée dans le body de dentelle. Je sentis mon souffle se couper lorsqu'elle s'avança finalement vers la Bloody Mary.
— Sylvia, je suis la mère de Carlyle.
Elle lui tendit la main. Brooklyn la saisit avec douceur, faisant attention à ne pas blesser ma mère avec ses griffes. Léo s'écarta pour laisser les deux femmes discuter. Et moi je restai planté tel un idiot sur le pas de la porte, complètement sidéré par ce qui se produisait sous mes yeux. Mon répit fut de courte durée. Mon père repartait déjà à l'attaque.
— Et peut-on savoir pourquoi tu ne nous as pas parlé de cette fille avant ? demanda-t-il.
— Cette fille, comme vous dites, s'appelle Lyn, intervint Brook. Et si Carlyle ne vous a pas parlé de moi, c'est uniquement car je lui ai demandé de garder notre relation secrète.
Mon père adressa enfin un regard à l'intention de Brooklyn qui ne plia pas face au mépris qui lui était destiné. Bien au contraire.
— Et je comprends mieux pourquoi il ne voulait rien dire. Accueillez-vous toutes vos belles-filles avec un tel dédain ?
L'espace d'un instant, j'eus peur que mon paternel ne s'évanouisse. Personne n'avait osé remettre Herbert Morgenstern à sa place, et surtout pas une femme. Mais Brooklyn n'était pas n'importe qui, il oserait là où tous s'étaient cachés. Ma soi-disante compagne jugea mon père du regard avant de s'en détourner définitivement. Elle se tourna vers moi et ses prunelles rouges brillèrent avec hardiesse. Je ne pus m'empêcher de sourire avec tendresse face à sa beauté. Je ne méritais pas le pardon que je lisais dans ses yeux.
Voyant que je ne bougeais pas et que mon père semblait lui aussi décidé à rester statique, ma mère prit les devants.
— Nous avons beaucoup de choses à nous dire vous et moi, Lyn. Venez vous asseoir sur le canapé, ce sera plus confortable pour discuter.
Brooklyn suivit ma mère sans un mot jusqu'aux canapés. Je m'étonnais du calme de ma mère, je m'attendais à un éclat de colère. Elle avait toujours eu son mot à dire sur mes relations, elle avait choisi tous mes rendez-vous avec des critères très précis. Et vu le sourire qu'elle adressait à Brook, il devait correspondre point pour point à ce qu'elle cherchait. Seul bémol, ce n'était pas une femme. Mais pour l'instant, ma mère ne le savait pas et c'était mieux ainsi.
Encore vaseux à cause de l'alcool, je me laissai tomber aux côtés de Brooklyn. Il posa sa main sur mon genou et se cala contre moi. Jouant son jeu, je saisis sa taille et l'attirai au plus proche de mon corps. Léo vint s'asseoir sur le tapis au pied du canapé.
— Dites-moi, Lyn, comment avez-vous rencontré mon fils ?
— Par hasard sur un parking. Il m'est venu en aide.
Brooklyn eut un sourire empli de tendresse qui ne manqua pas de plaire à ma mère. En regardant la Bloody Mary, je compris pourquoi elle avait réussi les tests de l'Unité 1 ; elle était excellente pour les infiltrations car ses mensonges n'étaient que la réalité. Sous sa fausse identité, tout était véridique. Nous nous étions rencontrés sur un parking alors que je ne savais pas qui il était.
Pourtant, même à l'époque, il avait déjà conquis mon cœur. Celui-ci s'était serré lorsqu'il avait constaté les traces de coups sur son visage. Il paraissait si fragile, un souffle de vent l'aurait brisé. Une veste informe recouvrait son corps, qui lui aussi portait de nombreux stigmates. Il avait vacillé alors qu'il portait une paire de baskets - ce fut la seule fois où je le vis avec ces baskets - et il avait renversé ses courses sur le sol. Je l'avais aidé à ramasser ses affaires et nous avions discuté le temps d'un instant. Gêné, il s'était excusé à de nombreuses reprises et ses yeux m'avaient transmis toute leur détresse. Je m'étais senti étonnement démuni lorsqu'il avait disparu sur sa moto à l'angle de la rue. Ma Bloody Mary était réapparue en face de chez moi et aux bureaux, totalement transformée. Depuis, nous ne nous étions plus quittés.
— Que faites-vous dans la vie ? continua ma mère.
— Je suis prothésiste ongulaire.
— C'est-à-dire ? s'agaça mon père.
— Je m'occupe du stylisme des ongles.
Ma mère tapa dans ses mains avec enthousiasme. Elle adorait les manucures et m'était d'avis que les ongles de Brooklyn lui plairaient. Et effectivement, la discussion s'orienta rapidement sur ça. Ma maternelle admirait les mains de mon ami toute en discutant de la pluie et du beau temps. D'une oreille peu attentive, j'entendis mon père et Léo sortir dans le jardin. Il fallait croire que les préoccupations féminines n'intéressaient pas mon paternel qui trouvait en son petit-fils une excuse toute trouvée. L'enfoiré, m'engueuler pour complètement délaisser sa soi-disant belle-fille. Cela me mettait en rogne.
À mon tour, je finis par laisser les deux « femmes » discuter et m'enfermai dans la salle de bain de l'étage pour me doucher et me brosser les dents. Je revêtis un jeans et un t-shirt noir avant de mettre un peu d'ordre dans mes cheveux. Plus présentable, je redescendis vers ma Bloody Mary.
— Vous envisagez de vous marier ? questionna ma mère.
Cette phrase me fit descendre les marches en courant. Qu'avais-je raté ? Un mariage ? Ma mère avait-elle déjà tout organisé ? Voyant que je m'étais précipité vers elles au risque de tomber dans les escaliers, Brooklyn m'adressa un signe de la main et un sourire qui se voulait réconfortant.
— Le voilà enfin, rit ma mère.
Je haussai un sourcil, surpris de la voir de si bonne humeur. Moi qui m'attendais toujours à un déferlement de colère. Qu'avait fait Brooklyn pour autant lui plaire ? Je l'observai un millième de secondes et je compris tout de suite qu'il n'avait rien fait de particulier, il était simplement lui-même. Bien que cela me ferait du mal, l'espoir de pouvoir être avec lui naquit dans ma poitrine. Une fleur fragile mais si belle, à l'image de notre amour.
— Vous parliez mariage ? réussis-je à balbutier en prenant place à côté de mon compagnon.
— Je demandais juste à Lyn si vous aviez envisagé cette... finalité, répondit ma mère.
— Euh... Ça fait que six mois que...
— Nous n'avons pas encore eu cette discussion. Je ne me sentais pas prête à l'avoir, intervint Brooklyn avec délicatesse.
Il me saisit la main et la serra avec force. Ses ongles caressèrent ma peau, ce qui m'arracha un frisson. Mes pensées divaguaient un peu trop. Était-ce juste l'alcool ou mon désir pour lui qui parlait ?
— Oh, je vois. Est-ce votre première relation sérieuse, Lyn ?
— Non... Je... Carlyle est ma deuxième vraie relation. La première...
Brooklyn baissa la tête, les joues rougies. Je le connaissais suffisamment pour savoir qu'il avait honte. Ce fut à mon tour de lui serrer la main. Quoi qu'il décide d'avouer à ma mère, je serais là pour appuyer sa version des faits. Je le sentis hésiter. Il ne savait que dire. J'imaginais aisément son hésitation intérieure. Devait-il être honnête et confesser ce que son ex lui avait fait subir ou garder cela pour lui ? Sa main tremblotait et je sus qu'il s'était replongé dans ses souvenirs empoisonnés. Ma mère fronça légèrement les sourcils, ne comprenant pas l'attitude de Brook. Avec douceur, elle posa ses doigts sur le genou de la Bloody Mary. Celle-ci inspira profondément avant de finalement déclarer :
— La première s'est mal terminée. Mon compagnon était... un homme violent. J'ai dû fuir pour échapper à ses coups, j'avais... peur de mourir si je restais avec lui.
Je savais tout ce que Brooklyn avait vécu avec Alres, mais cela me tordait le ventre de l'entendre à nouveau. Je ne pouvais concevoir que l'on puisse lever la main sur son compagnon. Connard, c'est ce que tu as fait l'autre soir, me rappela ma conscience.
Ma mère cligna des paupières à plusieurs reprises. Ses doigts se crispèrent sur le pantalon de Brook. Au fond de ses prunelles, je lus une colère froide que je ne lui avais pas souvent vue.
— Combien de temps a duré cette relation ? demanda-t-elle avec compassion.
— Trois ans...
Je retins mon souffle, serrant sa main un peu plus fort. Brooklyn ne m'avait jamais dit pourquoi il était parti après trois ans. C'était l'un des derniers mystères qui persistaient entre nous. Un infime tressaillement secoua la Bloody Mary. Je l'attrapai par les épaules et l'attirai contre ma poitrine. Il se laissa faire et se blottit dans l'étreinte réconfortante que je lui offrais. Mon cœur battait fort, il s'emballait presque sous l'assaut de la colère. Le silence s'étira un instant entre nous trois avant que ma mère ne finisse par poser son ultime question.
— Qu'est-ce qui vous a décidé à fuir après tout ce temps ?
— Il venait de me demander en mariage... murmura Brooklyn. Si je restais, cela signifiait que je lui appartiendrais pour l'éternité et que je finirais par mourir de sa main.
Ma gorge se noua et je compris pourquoi il avait refusé de m'aider. Non pas parce que je l'avais frappé, mais parce qu'il savait que le sujet du mariage se présenterait et cela le ramènerait à cette relation toxique. Il voulait oublier, il ne voulait plus penser à Alres et à ce qu'il avait subi, à ce qu'il aurait pu subir s'il était resté. Et moi, je l'avais supplié de prendre la place de ma future épouse, lui rappelant ce rôle qu'il aurait pu endosser jusqu'à la mort. Je n'avais fait que renforcer son angoisse, son traumatisme et j'avais osé le frapper. J'étais le dernier des connards. J'en aurais pleuré.
— Oh, Lyn, ma chérie... chuchota ma mère.
— Ça va, ne vous inquiétez pas. Carlyle est là pour prendre soin de moi désormais.
Il m'adressa un regard brûlant qui ne manqua pas de me bouleverser. Comment pouvait-il me pardonner si facilement après tout le mal que je lui avais fait ces vingt-quatre dernières heures ? Ma gorge était douloureuse tant elle était nouée par les remords. Il m'avait peut-être pardonné, mais moi, j'en étais incapable. Brooklyn dut comprendre le tourment qui m'habitait car il enfouit son visage dans mon cou. Je me sentis frissonner. Ma main caressa délicatement ses cheveux. J'avais peur de lui faire mal aux moindres de mes gestes.
— Et vos parents ? Vous ont-ils aidé à cette époque ?
— Mes parents ?
Brooklyn se dégagea et fit face à ma mère. Le visage de la Bloody Mary s'était assombri, toute trace de tristesse avait disparu.
— Je ne sais pas qui sont mes parents. Je... souffre d'une amnésie post-traumatique. J'ai oublié quinze ans de ma vie, Madame.
— Quinze ans ? Mais quel âge avez-vous ?
— Vingt-cinq ans. Je n'ai aucun souvenir de la moitié de ma vie. Mes parents, mon enfance, tout ça, je l'ai oublié.
Brooklyn fit un vague geste de la main et sourit à ma mère en avisant la ride d'inquiétude qui barrait son front.
— Mon père adoptif avait fait publier un avis de recherche à l'époque en espérant que mes parents se manifesteraient. Personne n'a jamais appelé. J'en ai déduit que soit ils étaient morts, soit ils ne voulaient pas me récupérer. Ça n'a plus d'importance désormais, je vis très bien sans eux.
— N'avez-vous pas essayé de voir un psychologue ou un psychiatre pour retrouver votre mémoire ?
— J'en ai vu plus de vingt-deux en quatre ans et aucun n'a réussi à réanimer mes souvenirs. J'ai abandonné. Je vis sans cette mémoire. Carlyle et Léo m'aident à créer de nouveaux souvenirs.
Ma mère eut un sourire empli de tendresse et saisit la main libre de Brooklyn qu'elle serra avec force. En constatant cette complicité, je m'en voulus de lui mentir ainsi et d'avoir obligé Brook à le faire.
Ma culpabilité fut vite fauchée lorsque je repensai à la rage noire de mon père en arrivant ce matin. Si nous n'avions pas menti, je serais mort à l'heure actuelle. Peut-être même aurais-je perdu la garde de Léo... L'adolescent avait paru si heureux de voir Brook. Je me doutais bien que c'était lui qui avait convaincu la Bloody Mary de voler à mon secours.
La porte d'entrée qui claqua me ramena à la réalité. Léo se précipita dans le salon, mon père sur les talons. Mon paternel était toujours contrarié, je le lisais sur son visage. Il ne m'adressa pas un seul regard, pas plus qu'il ne considéra Brooklyn. Je réprimai l'agacement qui naissait dans ma poitrine.
— Rentrons, Sylvia, ordonna-t-il simplement. J'ai du travail.
— Tu as raison.
Ma mère se tourna vers Léo qui s'était assis à côté de moi.
— Tu as déjà préparé ton sac, mon chéri ?
Léo hocha positivement de la tête et monta chercher ses affaires.
— Tu es toujours d'accord pour qu'il vienne ce week-end, n'est-ce pas Carlyle ? s'inquiéta ma mère.
— Ai-je le choix ? Je ne vais pas empêcher mon fils de voir ses grands-parents.
Toutes les deux semaines, Léo passait le week-end chez ses grands-parents. Ils n'habitaient pas loin de Becky Halls, ce qui arrangeait les trajets. Ma mère déposait Léo à l'école le lundi matin et j'allais le chercher le soir. Si ma relation avec mon père était tendue, mon fils s'entendait très bien avec lui et ils faisaient de nombreuses activités ensemble. Cet accord avait vu le jour peu après le décès de ma sœur, nous l'avions toujours respecté puisque c'était ce qu'elle voulait. Marianne était le trésor de mes parents, ils la chérissaient bien plus que moi. Léo était la seule chose qu'il leur restait d'elle, ils l'aimaient plus que tout et cédaient à tous ses caprices sauf un seul : choisir son deuxième parent. Mais mon fils était plus malin, il leur avait, de manière détournée, imposé Brooklyn.
— Tu m'envoies un message quand vous êtes arrivés, exigeai-je en embrassant mon fils sur la joue.
— Promis !
Léo serra Brooklyn dans ses bras durant de longues secondes. Ils s'adressèrent un regard empli de complicité.
— À lundi, Lyn ! Tu viens me chercher au lycée ?
— Promis.
Mon père nous salua d'un vague signe de tête avant de retourner à leur voiture, une Jaguar noire. Mon père adorait les voitures de luxe. Il ne manqua pas de grimacer en avisant ma vieille Audi rayée et mal parquée.
Contrairement à son mari, ma mère prit le temps de nous dire au revoir. Elle me serra dans ses bras et me tapota le haut du crâne.
— Prends bien soin de Lyn, petit cachottier.
— Promis, maman.
Elle esquissa un sourire avant de se tourner vers ma soi-disante compagne. Elle l'enveloppa d'une étreinte maternelle avant de l'embrasser sur le front.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à m'appeler.
— Merci, Madame.
— Sylvia. Appelez-moi Sylvia, vous faites partie de notre famille désormais, Lyn.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top