Chapitre dix : Trompe la mort et tais toi.

N'oublie pas ton sourire pour ce soir si tu sors,
Un jury t'attend n'injurie pas le sort

Noir désir, Lost


Après la mort de Thibaud, je cherchais par tous les moyens à le ressusciter. Je voulais qu'il vive. Je voulais l'entendre à nouveau, je voulais le sentir. Son absence m'avait été néfaste, sa mort mettait mon équilibre mental en péril.
Je trainais comme un zombie le long des quais, essayant d'apercevoir son souvenir. La plupart du temps je n'arrivais qu'à ressentir la chaleur d'une impression passée, d'un furtif moment de complicité partagée en ces lieux. Je n'entendais jamais distinctement son rire, mais j'en percevais l'écho en fermant les yeux assez fort.
Je plongeai le nez dans ses affaires, essayant de sentir son odeur. Je restais des jours entiers prostrée dans ma chambre, serrant comme une bouée de sauvetage le seul malheureux pull qu'il avait laissé chez moi.
Mais petit à petit, je n'arrivais même plus à sentir sa présence dans les lieux qui nous avaient été chers. Je n'entendais plus son rire dans la brise. Mon odeur remplaçât rapidement la sienne sur ses habits.
La force du souvenir s'estompait.

De la recherche du souvenir, j'en suis rapidement venue à la dénégation. Il n'avait jamais existé. Ma vie continuait, tranquille et je ne voulais plus sentir sa présence. Je ne voulais plus qu'on me parle de lui. J'ai enfermé ses affaires dans une boîte et j'ai décidé de la reléguer au grenier.
Mais ça ne marchait pas. Le chagrin revenait toujours, m'assaillant souvent au moment où je m'y attendais le moins. Il s'insinuait dans mes veines, me faisait gémir de douleur. Je voulais m'en protéger mais je n'y arrivais pas seule. Naturellement, je me suis tournée vers celle qui semblait régler mes problèmes de la façon la plus efficace et rapide qui soit.
Je sortais tous les soirs me défoncer la gueule. Je buvais, je fumais, je m'intoxiquais le sang et le cerveau pour ne plus penser à rien. Les quelques minutes qui suivaient le premier rail étaient les meilleures de la journée. Comme une délivrance, je flottais au milieu des nuages, reposée, l'esprit en paix. Je ne sentais plus le souffle froid du chagrin dans ma nuque. J'étais seule, là haut, au creux du ciel. Amnésique, imperméable au moindre tourment, j'évoluais parmi les anges pendant de brefs instants de bonheur intense.
Et puis je reprenais conscience et j'offrais mon plus beau sourire à la compagnie. Ensuite, j'étais partie pour quelques heures d'éclate totale. Joyeuse, volubile à la limite de l'agressivité, j'étais une jeune femme qui ne souffrait pas.
Le lendemain matin, lorsque j'avais à nouveau l'esprit clair, j'apercevais au creux des draps, le chagrin couché à mes côtés.
La situation a duré encore quelques mois. Le mensonge, les pleurs, les cris, les larmes de mes proches. L'inquiétude pesant sur les traits familiaux. On m'observait devenir un cadavre et refuser toute aide. J'imagine que pour ceux qui m'aimait, le spectacle devait se comparer à celui d'une bombe explosant au ralenti et projetant des morceaux de cadavre à travers tout le paysage.

Et puis un soir, c'est arrivé. Je n'avais pas pris grand chose pourtant, même pas trois grammes. Mais en me relevant, ma tête s'est mise à tourner violemment. Je suis devenue blanche comme un spectre, mon cœur s'est emballé. Je n'entendais plus ce qu'on me disait, je ne percevais plus que les sons déchirants de la sono qui éclataient à mes oreilles comme des obus. J'ai crié en me bouchant les oreilles. J'ai senti un goût acre de sang dans ma bouche. Ma poitrine s'est comprimée, menaçant d'exploser sous le boum-boum effroyable que faisait mon cœur. J'ai tout d'un coup perdu la vision et je me suis écroulée à terre.
Je ne saurais décrire ce que j'ai vu à ce moment là. C'était la Mort, sous sa forme la plus effrayante, la plus tangible qu'il m'ait été donnée de voir. Je ne sentais plus mes membres, et pour autant j'entendais l'agitation autour de moi. On criait mon prénom, on courait tout autour de moi. J'essayais de parler, mais aucun son ne pouvait passer la barrière de mes lèvres closes. J'avais les yeux dans ceux de la Mort et je ne pouvais détacher mon regard de ses prunelles glaçantes. Je me souviens de l'avoir vu me prendre dans ses bras, je me souviens m'être sentie bien dans cette étreinte, rassurée. Il faisait chaud, je n'entendais plus le vacarme extérieur ni mon corps, juste ces deux grandes mains qui me serraient fort contre sa poitrine glacée. Elle m'a demandée si je voulais partir avec elle. Je n'osais plus la regarder parce que son visage était aussi effrayant qu'était douce son étreinte.

Lorsque ma sœur a ouvert les yeux, le soleil irradiait la chambre d'hôpital de ses plus beaux rayons. En la voyant papillonner des yeux sous le trop-plein de lumière, je me suis vivement jeté de mon fauteuil et j'ai secoué ma mère qui somnolait à côté de moi. En voyant mon expression impatiente et confuse, ma mère a été prise de panique. "Elle est morte ?!" s'est-elle exclamée, tirant mon père de son sommeil profond sur le fauteuil voisin. J'ai secoué la tête, incapable de parler. Iris a remué sous ses couvertures, a tenté de se relever. Nous nous sommes tous trois approchés de son lit, à petits pas, un peu effrayés. Elle ouvrait des yeux ronds, ne semblait pas nous reconnaître. J'ai effleuré sa main mais elle l'a retirée aussi sec et l'a plongée sous les couvertures. J'ai murmuré son prénom. Les larmes me montaient aux yeux. Les larmes chaudes du soulagement. Elle était vivante. Elle était bien vivante, je pouvais sentir sa chaleur à travers le tissu peu épais du drap hospitalier. Ma mère s'est jetée à son cou, l'étouffant sous son amour.
Ma sœur l'a rejetée, très brutalement. Elle s'est mise à hurler des paroles incompréhensibles, à s'agiter sous ses couvertures. Elle hurlait le prénom de Thibaud, parlait à la mort dans une langue qui m'était totalement inconnue. J'ai senti la douce chaleur du bras de mon père autour de mes épaules. Il nous tenait, ma mère et moi, et nous a fait reculer très prudemment. Nous étions tous trois sous le choc. Ma sœur ne nous reconnaissait pas, elle semblait plongée dans un délire profond. Ma mère a poussé un cri de bête blessée, pleurant après son bébé, sa toute petite fille.

Ma sœur était vivante, mais se battait encore avec la mort.


J'ai passé quelques semaines à l'hôpital. Je ne me rappelle pas de la moitié. J'étais sous antipsychotiques la plupart du temps, pour enrayer les crises hallucinatoires qui me prenaient dès que j'ouvrais les yeux.
J'ai réellement repris conscience la dernière semaine. J'étais apathique, mon corps était comme dissocié de mon esprit. Je faisais des rêves atroces, ou les prunelles de la Mort se confondaient parfois avec celles de Thibaud.
J'ai compris que mes parents m'avaient inscrits dans un centre de désintoxication. J'entendais leurs discussions animées lorsqu'ils pensaient que je dormais. Il n'existe pas de centre qui gère précisément l'addiction à la cocaïne.
J'ai été envoyée au bord de l'océan. Les premiers jours ont été affreux. Je ne parlais à personne, je refusais de manger. J'étais révoltée qu'on ait pu m'envoyer ici contre mon gré. Une fois les séquelles de mon overdose passée, je me sentais bien et pour moi, j'étais guérie. La cocaïne n'était pas un problème. J'avais abusé, certes, mais il n'était pas nécessaire de m'enfermer avec tous ces fous dangereux.
Depuis ma chambre, j'observais les vagues qui s'écrasaient contre les falaises, dans un mouvement éternel. Je pensais à Thibaud et je rongeais mon chagrin. J'aurais tant aimé avoir un rail de cocaïne pour faire passer ce mal au creux de mon être !
Et puis j'ai accepté la situation. Je me suis souvenue de mon frère, en pyjama, qui cassait les premières noisettes de la saison sous une grosse pierre, je me suis remémorée le sourire radieux de ma maman lorsque je lui apportais des fleurs, toutes ces choses si belles et si simples dont est faite la vie. J'ai pensé à Thibaud. Je ne voulais pas finir comme lui. J'avais encore foi en la vie. Et je le sentais au plus profond de mon être, il avait encore foi en moi pour s'en sortir.
Je suis sortie de ma chambre, j'ai rencontré d'autres personnes, qui étaient comme moi. Mathilde, Théophile, Martin ... Des humains qui se battaient contre l'addiction qui avait engloutie leur vie. Ils étaient vieux pour la plupart, la quarantaine passée. Et pourtant ils avaient plongés comme moi, abandonnant leur famille, leur travail ... Nous étions des animaux blessés qui tentaient de se reconstruire en exorcisant leur mal avec des mots. Je leur ai parlé de Thibaud, de mon frère, de tout ce que j'avais fait pour l'amour d'un seul homme, pour combattre mes propres démons. Ils m'ont écouté, ont partagé leur expérience avec moi et m'ont aidé à grandir.

Au fil des tempêtes, des marées et à l'image des vagues, je suis entrée dans un rythme sain. Je sortais sur la plage, je me laissais caresser par la chaude présence du soleil, j'emplissais mes poumons du bon air marin. Et j'écrivais. J'écrivais sans relâche, je couchais mes maux sur le papier.
Il a été dur de partir. Au bout de quelques mois, il le fallait pourtant. J'avais peur de rentrer, de croiser ces amis qui évoluaient dans un milieu dont je voulais me détacher à présent. Je sentais la vie couler dans mes veines.
Ma famille a déménagé, ne serrant dans les cartons que les souvenirs heureux. J'ai changé de lycée, de fréquentations. J'ai compris que je m'en étais sortie.

Que j'étais vivante.


NOTE DE L'AUTEUR

Encore une fois, la chanson qui accompagne ce texte n'est pas choisie par hasard. Ode to my Family des Cranberries a été la chanson que j'ai écoutée principalement pendant ma cure. Je ne comprenais pas tout d'abord, pourquoi elle me plaisait tant. Ensuite, j'ai compris que ma famille était ce que j'avais de plus précieux. Je fais partie de ceux qui ont la chance d'en avoir une, et j'ai bien failli jeter tout ça aux orties. Ouf.











Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top