Premier arrêt - Orbite de la Station carcérale Santaurus - La SF 1
[L'Hypernova amorce sa descente sur la lune Santaurus, planant lentement au-dessus de kilomètres de lignes ferroviaires dissimulées sous d'immenses tubes de verre aux lueurs bleutés qui serpentent jusqu'à la courbe de l'horizon lunaire.
De grands bâtiments d'acier sans fenêtres se dressent parallèlement aux tunnels de verre, comme des monolithes antiques qui seraient tombés du ciel, seulement couronnés par les impressionnants faisceaux de canons à lumière qui tournent dans le ciel à la recherche de vaisseaux non déclarés.
Nerveuse, la capitaine Mc Kraken observe cet océan de béton et d'acier dont le seul astroport ressemble à la bouche béante d'une créature infernale, nécessitant une descente verticale, en stationnaire.
Elle n'aime pas les stations carcérales, l'odeur viciée des milliers de bagnards qui s'ébouillantent dans cette attente insupportable, le parfum de l'ozone des fusils laser et des matraques électriques, ce monde froid et blanc de la Justice, de l'Ordre, contre lequel grattent incessamment les prisonniers, de leurs ongles abîmés, de la pulpe de leurs doigts écorchés, à la recherche d'un peu de vie, de lumière naturelle, d'espoir.
Dans ces immenses tours, pas un arbre, pas une plante, pas un rayon de soleil sur les corps des reclus, flottants et alanguis par la pesanteur artificiellement réduite à 0,6 m/s2 pour éviter tout geste brusque en cellule.
La capitaine sait qu'aucun des trois criminels en fuite qu'elle a repéré à bord de son vaisseau ne voudront rester sur cette station. Ils ne connaissent pas la technologie alienne de l'Hypernova, et ils doivent certainement attendre qu'elle atterrisse pour prendre tout le monde en otage.
Ils doivent penser qu'elle a déjà prévenu les autorités locales pour qu'ils viennent les cueillir à l'arrivée dans l'astroport. Ils se préparent à un affrontement direct, dès l'ouverture des ventaux d'amarrage...
Il faut qu'elle gagne du temps. Elle modifie son code d'accès pour l'astroport, comme une faute de frappe, et lance la réinitialisation complète de sa demande d'atterrissage. ]
Science Fiction... Qu'est-ce que vous imaginez quand on vous dit "Science Fiction" ? La conquête spatiale ? Des aliens monstrueux qui se cachent derrière des portails entre les mondes laissés par d'antiques civilisations ? Ça dépend avant tout de ce qu'on entend par "science", mais je vous ferai pas une définition étymologique. Un molosse super-mutant a bouffé mon dictionnaire. Un dictionnaire en ligne, oui-oui. C'était un... un molosse très malin. Et très affamé de logiciels...
[Les passagers la dévisagent, interloqués. Elle se racle la gorge, gênée, avant de reprendre: ]
On imagine vite un océan de buildings noirs et froids, animés par les pâles lumières de néons multicolores affichant des formes humanoïdes et des textes en langues étrangères. Comme s'ils faisaient écho à quelque chose d'ancien, de profond, qui a un jour était heureux, clair, lumineux et chaud. L'humanité.
Comme dans un rêve cyberpunk, on voit les bas-fonds d'une ville tentaculaire où les pauvres vendent leurs organes aux plus riches, où la mafia exploite les corps, où le gouvernement cache des armes monstrueuses et où les héros, souvent solitaires et mal adaptés à ces sociétés futuristes, cherchent une dernière lueur dans cette obscurité de plus en plus intense, un dernier espoir par-delà tous les artifices de la science et de la technologie.
Ce qu'ils cherchent nous touche au plus profond de nous-même. Nous avons l'impression de vivre avec eux un seul et même souvenir, de partager leur même nostalgie, parce qu'avec eux, nous sommes projetés dans le futur avec eux.
Ce que ces personnages regrettent, c'est nous.
C'est le XXIème siècle, cette période d'avancée scientifique où nous n'avons pas encore fait le "grand bond en avant", où nous n'avons pas encore lancé les bombes, où nous n'avons pas encore offert d'âme aux robots, où nous n'avons pas encore plongé le monde dans une nouvelle ère.
Nous regrettons déjà ce futur, avec les héros de ces univers, et nous acceptons la mélancolie presque romantique qu'ils provoquent en nous. C'est ça, l'art de la SF cyberpunk à la Blade Runner ou Carbone Altéré. C'est cette vibration de tristesse que vous sentez dans le personnage du vieux flic aux abois dans un monde qui tourne trop vite, comme Miller dans The Expanse, c'est cette idée de se réveiller un jour dans un monde horrible, sans âme, dans la peau d'une chimère monstrueuse, machine-humaine, esclave d'une guerre incompréhensible comme dans Deus Ex, qui vous angoisse devant votre console.
On dit souvent que la Science Fiction est le genre des possibles. Que c'est l'anticipation du monde, et que son but est de pousser la science dans ses retranchements, mais il s'agit là d'une description de surface.
Dans les galeries souterraines de ce genre, ce ne sont pas des nanomachines apportant le salut de l'humanité qui grouillent. Ce sont les eaux puantes, imprégnées des égouts d'une ville crachant des flots de déchets toxiques, nucléaires et biologiques. Ce sont les milliers d'êtres qui vivent cachés de la surface blanche, lumineuse et parfaite comme dans Bienvenue à Gattaca. Ces âmes perdues sont exploitées simplement parce qu'elles ne sont pas nées du côté des riches et des scientifiques. L'injustice d'un futur qui se veut radieux et libérant l'homme du travail, qu'on relègue aux machines.
Oui, la SF c'est aussi ça. C'est ce que la science et ses excès nous fait refouler dans les égouts: notre humanité, notre chair faible et nos besoins vitaux de créatures biologiques.
La Science Fiction ce n'est pas simplement "la Science dans le futur". C'est avant tout " la Science et l'Homme".
La SF pose le problème de l'éthique, de la morale face à de nouvelles questions sur l'idée même d'être humain et d'évoluer. La SF commence donc par un questionnement.
Pour moi, et je ne dis pas ça parce que je suis une fan absolue (si ? bon oui peut-être...), mais la première question de la SF, l'une des plus essentielle et révélatrices de ce genre, c'est tout simplement:
"Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?"
Vous connaissez cette question ? Non ? Aller, si, seulement vous ne savez pas que c'en est-une. Vous connaissez le nom accrocheur du film qui en est tiré. Il s'agit du titre d'un roman de Philip K. Dick que vous connaissez certainement mieux sous le nom de Blade Runner.
Pourquoi des moutons électriques ? Parce que dans ce roman, les animaux ont presque entièrement disparus, sous les pluies acides et l'air irrespirable des derniers lieux habitables de la Terre. On les remplace par des automates, parce que les humains ont toujours ce besoin irrépressible de compagnie, de vie organique, même s'il ne s'agit que d'un simulacre artificielle. Les hommes sont poussés par une sorte de mélancolie de la Terre telle que nous la connaissions au XXème siècle...
Et pourquoi des androïdes ? Parce que des robots asservis aux hommes ont commencé à se rebeller, à prendre des identités humaines et à surpasser ce qu'il reste des hommes dans un domaine où ils ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes: l'éthique et les sentiments. Parce qu'on en vient à se demander si les androïdes rêvent. S'ils sont limités dans leur imaginaire aux contraintes que subissent les humains de chair et de sang: celle de ne plus connaître la Nature, de n'avoir pour référence que des moutons électriques.
Oui, comment définir l'Homme, lorsque l'humain n'est plus qu'une créature versatile au service d'une société déshumanisée, alors que l'androïde découvre, tel un enfant, des valeurs morales et des liens affectifs ?
[Un signal sonore résonne dans l'habitacle. La nouvelle autorisation d'atterrissage vient d'être validée par l'astroport de Santaurus. Mc Kraken est maintenant obligée de lancer la manœuvre et d'entrer dans la zone de débarquement. Une goutte de sueur perle à son front et elle retourne à sa salle des commandes pour contrôler manuellement le vaisseau.
Alors même qu'elle quitte l'habitacle en essayant de ne pas regarder directement les trois criminels en fuite, elle sent dans son dos qu'ils se lèvent. Elle continue son discours grâce à son micro, une fois qu'elle a verrouillé les portes de sa cabine. ]
La question est reposée des milliers de fois, à travers des milliers d'œuvres. Que ce soit l'homme dans des mondes futuristes, les survivants de l'Apocalypse contraints au cannibalismes et à toutes les horreurs, la machine qui apprend au point de surpasser ses créateurs, le primate, le cobaye d'une expérience scientifique qui prend la place de ses maîtres, les races aliennes qui viennent communiquer avec nous. Qui est humain ? Qui a une âme ? Qui est civilisé ? Qui est barbare ? Qu'est-ce que le statut d'Homme ? Jusqu'à quel point une société peut le modifier pour l'utiliser à sa guise ?
Dans le transhumanisme, dans l'exploration de l'espace ou de mondes nouveaux, on se demande sans cesse où est-ce que commence l'Autre et où est-ce que se termine le Moi ?
[ Un coup de blaster retenti dans la salle des passagers. La capitaine fronce les sourcils alors que l'IA de l'Hypernova lance le système de sécurité interne. Les lumières blanches des néons s'éteignent alors que de petites diodes rouges s'allument au plafond. ]
Ce questionnement n'est pas l'apanage du cyberpunk, même si c'en est l'élément central. On le retrouve dans le Post-Apocalypse, dans le Hard Science, dans les Uchronies, les Dystopies, etc.
[Des cris résonnent. Nouveaux coups de feu. La capitaine sort un pistolet laser non-létal qui traînait sous un amas de notices d'utilisations du vaisseau jamais lues. Elle vérifie la cellule plasma du chargeur et se retourne vers la porte de l'habitacle, prête à l'ouvrir. ]
En fait lorsque je vous ai demandé, chers passagers, ce que vous définissiez comme la SF, la plupart des réponses parlaient de science, de technologie, de sciences sociales et politiques, de l'idée que ce style soit en vérité un moyens de voir jusqu'où peut aller la recherche et la science dans l'humanité.
C'est une analyse tout à fait juste de ce que représente la SF, du moins visuellement. Mais je dois vous dire... Cette définition à elle seule n'est pas suffisante. Elle méprise un message très important de ce genre, sans lequel ses romans ne seraient que des outils de propagande de la NASA et de grandes compagnies dans leur course à la modernité.
Non, la SF a quelque chose de plus, que nous n'avons pas encore évoqué.
Nous n'avons pas encore parlé de l'engagement des auteurs de SF.
[D'un geste brusque, elle ouvre la porte de sécurité et entre dans la salle. Elle tire. Un, deux, trois coups. Trois humains tombent au sol, paralysés, alors que les autres passagers qui s'étaient détachés pour fuir s'approchent à nouveau, prudemment. ]
Regagnez vos places, s'il vous plaît. On va commencer la descente et j'ai pas envie de devoir laver les vitres. J'ai encore du vomi de Xénien et des éclats de cervelle saurienne entre les joints des fenêtres, pas la peine d'en rajouter.
Et ne touchez pas à ces trois-là. Leur prime est à moi.
[La capitaine traîne les trois criminels jusqu'à sa cabine où elle les entasse comme des sacs de navets martiens avant de retourner dans la salle principale où les passagers nerveux commencent à discuter. ]
Eh oui, comment vouliez-vous que j'ai une chance d'attraper ces trois-là sans leur courir après dans notre astroport de départ ? C'était bien plus facile de leur faire miroiter un voyage pas cher et sans contrôle officiel pour les attirer dans mon vaisseau !
[Sans plus attendre, la capitaine retourne dans sa cabine. Avant de lancer la manœuvre de descente en stationnaire, elle envoie un rapide message au service de primes intergalactiques.
"Les trois criminels responsables de l'attaque sur Fastora XII viennent d'être appréhendés. Dépôt des prisonniers vivants sur Santaurus prévu dans 1h, règlement cash ou virement accepté"
L'un des prisonniers grogne en émergeant de sa paralysie. Un coup de bottes en pleine tête le fait retomber dans les limbes.
La capitaine se met à ricaner avec satisfaction.
Si cette bande de raiders du trou du cul de la galaxie pensait que Mc Kraken allait prévenir les autorités, et manquer la prime sur leurs têtes, c'est certainement que, comme la plupart des passagers de l'Hypernova à cet instant, ils n'avaient pas lu les commentaires GalacticAdvisor sur ses courses.
"1/5 étoiles. Profite de l'argent des passagers pour faire des missions de mercenariat pendant le transport de clients. Par: JeamichengdeCarminaXIII"
"0/5 étoiles. Arrache le rein d'un passager pour attirer des goules dans un enclos. Par: Xarlaxpower34"
Un seul avis positif:
"5/5 étoiles. Merveilleuse capitaine, prix abordable, voyage rapide et agréable. Par: Phukyu'hallFakename666"
Les diodes rouges s'éteignent, remplacés par une lumière bleuté apaisante. Un spot METPO passe sur tous les écrans au grand damne des passagers, qui doivent supporter cette même voix de macho intergalactique, pour la 127ème fois depuis le départ du vaisseau.
L'Hypernova s'engouffre doucement dans la gueule béante de l'astroport. ]
La suite de cet article est directement disponible, vous trouverez des documents source à la fin ! Premier arrêt - Astroport de la Station carcérale Santaurus - La SF 2
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