Chapitre 9 : Ambiance crânes
Le réveil le lendemain fut particulièrement difficile. Mes voisins et moi n'étions pas restés si longtemps que ça dehors la nuit dernière, mais mes jambes me faisaient encore souffrir de mes pérégrinations diurnes et nocturnes de la veille.
Quand je me levai enfin, le petit déjeuner était déjà disposé sur la table du salon.
J'eus un peu honte en découvrant Enat, un verre de jus d'oranges pressées à la main, qui me regardait arriver d'un air ravi : elle était rentrée bien après moi mais rayonnait, fraîche comme la rosée du matin. De mon côté, je traînais difficilement les pieds et laissai échapper un grognement peu raffiné en m'affalant sur une chaise.
— Comment s'est passée ta nuit ? me demanda-t-elle en avalant une gorgée de jus d'orange.
— Mouais... On avance doucement.
Tellement doucement qu'on reculait, en fait. Mais je gardai cette réflexion pour moi.
— Et la tienne ? m'enquis-je plutôt.
— Abominable... Il y avait beaucoup trop de monde que je ne voulais pas voir.
Elle se tut un instant puis décapita un pain au chocolat d'un geste rageur.
Je ne savais pas qu'une réunion de douaniers pouvait la mettre autant en rogne. Elle qui avait l'air si heureuse de voir ses homologues parisiens à notre arrivée...
— J'ai tenu quelques heures puis j'ai pris mes jambes à mon cou.
Elle tua encore une pomme et deux oranges d'un regard assassin puis se tourna vers moi, son plus beau sourire aux lèvres.
— Alors, que faisons-nous aujourd'hui ? Versailles ? Le Louvre ?
Un « pff » sonore nous fit tourner la tête. C'était bien entendu Erin. Crinière châtain ébouriffée, encore vêtue de son pyjama, elle se laissa tomber à côté de moi, se servit un verre de jus d'orange et piocha un croissant dans le panier de viennoiseries.
— Un musée ? Sérieusement ? Géniale, l'ambiance... Autant visiter un cimetière, tant qu'on y est, grommela-t-elle la bouche pleine.
Un sourire malicieux s'afficha alors sur le visage de mon épouse.
— Pourquoi pas les catacombes, dans ce cas ? proposa-t-elle.
Je sentis un frisson me parcourir l'échine. Les catacombes ? Ce truc plein de squelettes humains sous terre ? Et puis quoi encore ?
J'ouvris la bouche pour protester mais Erin me prit de vitesse.
— Oh ouais !
Enat m'adressa un regard aussi excité que désolé. Oui, elle savait ce que je pensais de ce genre d'endroits, mais cette excursion lui tenait visiblement à cœur à elle aussi.
Les deux femmes de ma vie s'étaient prononcées, je m'avouai vaincu.
Des os empilés tels un jeu de construction malsain, des crânes aux orbites vides et aux dents manquantes glissés dans la masse en des formes improbables...
Je gardai les yeux résolument fixés devant moi, le petit guide audio plaqué sur une oreille, et essayai d'ignorer tous ces os agglutinés autour de moi. Enat et Erin, quelques mètres en amont (mais pas trop loin, hein, je ne me laissais pas distancer), semblaient fascinées. De même que les quelques dizaines de personnes qui se trouvaient avec nous dans les tunnels.
Mais qu'est-ce que je foutais ici ?
Des squelettes partout... Des squelettes humains ! Ces os avaient jadis été couverts de muscles, tendons, tissus et chairs... Leurs propriétaires avaient respiré, marché, comme nous. Que dirait l'esprit de ces gens s'il nous voyait nous balader ainsi au milieu de leurs restes, dans des sentiers balisés, en attraction touristique ? Et si leurs spectres se trouvaient encore quelque part, à errer sans but dans ces souterrains ?
Quelque chose frôla ma main et je sursautai en retenant de justesse un hurlement de terreur.
— Tout va bien, Danny ? Tu es un peu pâle...
Enat se tenait à côté de moi. C'était sa paume contre la mienne qui venait de me faire bondir. Je relevai aussitôt la tête et lui souris :
— Bien sûr, je suis juste fatigué.
Un peu plus loin, j'aperçus notre fille en train de sourire à son téléphone. Je m'offusquai :
— Tu ne vas pas prendre des photos ici, quand même ! Un peu de respect !
Erin me regarda puis jeta un coup d'œil aux crânes. Ses yeux se plantèrent une nouvelle fois sur moi et elle leva un sourcil.
— T'as pas peur que des fantômes viennent nous hanter, quand même ? se moqua-t-elle. Avec toute cette lumière, tu crois sérieusement qu'il y en a qui se baladent ici ?
Elle tourna les talons sans me laisser le temps de trouver la moindre réponse. Elle glissa également son téléphone dans sa poche, ce qui me fit espérer que malgré son attitude rebelle, elle était un tant soit peu d'accord avec ma remarque.
Enat resserra ses doigts autour de ma main et m'entraîna à sa suite dans les galeries tapissées d'ossements.
Les crânes nous regardaient défiler sans broncher, tels les gardes de quelque trésor qui attendaient sagement que nous soyons passés pour s'animer et bloquer l'une de nos deux seules voies de repli.
Le bruit régulier de gouttelettes d'eau dans un tunnel sombre protégé par une grille attira mon attention. Les murs d'ossements s'enfonçaient dans l'obscurité où ils disparaissaient dans l'inconnu. Un frisson me parcourut quand je m'imaginai ce qui pouvait se dissimuler dans les ombres... Et si le clapotis de l'eau trouvait finalement son origine dans tout autre chose ?
Je secouai la tête et décidai de me concentrer plutôt sur la terre battue que mes pieds foulaient. Allons bon. J'avais cinquante-trois ans, j'avais passé l'âge de croire en des sornettes telles que les fantômes ou les squelettes vivants !
Mon processus d'auto-réprimande fut promptement interrompu à la vue d'un prospectus sur le sol. Les mots en français étaient autant de lettres assemblées les unes avec les autres dont le sens m'échappait complètement, mais le gribouillis au feutre noir m'était familier. Je levai la tête et découvris que les crânes perdaient tout leur côté lugubre une fois qu'on leur collait un morceau de papier plastifié entre les quelques dents qu'il leur restait.
Un peu plus loin, les deux zigotos de la veille faisaient face à un mur d'os et semblaient en pleine discussion politique avec la tête d'un illustre inconnu. J'ignorai ce qui se disait, mais à en juger par leur intervention de la veille, ce devait être quelque chose du genre : « Soutenez notre Saigneur et Maître Gutulgu, bains d'eau salée pour tous et funérailles gratuites ensuite. »
Enat avait également repéré les abrutis et leva une main à son visage pour pouffer discrètement.
— Eh bien, ils sont vraiment motivés, ces deux-là... marmonna-t-elle.
Je décidai de les ignorer dans l'espoir qu'ils ne nous voient pas, mais Zigoto numéro un tourna la tête au moment exact où nous passions derrière lui. Il se courba respectueusement et donna un coup de coude à son comparse. Ce dernier cessa de fixer la lampe au plafond et fit une courbette à un empilement de fémurs.
Enat leur retourna leur salut en retenant un rire et je pressai le pas. Erin nous attendait un peu plus loin. Ses yeux passaient des deux ahuris à nous.
— C'est qui ceux-là ? Qu'est-ce qu'ils font ici ?
— Ils... discutent avec les squelettes, je crois... répondit ma femme en retenant un nouvel éclat de rire.
Erin les contempla comme les fous qu'ils étaient, haussa les épaules et reprit sa route. Nous la suivîmes en silence.
Je me plongeai dans mes pensées. Quelque chose me paraissait étrange.
Pourquoi les zigotos n'avaient-ils commencé à distribuer leurs prospectus qu'à la moitié du parcours ? Était-ce pour échapper à la vigilance d'éventuels gardes ? Ils ne semblaient pourtant pas vraiment du genre à se soucier d'un tel problème... Ou alors... Avaient-ils rejoint les catacombes autrement que par l'entrée principale ?
Le tunnel obscur scellé par la grille me revint en tête et un nouveau frisson me parcourut. Je repoussai rapidement cette idée. Après tout, mobiliser mes capacités mentales pour essayer de suivre le raisonnement illogique de dégénérés pareils était une perte de ressources et de temps.
Il n'empêche que l'énorme soupir de soulagement que je poussai une fois à la surface m'attira un regard apitoyé de ma fille.
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