Chapitre 7 : Le beurre et le sel du beurre
La journée avait pourtant bien commencé... Nous nous étions levés à neuf heures, avions commandé un petit déjeuner composé de viennoiseries encore chaudes, de pain frais et de délicieuses confitures et nous préparions pour notre sortie du jour quand les premiers ennuis avaient frappé à la porte.
— Bonjour monsieur, auriez-vous un peu de temps à nous accorder pour parler de notre Saigneur et Maître Gutulgu ?
J'aurais bien claqué la porte au nez des deux zigotos devant moi, mais Enat s'approchait. Je me voyais mal lui expliquer pourquoi j'agissais ainsi. Dans ma tête, c'était pourtant simple : ils faisaient à cent pour cent partie de la bande de mes cons de voisins. Après tout, ces yeux exorbités, cette peau si pale qu'elle en paraissait translucide par endroits et ces costumes à rayures jaunes et violettes ne laissaient pas la moindre place au doute.
— Pardon ? grommelai-je.
Bien sûr que j'avais parfaitement compris. Quelqu'un avait dû les avertir que la suite de la starlette en chapeau à paillettes était occupée par une quiche en français parce qu'ils s'étaient lancés directement en anglais. Mais je n'allais pas leur faire le plaisir de rentrer dans leur jeu.
— Notre Saigneur et Maître Gutulgu est candidat au poste de Très Révéré Ultime Chef du monde des démons, expliqua Zigoto numéro un.
Zigoto numéro deux louchait sur un point dans le vide au niveau d'un coin de la porte. Il me tendit l'un des petits prospectus qu'il tenait entre ses mains sans m'accorder la moindre attention.
— La disparition de notre regretté et révéré Gligli le Grand suite au lâcher de bombes à eau du mois dernier laisse notre peuple dans un désarrois sans pareil auquel notre Saigneur et Maître Gutulgu saura répondre. Afin de rendre au monde démoniaque sa grandeur d'antan, notre Saigneur et Maître Gutulgu cherche des soutiens de tous bords et nous souhaiterions vous savoir de notre côté.
Quelque chose dans ses paroles me fascinait autant qu'elles m'exaspéraient, ce qui m'empêchait de refermer cette fichue porte. À moins que ce soit le gribouillis au feutre noir censé représenter Gutulgu sur le prospectus qui me déconcentrait de mon envie première. Avaient-ils manqué de figurants au moment de prendre la photo pour le bout de papier ?
— Parmi les mesures annoncées : interdiction du beurre doux. Seul le beurre salé sera autorisé.
— Les démons ne supportent pas le sel, fit remarquer Enat en souriant.
— Notre Saigneur et Maître Gutulgu a parlé : « le beurre salé, c'est quand même vachement plus meilleur. » N'ayez crainte, madame, nous ne supportons pas l'eau non plus, mais les lâchers de bombes à eau sont très appréciés. Leur démocratisation dans toutes les contrées du monde des démons est d'ailleurs le second point du programme et il assure une large avance à notre Saigneur et Maître Gutulgu sur ses concurrents. Notre Saigneur et Maître Gutulgu a parlé : « on va pas se laisser dicter notre conduite par nos limites, quand même ! On est des démons nom de Dieu ! »
Sur ce dernier mot, Zigoto numéro un se mit à tousser à s'en arracher la gorge. Les yeux de Zigoto numéro deux se posèrent sur une mouche qui se baladait sur la porte.
— Merci pour votre patience, monsieur, madame. Que les préceptes de Bobo le Magnifique assombrissent votre journée.
Zigoto numéro un nous fit une révérence penchant un peu à gauche puis il poursuivit sa route à petits pas dans le couloir, son acolyte qui se léchait les babines sur les talons.
Tandis que je refermais enfin la porte en soupirant, Enat me prit le prospectus des mains et en parcourut rapidement le contenu.
— Ils ont de la suite dans les idées... rit-elle.
Nous étions bien d'accord. Même si les idées en question ne faisaient aucun sens et que cette visite avait été une véritable perte de temps.
— Ils veulent annexer l'océan Indien... remarqua-t-elle.
— Quoi ?
— Pour le sel de leur beurre et l'eau de leurs bombes, j'imagine.
— Mais pourquoi l'océan Indien ? Non, laisse tomber...
Inutile de nous attarder davantage sur cet épisode. Je mis plutôt mon manteau et appelai Erin. Il se faisait tard et si nous voulions visiter un peu la ville avant de manger, il ne fallait pas trop tarder. Quand je relevai la tête, notre fille se trouvait déjà derrière moi. Toujours aussi rapide et furtive malgré son air bougon et réticent.
Après un premier déjeuner hors de prix en dehors de l'hôtel (dont les petits plats n'étaient finalement pas si mal que ça, hein), nous parcourûmes les rues un peu au hasard.
Le jour n'améliora pas vraiment l'opinion que je m'étais déjà faite de la ville la nuit... C'était sale, bruyant, les trottoirs étaient bondés de gens trop pressés et de touristes qui ne l'étaient pas assez. Mais tout le monde aimait Paris. Je devais être bizarre. Peut-être que c'était l'heure de décalage horaire qui me faisait cet effet.
Mes yeux se posèrent sur Erin, quelques mètres derrière moi. Ma fille avait dû décider qu'elle n'offrirait des sourires qu'à son portable quand elle se prenait en photo. Une adolescente en pleine crise quoi.
J'avais lu sur internet lors d'une de mes mornes et ennuyeuses soirées au bureau qu'il fallait s'intéresser aux passions de son enfant pour s'en rapprocher quand tout semblait perdu. Nous nous trouvions en vacances à Paris, nous logions dans une suite dans un hôtel luxueux et elle trouvait le moyen de faire la tête. Il me semblait donc que le moment était venu de mettre mes lectures en application et de devenir le papa génial dont elle rêvait depuis toujours.
Alors que nous traversions la Seine, Erin avisa d'un œil morose l'eau marronnasse, les bateaux mouches qui naviguaient dessus, la Cathédrale et son échafaudage tordu. Elle sortit son téléphone, arbora son plus beau soupir et se prit en photo.
C'est alors que je passai à l'attaque :
— C'est pour Toc-tic ?
Le regard qu'elle me lança était empli de dédain.
— ... Non, répondit-elle sur le ton de l'évidence et de la pitié avant de me passer devant sans m'accorder la moindre attention.
Bilan de l'opération « papa génial » : échec. Mais je ne m'avouais pas vaincu pour autant.
— Eh...
J'apprendrais de mon erreur et reviendrais à la charge.
— Eh...
Dès que j'aurais compris où était l'erreur et comment la corriger, bien entendu.
— Eh...
J'aurais bien ignoré la petite vieille au chapeau en choucroute grise, mais elle semblait décidée à me suivre comme un petit chien (ou une sangsue, au choix) jusqu'à ce que je lui accorde mon attention.
Je me retournai donc et fixai sur – ce fait ne souffrait aucun doute possible – l'amie de mes abrutis de voisins un regard aussi ennuyé et exaspéré que possible.
Ce que j'avais pris pour un chapeau était en fait une tignasse particulièrement emmêlée dans laquelle un oiseau aurait aisément pu faire son nid. Elle était vêtue d'une robe noire un peu décolorée par endroits et d'un long châle pivoine en crochet dont je n'aurais su dire quels trous étaient dus à sa fabrication et lesquels étaient apparus depuis. Je crois qu'elle marquait aussi des points en matière de combo ultime avec ses hautes chaussettes blanches enfoncées dans ses claquettes moumoute jaunes.
Mon expression ne sembla pas l'intimider le moins du monde. Ses yeux me fusillaient comme un moustique venu voler à côté de son oreille deux minutes avant la sonnerie du réveil.
— Je vais te lire ton avenir. Viens.
Sa voix était cassante, pressante. Elle fit quelques pas dans la direction dont je venais. Je fus pris d'une terrible envie de m'envoler par une fenêtre ouverte.
— Viens, répéta-t-elle quand elle constata que je ne la suivais pas.
Ah non, les fenêtres étaient fermées.
Je jetai un dernier coup d'œil dans la direction d'Enat. Elle montrait de petits porte-clefs tour Eiffel à Erin avec enthousiasme et ne semblait pas avoir remarqué ma situation désespérée.
— Viens ! aboya la vieille folle.
Je la suivis donc. Elle me conduisit vers une petite table basse recouverte d'une nappe à fleurs sur laquelle reposait une boule de cristal.
Évidemment.
J'essayais encore de comprendre comment j'avais pu passer à côté de l'installation quelques instants plus tôt quand la voyante m'invita à m'asseoir.
— Oh, il faut vraiment que je rejoigne...
— Assis.
Je m'assis.
Elle dirigea son regard assassin vers sa boule de cristal puis la survola de ses doigts plein de bagues (je ne suis pas un expert, mais je sais reconnaître une bague en toc quand j'en vois une. Le petit cœur rose fushia sur l'une d'elles était un assez bon indicateur) en marmonnant des propos incompréhensibles.
Elle poussa ensuite un « Ah ! » un peu étrange et darda une nouvelle fois ses yeux sur moi.
— Ce que tu cherches se trouve sous tes pieds, déclara-t-elle alors.
Je réfléchis un quart de secondes avant de rétorquer :
— Je ne cherche rien...
Elle eut l'air surpris et replongea son regard dans sa boule de cristal. Elle loucha un instant sur un point à l'intérieur avant de se corriger :
— Nan, c'est ce que tu ne cherches pas qui se trouve sous tes pieds... Peut-être ? Ah ! Ou ce que cherche quelqu'un d'autre ?
Ses iris disparaissaient presque sous l'arrête de son nez, à présent.
— Ce que cherche quelqu'un d'autre ? Qui ? demandai-je.
Elle racontait peut-être n'importe quoi mais au moins, elle concentrait toute son attention sur quelque chose d'autre que moi. J'en profitai pour commencer à me lever discrètement.
— Mais j'en sais rien, moi ! beugla-t-elle en me clouant à nouveau sur place de son regard qui tue. Il veut pas non plus que je lui serve toutes les infos sur un plateau, si ? C'est pas croyable, ça ! Et puis, tu sais combien ça coûte, une boule de cristal de première qualité ? Hein, tu le sais, peut-être ? Je crois pas, non ! Et les taxes ! T'as pas idée ! Non mais...
Je clignai des yeux. Une fois. Deux fois. À la troisième, j'ouvris la bouche pour dire quelque chose, mais je ne savais pas trop quoi. La folle avait l'air vraiment très impliquée dans son rôle. Il aurait peut-être été malvenu de ma part de faire la moindre remarque de travers. Je refermai la bouche.
— Avant, j'avais le matos... poursuivit-elle sur un ton nostalgique. J'avais les sous... J'étais célèbre ! La GRRRande Madame IRRRma, qu'on m'appelait !
Elle ponctua ses « R » roulés d'un geste mélodramatique du bras, paumes tendues vers le ciel, puis laissa retomber le tout en soupirant.
— Mais les temps sont durs...
Je profitai de cette légère accalmie pour me remettre rapidement sur mes pieds et me tenir prêt à filer aussi loin de la vieille que je pouvais.
— Eh bien, c'était un honneur de discuter avec vous, grommelai-je en cherchant Enat et Erin du regard.
Une poigne de fer m'enserra alors le bras. Je grimaçai et me retournai pour faire face à la voyante, à présent hystérique, qui avait bondi de derrière sa table pour empêcher toute fuite de ma part. Par le plus malheureux des hasards, elle avait choisi comme point d'amarrage l'avant-bras sauvagement mordu par un chihuahua démoniaque quelques semaines plus tôt. La blessure avait guéri depuis, mais la cicatrice restait sensible et son toucher m'envoyait des petites décharges électriques dans le bras.
— Dix euros ! rugit-elle en me plantant sa main libre sous le nez. Sinon, de gRRRands malheuRRRs s'abattRRRont suRRR toi !
J'essayai de me dégager en prétextant que je n'avais pas d'euros sur moi, mais mon accent américain improvisé ne l'impressionna nullement.
— Ah et tu aurais tort de prendre ces cons pour des cons, poursuivit-elle. Enfin... Ils sont cons, c'est vrai, mais ils te sauveront la vie, tu sais ?
Je ne savais pas du tout et franchement, je m'en fichais royalement. Je tentai une nouvelle manœuvre d'évasion mais avec une agilité et une force dont je ne la croyais pas capable vu l'âge que je lui donnais (quatre-vingt ans ? Quatre-vingt-cinq ?) elle me tordit le bras dans le dos en une clé douloureuse.
— Quinze euros ! clama-t-elle.
Je plongeai ma main libre dans ma poche et en sortis quelques billets que je lui fourrai dans sa paume tendue et fripée. Elle me lâcha enfin et je me massai l'épaule en grognant.
Autour de nous, personne n'avait réagi en voyant la petite grand-mère me racketter. Je ne savais pas ce qu'ils avaient, les gens, dans cette ville... C'était peut-être le fromage.
J'ignorai les grommellements de la vieille au sujet des « jeunes irresponsables » et de « juste rémunération pour dur labeur » et rejoignis mon épouse et ma fille d'un pas aussi pressé, si ce n'était plus, que celui des parisiens.
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