Chapitre 11 - Carlyle
Vendredi
Il était un peu plus de trois heures du matin lorsque je conclus mon rapport. J'y mentionnai absolument tout, pas de secrets. J'y relatai l'accident dans les moindres détails et explicitai mes observations sur la pierre bicolore de Page. Sa mort était liée à ce changement d'état, j'en étais sûr. J'ajoutai un paragraphe pour expliquer cette force qui m'avait empêché de guérir la victime ainsi que Fred. Jugeant pertinent de l'ajouter, je demandai un check-up médical pour Fred. Il s'était blessé avec la pierre de Page, qui savait ce que cette saloperie pourrait lui faire ?
Lorsque mon rapport fut envoyé à mon chef, je raccrochai ma blouse blanche souillée de sang. Sous le regard attentif de la lune, je montai dans ma voiture et mis le contact. Les rues étaient désertes, je n'eus aucun problème pour rentrer chez moi. Mon esprit ne se souvenait pas du trajet, seules les images de Page agonisant sur le sol m'apparaissaient. L'odeur du sang m'obnubilait, elle imprégnait mes vêtements, s'incrustait dans ma peau. Ma vision se troubla et je renversai le vélo de mon fils en me garant.
Le choc, mêlé à la peur et la fatigue, faisait trembler mes jambes. Je m'effondrai alors que j'ouvrais la portière de ma voiture. Les pavés griffèrent mon jeans et une vive douleur trancha mes genoux. Le souffle coupé par les souvenirs qui défilaient, je me mis à hyperventiler. Ma gorgeait se serrait, empêchant l'air de pénétrer dans mes poumons. Je ne pouvais plus respirer. Et cette sensation était terriblement angoissante. Était-ce ce que ressentait Brooklyn lorsque ses crises l'assaillaient ? Brooklyn. Son prénom maintint ma tête hors de l'eau alors qu'une vague de détresse me submergeait.
Les mains agitées de spasmes, je réussis à saisir mon téléphone. Mes doigts, rigidifiés par le sang coagulé, eurent de la peine à composer le numéro. Même tenir l'appareil à mon oreille était difficile tant je tremblais. La sonnerie renforça mon angoisse. Je me sentais nauséeux, comme si j'allais me mettre à vomir. Et finalement la voix ensommeillée mais rassurante de Brooklyn s'éleva.
— Hm ? C'est Brook, je t'écoute.
Je ne parvins à articuler aucun mot. Seul mon souffle erratique répondit à l'androgyne. Malgré le bourdonnement incessant qui vrillait mes oreilles, j'entendis des draps se froisser.
— Carlyle ? Qu'est-ce qui se passe ?
— Peux... plus... respirer... soufflai-je à grande peine.
Le froissement des draps s'intensifia. Le sommeil avait définitivement déserté Brooklyn alors qu'il s'agitait au bout du fil.
— Tu es chez toi ?
— Oui...
— J'arrive, ne bouge pas. Calme-toi, respire.
Malgré ma bonne volonté, je ne parvins pas à calmer ma respiration. Je me concentrai sur le brouhaha de la communication que Brooklyn n'avait pas interrompue. Mon esprit s'était déconnecté de la réalité, la notion du temps et des événements m'échappait complètement. Dans un brouillard lointain, j'entendis une porte s'ouvrir et claquer. Des pas précipités secouèrent le sol alors que je m'affaissais contre ma voiture.
Des mains réconfortantes enveloppèrent mes épaules. Brooklyn m'étreignit avec force et me serra contre sa poitrine. Son cœur battait à un rythme régulier, cela me réconforta. Je me concentrai sur ce son si doux. Mes mains s'accrochèrent à sa taille. J'enfouis mon visage contre son ventre tonique et inspirai son parfum envoûtant. Ses ongles caressèrent mes cheveux avec tendresse. Sa position était probablement inconfortable, mais il ne bougea pas. Il me berça un instant, fredonnant une mélodie que je ne connaissais pas. Ses longs cheveux effleurèrent mon épaule et leur odeur si familière m'apaisa. Sans vraiment m'en rendre compte, je respirais à nouveau normalement. Je restai de longues minutes enlacé à Brooklyn. Ses mains finirent par me lâcher et enserrèrent mon visage.
Ses magnifiques prunelles rouges me couvèrent avec bienveillance. L'inquiétude les teintait d'un voile que je n'aimais pas. Des traces de maquillage persistaient sous ses yeux, son mascara formait des trainées grisâtres. Les boucles de son brushing s'étaient détendues et frôlaient son visage.
— Comment tu te sens ? murmura-t-il.
— Mieux, soufflai-je.
— Viens, il faut enlever tout ce sang.
Brooklyn m'aida à me relever et passa une main autour de ma taille pour m'empêcher de vaciller. Petit pas par petit pas, nous atteignîmes la salle de bain. Le silence régnait en maitre dans la maison, Léo était couché depuis longtemps. Brooklyn m'aida à m'asseoir au bord de la baignoire. Encore sonné par les événements, je me laissai complètement faire. Je ne pipai pas un mot lorsqu'il ôta mon t-shirt et mon jeans. Pas une seule pensée perverse ne traversa mon esprit.
— Est-ce que tu peux tenir assis ? demanda-t-il tout en me tenant le bras.
Je hochai de la tête pour lui signifier que oui. Il me lâcha et saisit un gant de toilette humide sur lequel il versa une goutte de savon. Il s'accroupit devant moi et, avec une douceur infinie, entreprit de nettoyer mon visage. La texture veloutée du savon m'apaisa. Le sang coagulé se mêlait à l'eau et traçait des sillons rosés que Brook essuya immédiatement. Le regard fixé sur le carrelage blanc du sol, je laissai mon ami enlever les déjections pourpres. Lorsque sa tâche fut accomplie, il m'entoura d'un linge beige et frictionna mon dos, comme s'il craignait que je prenne froid.
— Tu prendras une douche demain, affirma-t-il.
À nouveau, je hochai de la tête tel un pantin désarticulé. Brooklyn passa une main autour de mes épaules et m'invita à me lever. Avec précaution, il me guida jusqu'à ma chambre. Épuisé, je me laissai tomber sur le lit. La Bloody Mary me tendit finalement un t-shirt et un sous-vêtement propre. Elle me sourit avec tendresse et caressa ma joue du bout des doigts. Ils étaient tièdes, rassurants sur ma peau qui semblait glacée. Ils calmaient la peur qui torturait mes entrailles. Un froid terrifiant s'empara de mon corps alors que sa main retombait le long de sa hanche.
— Je suis dans la chambre d'ami si tu as besoin, conclut-il.
Alors qu'il tournait les talons, je me relevai et lui attrapai le poignet. Il se figea. L'angoisse me rattrapa tel un chien de chasse. Elle m'étrangla la gorge tandis que la pensée de rester seul avec le fardeau d'une mort surgissait dans mon esprit. Sans que je ne puisse y faire quoi que ce soit, les larmes me montèrent aux yeux.
— Ne me laisse pas seul, s'il te plait. Brooklyn, je t'en supplie, ne me laisse pas seul.
Une perle translucide glissa sur ma joue et s'écrasa sur ma peau avec fracas. D'autres la rejoignirent alors que les sanglots restaient bloqués dans ma poitrine. Les doigts de Brook vinrent les essuyer avant de me guider jusqu'au lit. Il me força à m'y allonger et prit place à côté de moi. L'une de ses mains rapprocha nos bassins tandis que l'autre se faufilait dans mes cheveux et caressait mon crâne. Comme un enfant effrayé, je me réfugiai dans son cou et inspirai son parfum. Son corps tressaillit alors que je resserrais ma prise sur sa taille, le rapprochant davantage de moi. Je l'enlaçai comme si ma vie en dépendait. J'avais besoin de le sentir au plus près de moi pour tenir la peur éloignée. Brooklyn dut le comprendre et, même s'il ne savait pas encore ce qui m'avait mis dans cet état, il ne dit rien et se pelotonna contre moi.
— Promis, je ne te laisserai pas seul. Je suis là, chuchota-t-il à mon oreille.
Ses doigts continuèrent de flatter mes cheveux. Ses caresses finirent par me tranquilliser suffisamment pour que le sommeil m'emporte.
Les rayons du soleil qui s'infiltraient dans la pièce me tirèrent de mon sommeil tourmenté. Avec lenteur, j'ouvris les yeux et inspirai profondément. J'avais du mal à respirer, un poids appuyait sur ma poitrine. Le poids en question bougea et ses longs cheveux effleurèrent mon menton. Brooklyn se cala un peu plus dans le creux de mon épaule. Mes yeux détaillèrent son visage apaisé. Il était si efféminé, si... magnifique. Ma main caressa sa joue si délicatement que je sentis à peine le velouté de sa peau sous la pulpe de mon pouce. Il avait tenu sa promesse, il ne m'avait pas abandonné. C'était la première fois en trois ans que je dormais avec lui dans ce lit. Putain. Pourquoi un contexte si merdique à cette première nuit ? Mon esprit avait joué des centaines de scénarios - tous érotiques - où nous finissions dans ce lit enlacés, mais sûrement pas celui-ci.
Je reportai mon attention sur son corps. Le drap découvrait ses épaules, m'indiquant qu'il avait retiré son t-shirt. La fine matière du duvet marquait sa hanche et la rondeur de sa fesse. Sans savoir comment, je réussis à garder mes mains éloignées de cette perfection. J'eus subitement chaud - et ce n'était pas la peur ou l'angoisse cette fois-ci. Je n'osai pas bouger. Alors j'attendis, finissant par somnoler à nouveau. Je sentis à peine la main de Brooklyn sur mon torse.
Sans que je ne sache combien de temps s'était écoulé, j'entendis des pas précipités dans le couloir. Ma conscience commençait à refaire surface lorsque la porte s'ouvrit brutalement sur un Léo déchainé.
— Papa ! Qu'est-ce que tu... fiches ?
Mon fils s'interrompit alors qu'il avisait Brooklyn couché sur mon torse. Un sourire espiègle étira les lèvres de l'adolescent alors que je me redressais. Mon mouvement soudain réveilla la Bloody Mary qui grogna. Elle me lança un regard agacé avant de réaliser la présence de Léo et de tirer à lui le drap pour couvrir sa poitrine. Ce fut la première fois que je vis Brooklyn rougir de gêne.
— Désolé d'interrompre quelque chose, mais on va être en retard !
— En retard ? Quelle heure est-il ? s'inquiéta Brook.
— Huit heures trente.
— Putain. Je suis à la bourre.
J'eus à peine le temps d'assimiler les paroles de mon fils que Brooklyn s'était levé du lit. Il attrapa l'une de mes chemises noires qui trainaient et l'enfila précipitamment sur son pantalon fluide. Avec précipitation, il passa une main dans ses cheveux pour les ordonner et frotta le dessous de ses yeux pour enlever les traces de mascara. Encore sonné et ensommeillé, je le regardai s'agiter sans vraiment capter. Après quelques secondes, je compris que Brooklyn travaillait ce matin et n'avait pas congé contrairement à moi. La Bloody Mary ne supportait pas d'être en retard.
— Brook ?
— Je te ramène la chemise ce soir. Et on discutera d'hier !
— Mais...
— Dépêche-toi ! On va être en retard ! m'apostropha Léo.
Et sans que je n'ai pu ajouter une autre parole, Brooklyn se précipita hors de la pièce. Je clignai des yeux, essayant de mettre de l'ordre dans mes pensées, mais je me sentis si perdu que je n'y parvins pas. Assis au bord du lit, je regardai mes mains comme si elles allaient m'apporter une réponse. Alors que je m'apprêtais à me lever, un énorme bruit attira mon attention. Cela me tira définitivement de cet étrange état d'hébétude. J'entendis Léo hurler et m'appeler. À mon tour, je me pressai hors de la chambre et traversai en vitesse le palier.
— Ça va, Brooklyn ? s'écriait Léo avec inquiétude.
Du haut de l'escalier, j'avisai Brooklyn étalé sur le sol. Un mince filet de sang coulait de son nez. L'androgyne tenait son front du bout des doigts et ramena ses jambes sous lui pour se relever. Comprenant qu'il était tombé dans l'escalier, je me précipitai vers lui et l'aidai à se remettre debout. Il vacilla avant de s'écarter. L'inquiétude me transperça et la vue de son visage blessé me retourna l'estomac. L'hémoglobine, d'un pourpre sombre, glissait en perle sur sa peau de porcelaine. Mon regard se figea à la vue de ce sang, mon esprit y relia les souvenirs de la nuit dernière.
— Tu as mal quelque part ? m'enquis-je en imposant ma main sur sa joue.
Il secoua la tête et échappa à mon contact. Un étrange voile recouvrait ses magnifiques prunelles rouges. Du dos de la main, il essuya le sang qui coulait sur ses lèvres et renifla. Il paraissait troublé.
— Est-ce que tu vas bien ? hésitai-je.
— Ce n'est rien, juste un vertige. J'ai trébuché et je suis tombé. Je vais m'en remettre, ce n'est pas la première fois que je tombe dans les escaliers.
Il haussa les épaules et je vis à nouveau ce trouble chiffonner son visage. Avec désinvolture, il enfila ses mains dans les poches de son pantalon. Il voulait cacher leur tremblement incessant. Le voir ainsi, si démuni, si troublé, me déchira le cœur. L'horrible sensation d'avoir raté quelque chose se dilua en moi comme un poison. Qu'est-ce que Brooklyn ne me disait pas ?
— Tu es sûr que ça va ? Tu es tout pâle, insistai-je.
— Je t'expliquerai ce soir. Je dois vraiment y aller et toi tu es déjà en retard.
Sans un mot de plus, il tourna les talons et se mit à courir pieds nus dans la rue. Par la baie vitrée, je l'aperçus boitiller alors qu'il s'engouffrait dans le hall de son immeuble. Putain, j'avais un mauvais pressentiment. L'état de Brooklyn n'était pas anodin, j'en étais persuadé. Un vertige ? La Bloody Mary n'en avait jamais. Mon esprit ne cessait de voir le sang qui coulait de son nez. Et puis la réalité me frappa. Pourquoi avait-il essuyé le sang avec sa main au lieu d'utiliser sa magie ?
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