Extrait 37

Ma hutte se trouvait tout près, sans que je le sache. Le village nègre et le camp des visiteurs étaient si bien séparés et dissimulés par les épineux, que chacun formait un domaine clos, invisible et comme inaccessible à l'autre.

Devant mon perron, je demandai à Bullit :

— Whisky ?

Et sans attendre davantage sa réponse qu'il ne l'avait fait pour moi dans sa maison, j'allai déboucher la bouteille.

Il était près de midi. La lumière toute droite tombait comme une feuille de zinc incandescent contre l'ouverture de la véranda. La terre ne connaissait plus l'ombre des arbres.

Nous buvions en silence, un silence nourri, bienfaisant. Au milieu d'un monde torride qui semblait sur le point de se dissoudre, il y avait deux hommes protégés par le même toit, accablés par la même torpeur, heureux de la même paresse, avec, dans la bouche et le sang, la même douceur de l'alcool. Deux hommes en plein accord physique et qui sentaient leur amitié croître de son propre mouvement.

— Dommage... votre départ si vite... dommage, dit Bullit. (Sa voix était à peine distincte.) Vous ne pouvez vraiment pas rester ?

Je remuai à peine les lèvres pour répondre :

— Impossible... place d'avion retenue.

Bullit soupira :

— Pour une fois que j'avais un visiteur convenable.

Il but ce qui lui restait de whisky et contempla son verre. Je le remplis.

— Les touristes... Vous ne connaissez pas cette espèce, dit Bullit.

Lentement, de gorgée en gorgée, il parla de la dame qui avait besoin de ses bijoux au pied du Kilimandjaro et qui les avait vus, un matin, s'envoler de sa table entre des pattes de singe. Il me raconta les gens qui souffraient parce que les huttes du camp manquaient de frigidaires. Et ceux qui, au contraire, transportaient leur lit dehors par obsession de l'aventure. Et encore ceux qui s'attendaient à trouver dans la Réserve des plates-formes installées sur les arbres d'où l'on pourrait, la nuit, regarder les animaux sous la lumière des projecteurs en buvant du vin de Champagne comme au fameux hôtel Treetops de Nyeri... Et les couples dont les partenaires se donnaient amoureusement des noms d'animaux sauvages.

— Et dire, acheva Bullit, en s'animant un peu, que si l'une de ces personnes, par idiotie, balourdise ou impudente vanité, désobéit au règlement et, à cause de cela même, est attaquée par une noble bête, c'est la bête que les rangers et moi nous avons pour mission de tuer.

— Que feriez-vous donc, demandai-je, si ce n'était pas un devoir?

— Le seul bon côté du devoir est justement de rendre toute question sans objet, dit Bullit.

Je voulais répondre, mais brusquement il me fit signe de me taire. Puis, d'un autre signe, il m'enjoignit de regarder en l'air suivant la direction de son doigt levé. À quelques pas de la véranda, dépassant les branches d'un acacia et comme accrochée à elles, remuait délicatement une tête effilée au museau plat et naïf, semée de taches de couleur havane, avec de petits triangles très droits pour oreilles et des cils longs, épais, voluptueux, d'un noir velouté de houri. Une jeune girafe cherchait avec grâce et prudence sa nourriture parmi les épines. Une autre apparut derrière elle, beaucoup plus grande.

— La mère, dit Bullit dans un souffle.

De celle-ci, on voyait un immense cou moiré qui avait un lent balancement de tige. Elle vint fouiller la cime de l'arbre tout contre la jeune girafe, et la surplomba d'une tête exactement pareille à la première : museau tacheté, oreilles aiguës, cils énormes et qui semblaient fardés. Je contemplai avec émerveillement ce doux monstre bicéphale.

Les têtes superposées se déplacèrent insensiblement de branche en branche et finirent par disparaître.

— Vous voyez comme les bêtes sont confiantes, ici, et heureuses, dit Bullit. Celles-là comptent parmi les plus craintives. Elles viennent pourtant jusqu'aux huttes.

Bullit avait posé son menton sur son poing. Le poing paraissait plus énorme et le menton plus carré. L'alcool qu'il venait de boire multipliait et avivait les stries rouges de ses yeux. Cependant, sur le mufle roux et brutal reposaient une joie lumineuse et la timide espérance de voir un vœu accompli. C'était à peine croyable.

— Drôle de gueule, hein, pour une nounou d'animaux sauvages ? demanda mon compagnon.

— En effet, dis-je, ce n'est pas sous ce jour que l'on présente à Nairobi le grand Bull Bullit.

— Bull Bullit, hein ? dit pesamment le maître du Parc royal.

Son menton s'écrasa davantage sur son poing. Sa figure se ferma.

— Bull Bullit, reprit-il. Je n'avais pas entendu ce surnom depuis longtemps.

— Il est pourtant bien fait pour vous, dis-je.

Mon compagnon releva lentement sa large tête rouge.

— Oh ! je sais, dit-il. Et j'ai fait mon possible pour le rendre fameux... Bull Bullit le braconnier en défenses d'éléphants et cornes de rhinocéros, Bull Bullit le chasseur professionnel, le fusil à gages, l'exterminateur de gros gibier dans des provinces entières.

Je dis :

— À travers l'Afrique orientale, c'est bien votre légende.

— C'est la vérité, dit Bullit.

Il se redressa d'un seul bloc, alla d'un seul pas jusqu'au bord de la véranda et saisit à pleines mains la balustrade. Elle vibra et gémit sous ses doigts.

— Et qu'est-ce que j'y pouvais ? demanda Bullit.

Il s'adressait moins à moi qu'à la clairière, à l'abreuvoir et au Kilimandjaro immobile et livide sous l'immobile et livide lumière.

Il revint s'asseoir à la table et dit :

— Pour m'encourager à l'alphabet, on m'a donné une carabine. Je n'avais pas dix ans que mon père m'emmenait en safari. On m'a bercé, on m'a nourri, on m'a gavé, bon Dieu, d'histoires de chasses et de fusils célèbres. On m'a enseigné à pister les bêtes comme un indigène, à placer une balle entre les deux yeux, juste au défaut de l'épaule, droit au cœur. Et puis, quand j'ai voulu faire métier de ma carabine, mon père, tout à coup, est devenu enragé. Il a exigé, parfaitement, il a exigé de m'envoyer en Angleterre en pension.

Jusque-là, Bullit avait parlé surtout à lui-même. Dès lors, il me prit à témoin.

— Vous pouvez imaginer ça, vous ? Le dortoir, le réfectoire, les classes, les études au lieu des feux de camp, du soleil sur la brousse, des bêtes libres... Je n'avais qu'un parti à prendre et je l'ai pris. J'ai quitté la maison avec ma carabine et des cartouches pour en vivre. Et j'en ai vécu, et même bien vécu.

La voix de Bullit, à ces dernières paroles, avait pris une sourde mélancolie. Il garda le silence, avec sur le visage cette expression de crédulité que prend un vieil homme — mais Bullit n'avait pas quarante ans — lorsqu'il revoit, comme si c'étaient celles d'un autre, les joies et les folies de sa jeunesse.

Il ne m'était pas difficile de suivre dans ses souvenirs mon rude compagnon. Son passé de coureur et d'écumeur de brousse était connu depuis la côte de l'océan Indien jusqu'aux grands lacs d'Afrique. On trouvait toujours, dans les bars de Nairobi, les hôtels de l'Ouganda, les plantations du Tanganyika et du Kivou, des hommes pour vous parler de Bull Bullit à sa grande époque. L'un disait sa force et son endurance ; un autre son incroyable opiniâtreté ; un autre son audace ; un autre encore la sûreté de son flair et de son tir. Chacun appuyait son propos au moins d'un exemple étonnant.

Hardes d'éléphants décimées pour l'ivoire destiné aux trafiquants indiens, troupeaux de buffles massacrés afin de vendre la viande boucanée aux indigènes, fauves abattus pour le prix de leur peau. Missions que le gouvernement donnait à Bullit d'exterminer les bêtes sauvages dans certaines régions qu'elles infestaient. Affûts sans nombre qui délivraient des mangeurs de bétail et d'hommes les villages hantés par la terreur des lions sorciers et des léopards magiques. Années de marches et de guets, de patience et de risques toutes mêlées à la vie animale, à la brousse infinie, aux constellations de la nuit africaine... Voilà les images, me semblait-il, qui devaient passer dans la mémoire de Bullit. J'en fus assuré quand il dit comme en rêve :

— Kihoro se souvient de tout ça.

Le son de sa propre voix le rendit au sentiment du réel et du présent. Mais seulement à demi, car il me demanda :

— Comment est-ce possible ?

Et voyant que je ne comprenais pas ce que sa question supposait, il poursuivit avec impatience :

— C'est pourtant simple. Pour bien tuer les bêtes, il faut les bien connaître. Pour les connaître, il faut les aimer, et plus on les aime et davantage on les tue. C'er même pire que cela en vérité. C'est exactement dans la mesure où on les aime qu'on éprouve le besoin et la joie de les tuer. Et alors, qu'on ait faim ou non, que cela rapporte ou que cela coûte, avec ou sans licence, en terrain permis ou défendu, que l'animal soit dangereux ou sans défense, peu importe. S'il est beau, noble ou charmant, s'il vous touche au plus profond du cœur par sa puissance ou sa grâce, alors on tue, on tue... Pourquoi ?

— Je ne sais pas, dis-je. Peut-être l'instant où vous allez l'abattre est-il le seul où vous pouvez sentir que bête est vraiment à vous.

— Peut-être, dit Bullit en haussant les épaules

Une troupe de gazelles passa au milieu de la clairière, sur le fond du Kilimandjaro. Leurs cornes m minces et rejetées loin en arrière, presque à l'horizontale, avaient la courbure d'une aile.

Bullit les accompagna du regard et dit :

— Aujourd'hui, j'ai l'âme pleine de joie à les voir, simplement à les voir. Mais autrefois, j'aurais choisi la plus grande, la plus légère, avec la plus belle robe, et je ne l'aurais pas manquée.

— C'est votre mariage qui a tout changé ? demandai-je.

— Non, dit Bullit. C'est arrivé avant que je ne rencontre Sybil. Et ça ne peut pas s'expliquer davantage. Un beau jour le coup part et l'animal tombe comme à l'ordinaire. Mais on se rend compte subitement que ça vous laisse indifférent. La joie du sang qui était plus forte que toutes les autres, eh bien, elle n'est plus là. (Bullit promena sa large paume sur la toison rouge qui couvrait son poitrail dénudé.) On continue par habitude jusqu'à un autre jour où l'on ne peut plus continuer. On aime les bêtes pour les voir vivre et non plus pour les faire mourir.

Bullit alla jusqu'au perron, contempla le paysage immense tout imprégné de brume de chaleur.

— Je ne suis pas le seul dans mon cas, dit-il. Les chefs des Parcs royaux sont tous d'anciens chasseurs de métier, tous des tueurs convertis. (Il eut un sourire sans gaieté.) Mais comme j'ai été plus loin qu'eux dans le massacre, je vais aussi plus loin en sens contraire. Question de nature, je pense... Et puis...

Sans achever, Bullit orienta son regard vers le fond de la clairière où la nappe d'eau n'était plus, à cette heure, qu'un terne miroitement. Il me demanda :

— C'est bien de ce côté-là que Patricia est entrée chez les bêtes ?

— C'est bien là, dis-je. Il faut l'avoir vue pour y croire.

— Quand on est innocent à leur égard, les bêtes le savent, dit Bullit.


Joseph Kessel, Le Lion, Première partie, Chapitre 9

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