Chapitre second : Flash Back ou le pourquoi d'une telle violence.

Aux sombres héros de l'amer,
Qui ont su traverser les océans du vide ,
A la mémoire de nos frères,
Dont les sanglots si longs faisaient couler l'acide.

Noir désir, aux sombres héros de l'amer.


Et puis les mois ont passés, l'hiver s'est installé. Cette année là, nous avons eu des mètres et des mètres de neige. Parfois je ne pouvais même plus sortir de la maison pour aller en cours. Cet hiver interminable étirait ses bras glacés et semblait ne jamais desserer son étreinte.
Malgré le froid glacial, un véritable feu de joie brûlait au fond de ma poitrine.
Pour la première fois depuis longtemps, j'étais entourée. Cet hiver glacial, je ne le passais pas toute seule avec mes idées noires. Olympe, Clara, Alexis, Karim, Ferdinand, Nicolas et ... Thibaud. Ils étaient tous là, toutes ces rencontres que j'avais fait au fur et à mesure de mon avancement dans le monde des adultes. Nous étions devenus une solide bande d'amis. En quelques mois, j'avais encore grandi de quelques années. J'avais les deux pieds dans leur univers et j'écarquillais les yeux pour n'en perdre aucune miette. J'étais une gamine à côté d'eux, mais jamais ils ne m'ont fait une réflexion. Nous avions tous des parcours différents et encore aujourd'hui lorsque je les regarde tous, je me demande comment nous en sommes arrivés à nous apprécier. Aussi large que soit le fossé culturel et social qui nous séparait, nous étions amis.
Je m'étais surtout rapprochée de Thibaud et Nicolas. J'avais fini par comprendre qu'ils étaient jumeaux, jumeaux monozygotes plus précisement. J'ai écouté de longue explication sur les jumeaux monozygotes (ou vrais jumeaux), alors je vous expliquerais rapidement : les monozygotes sont des vrais jumeaux, qui ont en commun dans le ventre de leur mère un seul placenta, un seul chorion et un seul sac amniotique. Autrement dit, Thibaud et Nicolas avait le même corps. Au délà de la difficulté que j'avais à les différencier physiquement s'ils s'habillaient de la même façon, j'ai appris qu'ils avaient exactement la même ADN. Ils ont aussi (fait plus rare), les mêmes empreintes digitales.
Je les ai souvent interrogés là dessus : comment trouver sa place lorsqu'il existe un individu sur terre qui est votre exacte copie et que vous le côtoyez tous les jours ? Les jumeaux vivaient dans une bulle, ils flottaient un peu au dessus de la masse humaine. J'ai souvent été espantée de les voir communiquer par de simples échanges de regards. Petits, ils avaient même inventé un language secret ... A force de les côtoyer, j'ai compris que leur gémellité était une véritable force. Ils s'appuyaient l'un sur l'autre pour avancer dans la vie, pour essayer de prendre de la distance avec leur douloureux passé ...

Mais malgré leur physique identique, j'ai appris à mes dépends qu'ils étaient différents, dissemblables même.

Nicolas est un garçon naturel, simple. Il aime la vie dans son ensemble et traverse les difficultés qu'elle comporte en baissant les yeux. C'est quelqu'un qui ne retient que le positif, dans une sorte d'attitude d'auto-défense. C'est sa façon à lui d'éviter d'être malheureux. Lorsque se présente un problème, il tentera au maximum de l'éviter. Il est quasi impossible d'avoir une confrontation avec Nicolas. Il est si conciliant, si doux et à l'écoute que même si vous nourissiez une haine ouverte à son égard, il serait capable de répondre à vos insultes avec le sourire.
Son sourire, est comme celui de Thibaud, semblable au soleil lorsqu'il est à son zénith.
Lorsqu'il est amoureux, il ne compte pas. Nicolas ne s'engage presque jamais dans des relations sans lendemain. Nicolas ne baise pas, il fait l'amour à des filles pour qui il serait capable de tout faire. Il s'attache très fort et très vite. Cet amour inconditionnel qu'il est capable d'offrir à presque n'importe qui lui porte parfois préjudice. Il se laisse berner par des filles, à qui il donne son coeur en patûre et qu'elles piétiennement sans savoir que c'est ce qu'il a de plus précieux ...
Nicolas serait capable de se faire tuer pour quelqu'un qu'il aime et il le dit si souvent et avec une telle conviction qu'on prends parfois peur, et je comprends totalement celles qui se sont enfuies en courant devant tant de dévouement hâtif. Il faut lui expliquer la tempérance, la nuance, le calmer, le rassurer. La peur de l'abandon chez les deux frères est très marquée, bien qu'elle se traduise différement.

Si Nicolas était l'Alpha, Thibaud serait l'Omega. S'il était le blanc, Thibaud serait le noir. Vous saisissez ? Ces deux mêmes personnes, indifférenciables en apparence n'ont qu'à ouvrir la bouche et dire la première chose qui leur passe par la tête pour que l'on sache d'entrée de jeu les différencier.

Thibaud était doué et lucide, et sa lucidité provoquait chez lui une sévère amertume. Il ne croyait tout bonnement plus en rien. Il ne voulait croire en rien, par peur de l'échec ou de la déception. Ni en la bonté des gens, ni en la beauté de cette salope de vie. En dehors de son jumeau et des quelques privilégiés à qui il parlait, ils prenaient l'ensemble de l'humanité pour de la pure merde. On n'était jamais à l'abri d'une remarque acerbe de sa part et le pire, c'est qu'il tombait toujours juste. Comme si ses profondes blessures personnelles lui donnait un don de seconde vue pour détecter celles des autres. Et il n'hésitait jamais à les pointer du doigt cruellement, assortissant ses paroles haineuses de son coup d'oeil fatal, hautain et conquérant.
Et pourtant, malgré son apparente confiance en lui, qui tendait même parfois à la suffisance, il était timide. Approcher quelqu'un qu'il ne connaissait pas relevait du défi pour lui. Il préférait rester dans son coin et juger les inconnus avec la méchante volubilité dont il était parfois capable de faire preuve. Il préférait traiter les autres avec défiance plutôt que de prendre le risque d'apprendre à les connaitre et d'être (parfois) déçu, comme cela arrive à tout un chacun.
Thibaud pouvait souffrir de tous les maux, il ne s'en ouvrirait jamais à personne, pas même à son jumeau. Il prenait le problème sur ses épaules et portait son fardeau en silence. Exprimer des sentiments, qu'ils soient bons ou mauvais relevait de l'impossible. Lorsqu'il y arrivait, il ne se contentait pas de le dire, il les hurlait.
Je l'ai souvent comparé à Atlas, puni par les dieux grecs et obligé de porter le monde sur ces épaules ... Impossible de lui faire dire "je me sens mal", ou simplement "tu comptes beaucoup pour moi". Ses preuves d'amour ont toujours été violentes, et néanmoins d'une puissance et d'une sincérité à couper le souffle.
Son exutoire, c'était l'art. Le dessin, l'écriture, la musique. Il aimait tout, touchait à tout. Il n'était jamais la même personne lorsqu'il tenait son fusain, ou sa guitare. Ses dessins étaient nerveux, d'ailleurs lorsqu'il dessinait, rien ne pouvait détourner son attention de son travail.
Il était doué, et son don se transformait en souffrance. Son intelligence l'écartait des autres parce qu'il ne savait pas s'adapter. Peut-être qu'il ne le voulait tout simplement pas. Je pense qu'il a beaucoup souffert d'être abandonné sans relâche quand il était petit et il ne voulait pas croire en la chance qui s'était présenté à lui et son frère un matin, en la personne de la famille Luzet.

Les jumeaux se sont rapidement ouverts à moi sur leur histoire, leur douloureuse histoire. Et j'ai appris à les comprendre au travers d'elle.

La mère biologique des jumeaux était une jeune femme de 18 ans à peine. Leur père ... ils ne savaient pas trop. A vrai dire, même l'ASE (Aide sociale à l'enfance) ne savait pas. Il semblerait que c'ait été un junky de première. Tout ce dont on est sûrs, c'est qu'il s'est tiré et a laissé la mère des garçons, enceinte jusqu'aux yeux, vivre dans un squat. Avec l'aide d'une assistante sociale, Lucile (c'était son prénom), a réussi à décrocher un job et à louer un petit appartement dans lequel ils ont vécu jusqu'aux six ans des garçons.
Puis, Lucile est tombée amoureuse de Vincent, un héroïnomane qui l'a rapidement entrainée dans son délire. Thibaud et Nicolas ont vécu avec cet homme et leur mère une enfance marquée au fer rouge. C'est la maîtresse des garçons qui a alerté les services sociaux lorsque Thibaud est arrivé à l'école avec des marques de coups sur le visage. C'était lui qui trinquait le plus. A 6 ans, il avait déjà une haute idée de ce que devait être un adulte et n'avait peur de rien ni personne. Nicolas était plus craintif, il prenait la menace au sérieux et tentait de survivre en rasant les murs. Thibaud fonçait dans le tas, résistait aux humeurs de Lucile et Vincent, planquait les seringues et refusait d'aller ouvrir la porte aux dealers.
A sept ans, ils ont été placés chez les D. La famille D. avait déjà deux enfants. Une fille de dix-sept ans et un garçon de douze ans, Tom, qui a assez mal accueilli les garçons. La situation était difficile pour eux, désemparé, désaxés, incapables de se tenir à table, d'accepter d'être bordé et qu'on surveille leurs devoirs. Ils m'ont raconté avoir fait pipi au lit, s'être enfermé des heures dans la salle de bain tous les deux, avoir hurlé, hurlé à n'en plus finir.
Quelques mois plus tard, Fabienne D. les fait monter dans la voiture et les amène à l'assistante sociale. « Je n'en peux plus, je ne peux plus me battre ». Voilà ce qu'elle lui a dit dans le petit bureau gris, avec les deux petits garçons assis à côté d'elle.
Cette petite phrase m'a été répétée mot pour mot par les jumeaux.
Madame D. était épuisée, à bout de nerfs et sûrement déçue de n'avoir pas remplie la mission qu'on lui avait confié. Mais ce jour là, en prononçant ces quelques mots dans le bureau monotone de l'assistante sociale, elle ne se rendait pas compte du tremblement de terre qu'elle avait provoqué dans le coeur de Thibaud et Nicolas. Je n'ai pas pu m'empêcher de porter un jugement sur cette femme, peut-être aussi parce lorsqu'ils m'ont narré cette période de leur vie, j'ai vu les mâchoires de Thibaud se contracter à l'extrême, et les beaux yeux gris de Nicolas s'embuer.
A peine quelques mois plus tard, ils sont placés chez les Avril, à Paris. Ils y passeront deux ans. Les Avril ont une fillette de 5 ans, Juliette, qui a réussi à dompter ces enfants blessés. Leur résistance a fondu devant la splendide candeur de cette demoiselle. Delphine et Frédéric Avril réussirent à briser leur carapace, à leur faire accepter une certaine image de la famille, à leur donner un peu de capital pour partir dans la vie, un peu d'amour et de confiance.
Mais deux ans après leur arrivée dans la famille, Delphine apprends qu'elle a un cancer. Cancer du cerveau qui l'emmène brusquement, en quelques mois. Frédéric tombe en dépression, la famille éclate et Thibaud et Nicolas se retrouvent à nouveau désœuvrés, sans foyer. Privés de l'affection, de la stabilité dont ils avaient besoin. Ils ressortiront de cette expérience, plus durs encore que lorsqu'ils ont franchi le pallier de la porte des Avril.

Ils seront placés dans un foyer pour garçons, à Paris. Un foyer miteux avec une cinquantaine d'autres garçons, de six à dix-huit ans. Ils partagent une chambre tous les deux. A l'école, Thibaud décroche. Nicolas s'accroche. Thibaud est déjà en révolte, il conteste tout, ne fait pas ses devoirs, pique des crises pour un oui ou pour un non. Nicolas seul sait le calmer. De son côté, lui-même est un garçon absent. Il regarde toujours dans le vague, peut se mettre à pleurer à la moindre critique. Il est pâle, on le remarque peu.
Ils resteront dans ce foyer jusqu'à ce que Thibaud s'acoquine avec des garçons plus vieux, plus méchants et plus bête que lui.
Avec eux et sous le regard impuissant de son frère, il s'enfuit du foyer pour commettre des petits larçins. Au début, ce ne sont que de petits vols dans des magasins. Et puis ce sont de vrais cambriolages, commis en pleine nuit dans les maisons qui entourent le foyer. Une nuit, ça dégénère lorsque l'un des "amis" de Thibaud s'en prends physiquement au père de famille qui les surprends à voler son ordinateur portable. La bande passe devant le juge pour enfants. Les plus grands écoquent de peine de prison, Thibaud s'en sort avec peu de choses mais le foyer ne veut plus le garder. Ils le transfèrent dans un autre foyer, par chance avec son frère qui décide de l'accompagner. Ce foyer là est plus dur, il y a un digicode, et un gardien. Thibaud se renferme sur lui même, ne parle plus aux autres, même plus à son frère qui ne sait plus quoi faire pour l'aider.

C'est dans cet état là qu'ils font la connaissance d'Anne Luzet. Anne est assistante sociale et rends un coup de main à une collègue lorsqu'elle se rend au foyer des garçons. Ce n'est pas son secteur, et elle ne s'est jamais occupée d'enfants. Elle a une fille de quinze ans, Anaïs, et un mari, Olivier, qui vient d'ouvrir son second restaurant. Anne a une vie bien remplie mais, comme elle me l'expliquera elle-même, « un creux dans le cœur ». Lorsqu'elle croise le regard de Nicolas au détour d'un couloir, elle tombe, fascinée, dans ses yeux gris.
« Je n'ai vu qu'eux pendant plusieurs minutes. Juste ses yeux.» M'a-t-elle confiée.
Anne cherche des informations sur les enfants, apprends d'où ils viennent et ce qu'ils ont traversés. Elle en parle à son mari, à sa fille. Elle retourne les voir, les aide à faire leur devoir, leur envoie Anaïs, puis Olivier. Au bout de quelques mois, Anne et Olivier prennent les garçons chez eux, en tant que famille d'accueil. Chez les Luzet, il faut filer doux mais on peut avoir du mal parfois.
Olivier écoute les enfants, sans les presser de lui raconter. Anne est stricte, elle les cadre bien. Avec Anaïs, ce sont surtout les bêtises qui sont permises. Enveloppés dans cette atmosphère saine, équilibrée, les garçons revivent. Ils prennent des couleurs, dorment mieux. Thibaud passe de justesse en seconde. Nicolas s'épanouit, parle plus librement, cesse de sursauter quand on lui adresse la parole.
Les Luzet ont apportés aux garçons ce qu'il leur fallait.
Quelques années plus tard, pour leurs dix-sept ans, Anne et Olivier décident de les adopter officiellement. Les garçons ont désormais une vraie famille.


NOTE DE L'AUTEUR

Je voudrais attirer votre attention sur les chansons qui accompagnent les chapitres. Libre à vous de les écouter ou pas mais elles font partie intégrante de cette histoire. En fait, je ne peux pas écrire sans musique. J'ai surtout écouté l'album "Des visages des figures" de Noir Désir pour écrire ce texte (c'est pour ça que vous trouverez beaucoup de paroles de Bertrand Cantat au début des chapitres) mais en le publiant et en le retouchant, j'ai essayé de varier davantage pour vous faire découvrir tout mon univers.

Je souhaiterais aussi dédier une place particulière à mon ami Nastas, qui a toujours fait confiance à mon écriture, et m'a toujours encouragée à partager ses écrits. De plus il est l'auteur de la couverture de cette histoire, un grand merci ! Je vous met ici le lien de son histoire. J'avoue n'être normalement pas fan de fantastique mais son histoire m'a réconciliée avec ce genre littéraire, allez la lire ça vaut vraiment le coup ! L'idée de fond est brillante et bien amenée grâce à sa très belle écriture : http://www.wattpad.com/story/9968678-légendes


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