Chapitre 3 : Tongs et sombrero

Erin râlait depuis ce matin (depuis la veille, apparemment, mais elle était déjà partie bouder dans sa chambre quand j'étais rentré). Elle nous répétait en boucle qu'elle ne voulait pas y aller, que c'était trop nul, qu'elle avait déjà plein de choses de prévues avec ses amis, qu'on ne pouvait pas l'obliger à nous suivre et qu'à seize ans, elle était parfaitement en droit de décider seule de sa vie.

Quand vint l'heure du départ, elle nous accompagna finalement jusqu'à la voiture en grognant et s'y installa en nous traitant de pires parents du monde. Mais je n'étais pas dupe, j'avais bien repéré le petit sourire en coin qu'elle essayait de nous cacher.

Je regardai Enat dire au revoir à notre abomin... adorable chat Luther, noir comme la nuit, et lui expliquer patiemment que les voisins passeraient pour lui servir de la nourriture et non pour servir de nourriture (vu les regards que ce matou me jetait parfois, je me disais que cette petite précision humoristique n'était pas de trop) et que nous serions de retour dans une semaine. Le matou détourna ses yeux démoniaques et fit volte-face avant de disparaître de l'autre côté du muret.

Enat s'assit sur le siège passager en soupirant et je démarrai.

- Pourquoi on se téléporte pas avec nos bagages au lieu de prendre la voiture ? grogna Erin.

Mon cerveau carbura quelques secondes pour traduire en anglais ce que venait de dire ma fille en langage « Ma sorcière bien-aimée ». Oui, notre adolescente l'utilisait elle aussi pour communiquer avec sa mère. J'étais parfois un peu jaloux de ne pas être inclus dans toutes leurs conversations, mais je trouvais adorable leur relation si fusionnelle.

Qu'est-ce qu'elle reprochait à notre voiture ?

- Tu sais bien que Paris est beaucoup trop loin, répondit Enat en arrangeant ses cheveux à l'aide du petit miroir du pare-soleil.

- Pas jusqu'en France ! s'offusqua Erin. Au moins jusqu'à l'aéroport...

- Allons, c'est beaucoup plus amusant comme ça.

Oh, est-ce qu'elle voulait prendre un taxi ?

- C'est surtout moins cher, intervins-je.

Erin me fixa d'un air incrédule à travers le rétroviseur puis roula des yeux en soupirant.

Ces jeunes n'avaient vraiment pas le sens des économies...

Nous arrivâmes finalement quinze minutes plus tôt que prévu à l'aéroport. Enat usa de ses privilèges d'agente des douanes pour nous donner accès au parking du personnel grâce à son badge et nous sortîmes les bagages du coffre avant de nous diriger vers le terminal.

J'avais rarement pris l'avion auparavant. Une fois ou deux pour aller en Angleterre ou en Écosse en vacances, mais c'était à peu près tout. Je dus donc compter sur Enat pour nous guider à travers le grand hall jusqu'au comptoir des enregistrements, puis à la sûreté.

Je fus le premier de nous trois à poser mes affaires sur le tapis roulant : mon manteau, ma ceinture, ma montre, mon sac du boulot... Je passai ensuite sous le portique qui, bien évidemment, sonna sur mon passage.

Pendant qu'un agent me fouillait, je regardai mes affaires bifurquer sur un autre tapis où les attendait quelqu'un prêt à les examiner, tous gants dehors.

Une fois déclaré en règles, je m'approchai du second agent de sûreté qui me fixait d'un air las et absent. Je retroussai le nez : une étrange odeur d'égout émanait de lui. À moins que ce ne soit de ses longs cheveux gras qui semblaient ne pas avoir été lavés depuis quelques semaines. Ses doigts étaient posés sur mon sac à dos et je me rendis compte que des membranes translucides les liaient entre eux. Je relevai rapidement la tête avant qu'il s'aperçoive que j'avais vu sa malformation.

- Acceptez-vous la fouille de votre bagage ? récita-t-il d'une voix monocorde.

J'acquiesçai promptement et l'observai triturer mes affaires, les yeux dans le vague. Si j'avais planté une bombe sous son nez, je crois bien qu'il ne l'aurait pas remarquée.

Ou peut-être que si, finalement...

Il venait de tirer de mon sac les bouts de papier que les policiers avaient balancés dans mon bureau la veille et me fixait à présent comme si j'avais sorti la pire grossièreté du monde, bouche en rond, sourcils froncés et tout le tintouin.

- Fin' ! Comment vas-tu ? s'exclama alors Enat.

Elle venait de passer le portique sans encombre et se dirigeait vers nous avec un grand sourire.

Le regard de l'agent de sûreté passa de ma femme, à moi, aux bouts de papier et un éclair de compréhension flasha dans ses yeux.

- Oh, fit-il en remettant les talismans là où il les avait trouvés (il ne voulait pas les jeter, plutôt ?). Bonjour, Enat. Tu pars en vacances ?

Mon épouse me prit un bras qu'elle serra contre elle.

- Une semaine à Paris ! s'exclama-t-elle. Danny doit mener une enquête là-bas.

- Ah oui, les revenants... Bah amusez-vous bien, alors. J'imagine.

Ce qu'il venait de dire n'avait absolument aucun sens, mais avant que j'aie pu lui demander de reformuler, Enat avait déjà récupéré mon sac, salué l'agent et me traînait vers Erin qui regardait ailleurs en faisant semblant de ne pas nous connaître.

J'avais bien vu en jetant un œil à nos billets quelle compagnie aérienne mes voisins avaient choisie pour nous conduire à Paris. À vrai dire, ça ne m'avait pas vraiment surpris étant donné la nationalité de ces abrutis, trahis par leur nom imprononçable et leur accent appuyé. Je retins cependant un soupir en découvrant l'Airbus à la livrée tricolore et l'accueil en français de l'hôtesse de l'air. Nous n'avions pas encore quitté le sol irlandais à proprement parler que je me sentais déjà dépaysé. Bon sang, si j'avais aimé cette sensation, j'aurais voyagé un peu plus dans ma vie, non ? Oui, bon, le manque de sous n'y était pas étranger non plus...

Il n'empêche que mes voisins auraient quand même pu faire en sorte qu'Enat, Erin et moi nous retrouvions à côté... J'abandonnai donc ma femme et ma fille au dixième rang pour rejoindre le quatorzième où je m'installai à ma place près de la fenêtre. Au moins, je n'y serais pas dérangé par les allées et venues de mes voisins. Le voyage s'annonçait donc des plus calmes.

Bien entendu, j'avais pensé trop vite.

Je regardais le personnel rentrer les bagages dans l'avion quand un soupir de satisfaction à côté de moi me fit tourner la tête.

Un homme de mon âge environ en chemise hawaïenne, short, tongs, lunettes de soleil et sombrero venait de prendre place sur le siège du milieu de la rangée. Je jetai un nouveau coup d'œil dehors pour vérifier la météo. Peut-être que l'heure matinale m'avait induit en erreur.

Non. Le ciel était gris et chargé, le personnel qui tournait autour de l'avion portait d'épais manteaux, cols relevés pour se protéger du vent glacial et se frottaient les mains pour les réchauffer... Un temps d'automne, quoi. Parfaitement normal pour une fin d'octobre.

Le type étrange m'adressa un grand sourire.

Je tournai une nouvelle fois le regard vers la fenêtre. J'avais déjà côtoyé tellement de barjos dans ma vie que je les reconnaissais sans soucis. À croire que je les attirais...

- Bonjour ! s'écria-t-il malgré mon manque d'intérêt affiché. Vacances ?

- Travail, grommelai-je en réponse.

Oui, son manque de discernement me tapait sur les nerfs, mais je n'allais quand même pas l'ignorer... Mon père m'avait élevé mieux que ça.

- Oh... Moi, je suis en vacances ! Je n'en pouvais plus du boulot, voyez-vous, il fallait vraiment que je souffle...

- Ah bon...

Bavard, en plus... C'était bien ma veine.

C'est alors qu'une hôtesse de l'air arriva à notre niveau et l'interpella :

- Excusez-moi, monsieur, pourriez-vous enlever votre chapeau ? Il gêne votre voisine...

Effectivement, la femme assise côté couloir fusillait tour à tour l'homme et son couvre-chef du regard. Le vacancier s'exécuta sans prendre la peine de s'excuser et se tourna une nouvelle fois vers moi. Notre voisine m'adressa un regard noir. Que croyait-elle ? Que je voyageais avec ce type pas net ? Je l'aurais bien corrigée, mais l'homme reprenait déjà son bavardage.

- L'avion, c'est dépassé... Ça pollue, c'est bruyant...

Ah, il avait au moins une conscience écologiste.

- C'est lent...

À moins que...

- Mais bon, tant que j'étais par là, il fallait bien que j'essaye... De toute façon, rien ne vaut le Klirimex3000 ! Ça, c'est une bonne machine ! Roulage souple, silencieux, suspensions pentalatérales améliorées... Êtes-vous abonné à Vaisseau Mag ?

Je répondis par la négative et regardai à nouveau dehors en soupirant. L'homme en tongs continua à me parler de son magazine de vaisseaux spatiaux sortis de je ne sais quelle série de science-fiction pendant que notre avion se dirigeait tranquillement vers la piste. Si seulement le pilote pouvait appuyer un peu plus sur le champignon, nous serions plus vite arrivés à Paris et je n'aurais à supporter ce type qu'une heure et quarante-quatre minutes au lieu d'une heure et quarante-cinq minutes...

- Mesdames et messieurs, préparez-vous pour le décollage, annonça l'hôtesse de l'air au haut-parleur.

- Décollage... C'est un bien grand mot... Le Klirimex3000, voilà une machine qui fait de vrais décollages ! À peine les réacteurs PIP05 mis en puissance, je m'endors tellement c'est agréable !

Je ne savais pas s'il s'adressait toujours à moi ou non. Mes yeux fixaient résolument le moteur gauche de l'avion qui commençait à rugir. Quelques minutes plus tard, nous étions dans les airs et mon voisin se montrait curieusement silencieux.

Un ronflement sonore suivi d'un grognement exaspéré de la voisine m'apprit que j'aurais la paix quelque temps. Jusqu'à l'atterrissage, avec un peu de chance. Il me faudrait simplement supporter ses barrissements endormis...

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