Chapitre 4 : Au P'tit Dodo

Imaginez un con sur une grosse moto qui s'amuse à la faire rugir à intervalles plus ou moins réguliers. Imaginez à présent une moissonneuse-batteuse au bruit puissant et constant. Mettez le con à côté de la moissonneuse-batteuse. Eh bien croyez-le ou non, on est soudain heureux que les mugissements sans queue ni tête de la moto soient en partie couverts par le doux ronronnement d'un engin agricole.

Bon, la femme assise côté couloir n'avait pas l'air de partager mon avis. Ou alors elle était trop proche du con à moto et pas assez de la moissonneuse-batteuse. Elle demanda donc à changer de place en plein milieu du vol. Quant à moi, ma position centrale entre les deux s'avéra finalement stratégique et m'évita la crise de nerfs. De peu, mais j'y échappai malgré tout.

Une heure et demie de vol plus tard, nous nous posions enfin à Paris et après un roulage rendu d'autant plus insupportable que les ronflements du vacancier en tongs n'étaient plus couverts par les moteurs au ralenti, l'avion s'immobilisa au parking.

Je regardai tous les passagers s'empresser de descendre en guettant le réveil de mon voisin... qui se faisait attendre.

— Excusez-moi, nous sommes arrivés, finis-je par annoncer en lui secouant l'épaule.

Il cligna des paupières, tourna la tête vers moi, marmonna « on est quand ? » et retomba contre son dossier. Un nouveau ronflement s'échappa de sa bouche grande ouverte.

Une hôtesse de l'air constata la situation délicate dans laquelle je me trouvais et s'approcha pour tenter à son tour de réveiller l'homme. Sans grand succès. Je pris donc mes affaires et après quelques mouvements de gymnastique que mes cinquante ans passés rendirent d'autant plus difficiles, je parvins enfin à rejoindre l'allée centrale. Je récupérai mon sac dans le coffre à bagage et quittai l'avion en souhaitant bon courage à l'hôtesse. Elle pinça les lèvres en un rictus entendu et se tourna une nouvelle fois vers le type en tongs.

Enat et Erin m'attendaient dans la passerelle à côté de la porte de l'avion. Après leur avoir brièvement conté mes soucis de voisinage, nous rejoignîmes un petit train (dans un aéroport ? C'était bien une idée française, ça...) qui nous conduisit dans un autre bâtiment pour passer la douane. L'Irlandais casanier que j'étais sentit l'angoisse monter en lui à l'idée que ce genre d'organisation compliquée soit une spécificité française. Auquel cas ce séjour s'annonçait très prise de tête.

Les douanes, d'ailleurs, parlons-en. Il fallait croire que les relations internationales étaient au beau fixe dans le milieu puisque l'homme qui vérifia nos cartes d'identité salua ma femme avec révérence. Deux ou trois de ses collègues firent de même un peu plus loin.

Elle semblait avoir bonne réputation. J'en étais heureux pour elle... mais aussi un peu jaloux. Moi qui rêvais d'être un détective reconnu un jour...

Quand nous franchîmes la porte des arrivées en tirant nos valises, je commençai à chercher une indication quelconque pour rejoindre Paris. C'est alors qu'Enat me tapota le bras et désigna un grand échalas livide (un très très grand échalas livide) attifé d'un beau costume qui lui donnait finalement l'air d'une grande brindille (d'une très très grande brindille) qu'on aurait essayé de rendre présentable. Ses lèvres bougeaient. Il semblait dire quelque chose mais le bruit ambiant et la distance le rendaient inaudible.

En bref, le genre de personnes que je repérais maintenant à plusieurs mètres à la ronde et que je prenais soin d'éviter.

Sauf qu'il tenait entre ses grandes paluches une pancarte ridicule sur laquelle était indiquée « Famille Murphy ». Je crois, en tout cas. Je n'avais jamais été très doué pour lire à l'envers.

Je soupirai et suivis Enat qui se dirigeait déjà vers lui, tout sourire.

En arrivant à sa hauteur, je ne pus que constater qu'il manquait un ou deux « très » à la description de sa taille quelques paragraphes plus haut.

— Monsieur Murphy... Monsieur Murphy... Monsieur Murphy... appelait le géant d'une petite voix monocorde en fixant la porte des arrivées.

— Nous voici, monsieur, lui répondis-je en me plantant devant lui.

Ce dernier ne réagit pas. En fait, à part sa bouche qui m'appelait toujours, il était parfaitement immobile. Tellement immobile que s'il avait été allongé, on aurait pu le croire mort.

À mes côtés, Enat gloussa et se mit sur la pointe des pieds pour agiter une main devant les yeux de l'homme. Celui-ci baissa lentement la tête et nous fixa de son regard de poisson brutalement et injustement décédé.

— Je suis Daniel Murphy, me présentai-je.

La connexion entre ses quelques neurones sembla s'établir difficilement. Il regarda la pancarte qu'il tenait à l'envers avant de me fixer une nouvelle fois.

— Monsieur Murphy ? marmonna-t-il.

J'acquiesçai avec exaspération. Moi qui croyais qu'on ne pouvait pas faire plus mou du bulbe que le colosse du clan de la Distillerie (un loup-garou, à ce qu'il paraissait)... Combien de temps allait-il nous falloir pour rejoindre Paris avec un tel guide ?

— Suivez-moi... articula-t-il difficilement.

Il nous mena à travers la foule vers la sortie la plus proche où nous attendait une voiture noire rutilante aux vitres teintées. Un véhicule digne d'un chef d'état. Si l'on ignorait les enjoliveurs rose fluo et les petits cœurs de la même couleur sur chacune des portes et sur le capot.

J'eus soudain peur qu'il y ait une erreur. Après tout, mon nom comme mon prénom n'étaient pas si rares que ça. Peut-être que ce type attendait mon homonyme footballeur ?

Avant que j'aie pu lui soumettre mon hypothèse, le chauffeur nous prit nos valises des mains et les souleva sans effort pour les mettre dans le coffre.

Quand il ouvrit la portière arrière pour nous inviter à entrer, je me précipitai vers lui et m'écriai :

— Excusez-moi, il doit y avoir une erreur ! Vous devez me confondre avec quelqu'un d'autre !

La tête de notre chauffeur pencha légèrement vers son épaule droite. Il sortit un petit papier de sa poche, le contempla quelques longues secondes puis demanda :

— Détective ?

J'acquiesçai, incrédule, et obéis au geste du chauffeur qui m'invitait à m'asseoir dans la voiture.

Une fois installée à l'arrière, Erin sortit son portable, se prit en photo, sourire radieux sur les lèvres, puis reprit sa moue boudeuse. L'air exaspéré qu'elle affichait depuis le début de la journée semblait toutefois s'être quelque peu effrité.

Le chauffeur s'assit à son tour à l'avant et mit sa ceinture avant de marmonner :

— Hôtel...

Ce qui suivit restait à ce jour assez flou dans mes souvenirs... Pas l'intérieur cuir de la voiture, non. Ni les boissons réfrigérées mises à notre disposition ou la petite musique qui tournait en boucle pour nous souhaiter bienvenue à Paris d'une voix criarde. Plutôt ce qu'il y avait de l'autre côté de la fenêtre. Je crois que le paysage avait d'abord été vert, puis gris. Peut-être. Même ça, c'était difficile à dire.

En un temps que je devinais record, nous nous arrêtâmes devant un beau bâtiment en pierres blanches et colonnades sur lequel flottait un nombre incalculable de petits drapeaux.

Tandis que notre chauffeur sortait de la voiture, un type tout aussi bronzé, vif et remplumé que lui, quoique affichant une taille plus standard, nous ouvrait la portière avec une petite révérence qui lui donnait l'air de souffrir d'un lumbago particulièrement douloureux. Il nous conduisit ensuite vers l'immense porte en laissant à son collègue le soin de s'occuper de nos valises.

Le hall d'entrée était à l'image de la façade extérieure du bâtiment : spacieux, propre, somptueux, tout en marbrures et en bois précieux. Autant dire que je n'avais absolument jamais posé les pieds dans pareil luxe et que je n'en menais pas large. Erin, mâchoire décrochée et yeux écarquillés, était, sans grande surprise, dans le même état que moi. Quant à Enat, elle donnait l'impression d'être comme un poisson dans l'eau. Je savais sa famille relativement aisée même si le sujet était tabou pour elle. Par égard pour moi, sans doute... Son air assuré alors que nous entrions dans le palace m'apprit cependant que le « relativement » était peut-être de trop, finalement.

Pâlichon numéro deux nous accompagna jusqu'au comptoir de l'accueil avant de retourner à son poste devant l'entrée.

Derrière le bureau en bois tellement ciré qu'il aurait pu faire office de miroir nous observait une vieille femme grisonnante à l'air sévère et au regard perçant derrière ses petites lunettes en demi-lune. Elle retroussa son nez crochu, se pencha vers moi et demanda quelque chose d'une voix grinçante. Tout ce que mes lointains souvenirs de français me permirent de comprendre fut le mot « pizza ». Oui, je trichais, c'était le même en anglais. Devant mon regard un peu perdu, elle eut la gentillesse de répéter dans notre langue :

— Encore des pizzas pour la trente-quatre ?

— Bonjour... Euh... Vous devriez avoir une réservation au nom de Daniel Murphy ?

« Enfin peut-être... J'imagine... » Je gardais ces dernières réflexions pour moi. Déjà qu'elle me prenait pour un livreur de pizzas, je n'allais pas la conforter dans sa première impression en sous-entendant que je n'avais aucune idée de ce que je fichais ici.

Et pourtant... Elle me dévisagea en fronçant les sourcils puis tourna doucement son torse vers l'écran de son ordinateur sans me quitter des yeux. À vrai dire, c'est toute sa tête qui resta braquée dans ma direction, telle une poule qu'on faisait pivoter alors qu'elle avait repéré un ver particulièrement juteux. Elle ne daigna accorder un peu d'attention à son écran qu'une fois mon nom saisi sur son clavier.

Son regard suspicieux me scruta une dernière fois, puis elle tendit une main derrière elle vers un placard en bois massif où reposaient des badges magnétiques dans des petites cases. Ses longs ongles vernis saisirent l'un d'eux et elle me le tendit en pinçant les lèvres.

— Suite Lili Le Pou... Dernier étage. À droite. Bonne journée. Bienvenue à l'hôtel Au P'tit Dodo.

Je saluai les efforts en anglais de la femme qui avait traduit jusqu'au nom de l'établissement... et imaginai qu'avec un standing pareil, le propriétaire pouvait se permettre de faire un doigt à tous ceux qui critiquaient ses choix. Notamment lorsqu'il avait décidé que son hôtel de luxe s'appellerait « Au P'tit Dodo ».

Notre chauffeur, valises en main, nous mena à travers hall, ascenseur et couloirs jusqu'à une porte en bois magnifiquement sculptée. Elle était décorée d'une fine mosaïque dont les détails témoignaient du grand talent de l'artiste. Il était simplement dommage qu'il lui ait été demandé d'user de son savoir-faire pour représenter une starlette fort peu vêtue affublée d'un chapeau de sorcière à paillette.

— Suite... Bonne journée...

Pâlichon numéro un nous salua d'un hochement de tête un peu saccadé et nous laissa seuls avec nos valises devant la porte.

Je tournai la tête vers la starlette qui me faisait un clin d'œil entre ses doigts formant le signe V, langue tirée. Quelque chose n'allait pas. Pas du tout.

Les types blancs comme des linges, la vieille de l'accueil... Ils étaient à coups sûrs de la bande de mes tarés de voisins ! Mon intuition de détective me le hurlait depuis notre rencontre avec Pâlichon numéro un.

Petit à petit, tout se mettait en place : le nom de l'hôtel sorti de nulle part que la dame s'était appliquée à traduire, la réservation effectuée par mes voisins... Aucun doute : ils avaient privatisé ce superbe bâtiment, avaient obtenu je ne sais trop comment l'autorisation de décorer les portes à leur sauce et avaient rameuté les copains...

Leur compte en banque était-il donc un gouffre sans fond rempli à ras bord ?

— Danny ?

Enat me regardait avec étonnement. Je me rendis alors compte que j'étais immobile, le badge magnétique à la main, et fixais la starlette avec ce qui pouvait apparaître pour un œil extérieur comme beaucoup trop d'attention.

Je me raclai la gorge et ouvris la porte.

...

Bah, je n'allais pas me plaindre non plus, hein. Ce n'était pas mon genre.

Nous entrâmes dans une pièce qui aurait aisément pu contenir notre rez-de-chaussée. Elle était garnie de canapés à l'apparence moelleuse et de meubles dont la valeur devait dépasser le prix de notre maison toute entière. Une télévision très (très) grand écran se partageait un mur avec des peintures d'artistes célèbres (sans doute... Mais qu'en savais-je, après tout ? Mes connaissances en art étaient aussi développées que mon talent en français).

Erin ne put contenir un hoquet d'émerveillement. Elle se précipita vers l'un des canapés et se laissa tomber dedans tête la première.

— Tes chaussures... m'étranglai-je.

Je n'avais absolument pas les moyens de payer pour faire réparer le moindre dégât. Ou le moindre nettoyage. L'un comme l'autre semblait nécessiter la venue d'un restaurateur du patrimoine...

J'ôtai mes chaussures et soulevai ma valise à bout de bras pour ne pas risquer d'abîmer le parquet lustré.

Ce séjour s'annonçait luxueux, mais beaucoup plus stressant que prévu.

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