Chapitre 14 : Pattes de lapin
J'ignore si c'était un coup de chance ou si le résultat aurait été le même quel que soit le côté du tunnel choisi par Léonard, mais après deux ou trois minutes de marche, nous débouchâmes enfin à l'air libre.
Je regardai tout autour de moi et sentis la fatigue m'accabler.
Où est-ce qu'on était, encore ?
De hauts murs en pierre bordaient le chemin des deux côtés et le guidaient droit devant jusqu'à ce que l'obscurité reprenne ses droits sur la lampe torche de Gary.
Comme pour à peu près tout ce qu'il voyait de déroutant dans sa vie, Léonard n'en parut pas surpris le moins du monde et poursuivit sa route en commentant le beau temps pour un mois d'octobre. À ce stade, j'étais épuisé, je grelottais dans mes vêtements trempés et couverts de boue, mon épaule me lançait et j'en avais ma claque. Je voulais juste m'asseoir dans un coin et attendre que quelqu'un vienne m'y chercher.
À contrecœur, je forçai mes jambes à avancer. Je m'imaginai dans mon lit sous la couette et cette pensée se glissa dans mes muscles pour leur redonner un peu de tonus.
Après ce qui me parut une éternité, nous aperçûmes un petit escalier qui montait vers le haut du mur. Léonard nous y mena, tout heureux d'avoir récupéré sa place devant, et gravit les marches avec enthousiasme.
Je l'avoue, quand nous nous retrouvâmes devant un portail fermé à l'aide d'un cadenas, j'eus presque envie de pleurer. Mon lit me manquait, ma femme me manquait, ma fille me manquait. Même mon chat me manquait, c'était dire...
— Notre objectif est désormais de retrouver Bob ! Il ne doit pas se trouver très loin ! déclara Léonard en posant la main sur la poignée du portail.
Bah, s'il le disait... Je n'avais plus l'énergie nécessaire pour réfléchir et de toute façon, ce serait une perte de temps, comme d'habitude. J'attendis donc que le vampire essaye d'ouvrir la porte, la découvre verrouillée et nous propose un autre plan sorti de je ne sais trop quel chapeau pour retrouver les rues de Paris.
— Bien, allons-y messieurs, conclut-il.
Il y eut un claquement sonore et le portail s'ouvrit. Je remerciai intérieurement les agents municipaux qui n'avaient pas remarqué la rouille sur le cadenas et suivis les trois abrutis.
Une moto passa en trombe devant nous, moteur hurlant, et je me rendis compte que nous nous trouvions dans une ville. Était-ce Paris ou notre balade dans les souterrains nous avait-elle conduits hors de la capitale ?
Je traînai une nouvelle fois des pieds à l'arrière du groupe. Je sentais l'agacement s'accumuler en moi, prêt à exploser, quand j'aperçus une bouche de métro.
Dieu merci, nous n'avions pas quitté Paris... Je devais me trouver à quelques stations de mon hôtel, de mon lit douillet et des infusions d'Enat qui m'aideraient à me remettre sur pied.
— Bonsoir messieurs, auriez-vous un peu de temps à nous accorder pour parler de notre Saigneur et Maître Gutulgu ?
J'allais surtout le lui faire bouffer, moi, son Saigneur et Maître Gutulgu !
— Oh, c'est vous, chers amis ! s'écria Léonard en se tournant vers le duo démoniaque. Je vous remercie pour votre aide. Grâce à vous, nous approchons de la conclusion de notre enquête.
Soit ma poisse atteignait à présent des niveaux inégalés, soit ces deux abrutis m'avaient refilé une balise GPS sans que je m'en rende compte.
Je glissai mes mains dans les poches de mon pantalon. Un vieux mouchoir, un briquet (qu'est-ce qu'il fichait là, lui ? Ma dernière cigarette remontait à trois décennies), un ticket de métro et un coupe-ongles (c'était donc là qu'il était !).
— Nous nous retrouvons, messieurs. Il me paraît indéniable que notre Saigneur et Maître Gutulgu vous appelle à vous joindre à notre cause. Une telle insistance est remarquable.
— Nous ne manquerons pas d'y réfléchir, fit Jocelyn.
Dans les poches de ma veste, mes doigts croisèrent les bouts de papier que les policiers avaient balancé dans mon bureau quelques jours plus tôt. Je farfouillai un peu autour et n'y retrouvai qu'une carte de fidélité périmée depuis le mois dernier.
Je ressortis mes mains et aperçus un bout de papier voler. J'étais partagé entre le désir de le ramasser pour éviter de polluer la planète avec une cochonnerie de plus et la honte d'admettre que ce gribouillis était sorti de ma poche.
— Peut-être pourriez-vous nous renseigner sur l'endroit où vous avez obtenu ces splendides pattes de lapin, renchérit Léonard. Aussi notre esprit sera-t-il libre de toute autre forme de questionnement et pourrons-nous nous consacrer entièrement à notre réflexion au sujet de votre proposition.
Zigoto numéro un baissa les yeux sur la patte de lapin qui pendait autour de son cou. Zigoto numéro deux mâchonnait tranquillement la sienne, les yeux perdus dans le vide.
— Quelle idée formidable, en convint le démon. Nous avons rencontré un leprechaun ma foi fort agréable qui nous a vendu ces artefacts extraordinaires. Ils nous apporteront chance et fortune lors de nos recherches.
Parlons un peu de ces pattes de lapin... Les petits coussinets très roses, les petites griffes très blanches et le petit socle en plastique qui faisait le lien entre l'objet et sa chaîne dorée ne laissaient pas l'ombre d'un doute quant à leur facticité. Ça, et la petite étiquette made in Spain qui y était cousue.
Le souvenir d'un canard en caoutchouc et de Sophie la girafe me revint en tête.
Bob, de toute évidence.
— Nous l'avons rencontré alors que nous recrutions des soutiens pour notre campagne dans un petit bar de cette rue, ajouta-t-il en pointant une direction du doigt. Nous allons vous y conduire.
— Je vous remercie, fit Léonard.
Il nous démontra alors sa propre vision du groupe verbal « se faire conduire quelque part » et prit la tête du groupe.
Je me retournai pour voir ce qu'en pensaient nos amis les zigotos et constatai qu'ils jouaient aux mimes de l'autre côté d'un mur invisible. Un petit quelque chose semblait briller par terre. Sans doute mon bout de papier qui était tombé dans une flaque et qui réfléchissait la lumière des réverbères...
— Là ! Le petit bar dont nous parlaient les démons !
— Comme vous êtes intelligent, cher frère ! Comment avez-vous su ?
— La porte est cinq centimètres moins large que les autres et donc plus petite ! Il s'agit bel et bien du "petit bar" !
— Oh !
Suite à ces déductions, Léonard nous conduisit dans l'un des très nombreux pubs de la rue. Bien entendu, les démons cités plus haut ne pouvaient ni confirmer ni infirmer cette conclusion puisqu'ils ne nous avaient pas suivi. D'ailleurs, à part moi, personne ne semblait avoir remarqué leur absence.
À l'intérieur, les gens faisaient des allers-retours entre le comptoir et les petites tables, boissons et portefeuilles à la main. Une fois de plus, l'ambiance générale me rappela la maison et je sentis mon énergie revenir un peu. J'en oubliai presque la douleur qui me lançait dans mon épaule.
— Aha ! s'exclama soudain Léonard.
Il pointait du doigt le dos d'un homme assis à une table. Point notable : ses pieds lévitaient à une bonne vingtaine de centimètres du sol. Il buvait tranquillement une pinte de bière et un verre à moitié vide trônait de l'autre côté de la table.
Vêtu d'un costume vert délavé et d'un chapeau dans les mêmes teintes, son identité ne faisait aucun doute.
— Bob O'Donnell ! s'écria Léonard en s'approchant à grands pas du leprechaun. Nous vous tenons, vermine !
Quelques têtes étonnées se tournèrent dans notre direction et j'essayai de dissimuler mon visage derrière ma main. Ce n'était pas très efficace, je le savais, mais c'était tout ce que j'avais à disposition.
En entendant le vampire, Bob se retourna sans prendre la peine de reposer sa pinte. Il manqua s'étouffer avec sa bière quand ses yeux se posèrent sur nous. Ou sur moi ?
— Mais... T'es encore vivant, toi ? grommela-t-il d'une voix étrangement aiguë entre deux arrachages de poumon.
Je regardai dans mon dos et dus bien admettre que le leprechaun semblait s'adresser à moi.
Me voulait-il vraiment tant de mal que ça ? Il était vrai que notre dernière rencontre avait été accompagnée d'un gros couteau de cuisine dont il avait eu l'air bien décidé à se servir. Du moins je crois. J'avais le cerveau un peu retourné à ce moment-là. Non pas à cause d'une gueule de bois (ça, c'était la veille), mais d'une commotion cérébrale causée par une chaise volante.
Gary tira la chaise en face de Bob, s'y laissa tomber et finit d'une traite le verre abandonné. Il entreprit ensuite de fixer le fond d'un air triste et mélancolique.
Le leprechaun reposa sa pinte et leva les mains en signe de reddition.
— D'accord, d'accord, je capitule.
Il glissa une main dans une poche de sa veste et en sortit quelque chose qu'il balança à Léonard. Ce dernier leva une main et loupa l'objet qui tomba par terre. Jocelyn se pencha en soufflant pour le ramasser entre deux doigts, une moue dégoutée sur le visage.
— Qu'est-ce donc que ceci ? s'enquit Léonard, nez plissé et sourcils froncés.
— Une chemise, annonça Bob en haussant les épaules.
Il nous tourna à nouveau le dos, reprit sa pinte et en avala une autre gorgée.
Je fixai le bout de tissu brunâtre que Jocelyn tenait à bout de bras. Une chemise ? Ça ? Avec beaucoup d'imagination, peut-être. Et pourquoi avait-il ce truc dans sa poche ? Pourquoi nous le donnait-il ?
— Est-ce vraiment tout ce que vous avez à nous confier sur cette affaire, Bob O'Donnell ? gronda Léonard.
Bon, d'accord, si l'on faisait abstraction de la cape et des dents en plastoc, cette réplique lui donnait un petit air classe.
Le nain soupira, plongea une nouvelle fois la main dans sa poche (était-elle aussi profonde que le compte en banque de mes voisins ?) et nous balança autre chose.
— Oh ! s'écria Jocelyn en ramassant cette fois l'objet avec plus d'entrain.
C'était une perruque. À rayures blanches et noires. Un peu comme la barbe de mon policier préféré (bien sûr que c'était de l'ironie, qu'est-ce que vous alliez vous imaginer ?)...
— Vous étiez donc bien le voleur ! conclut Léonard en tendant vers lui un doigt accusateur.
Maintenant que j'y pensais, Honoré ne portait effectivement pas sa fameuse perruque dans les souterrains...
— Disons que je me suis fait un ami qui est plutôt... flexible... en termes de dates de vacances. Je suis donc aller rendre visite à tous ces abrutis. Sans arrière-pensées, bien sûr, ricana-t-il.
Il tourna ses petits yeux méchants vers moi, sourit et je frissonnai. « Sans arrière-pensées » ? Avec un regard pareil ? Décidément, je n'aimais vraiment, vraiment pas ce type. Pas étonnant qu'il ait été choisi par mes cons de voisins pour servir de méchant récurrent dans leurs histoires.
— Bien. Si c'était sans arrière-pensées, alors vous êtes pardonné. Cependant, gardez-vous de recommencer ! décida Léonard.
Bah, cette réponse ne me surprit même pas. Je crois qu'avec ma fatigue, ma lassitude et la douleur dans mon épaule, j'avais passé le cap du « plus rien à fiche ».
L'aîné des vampires conduisit avec enthousiasme notre petit groupe vers la sortie pour « boucler cette affaire ! ».
Je contemplai le comptoir quelques secondes, caressant l'idée d'y commander une bonne bière.
Une voix qui fit remonter en moi des souvenirs de moissonneuse-batteuse et de con à moto me parvint alors.
— Ah bah non, Bob, je t'avais dit de pas toucher à mon verre ! Vous êtes vraiment malpolis à cette époque !
Je pressai le pas à la suite du trio d'abrutis.
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