Extrait 35

Le roi appela les capitaines à un conseil. Eomer envoya des éclaireurs surveiller la route, mais le vieux Ghân hocha la tête.

« Inutile d'envoyer des Cavaliers, dit-il. Les Hommes Sauvages ont déjà vu tout ce qu'on peut voir dans le mauvais air. Ils viendront bientôt me parler ici. »

Les capitaines arrivèrent, et alors sortirent précautionneusement d'entre les arbres d'autres formes biscornues tellement semblables au vieux Ghân que Merry avait peine à les différencier. Ils parlèrent à Ghân en une langue étrangement gutturale.

Ghân se tourna bientôt vers le roi. « Les Hommes Sauvages racontent beaucoup de choses, dit-il. Tout d'abord, soyez prudents. Il y a encore de nombreux hommes qui campent au-delà du Dîn, à une heure de marche par-là il agita le bras en direction de l'ouest, vers les collines noires. Mais on n'en voit pas d'ici aux nouveaux murs des Gens de la Pierre. Beaucoup s'affairent là. Les murs ne se dressent plus : les gorgûn les ont jetés bas avec le tonnerre de terre et avec des massues de fer noir. Ils ne prennent pas garde et ne regardent pas alentour. Ils croient que leurs amis surveillent toutes les routes ! » Sur quoi, le vieux Ghân émit un curieux gargouillement, il sembla qu'il riait.

« Bonnes nouvelles ! s'écria Eomer. Même dans cette obscurité, il y a de nouveau une lueur d'espoir. Les ruses de notre Ennemi nous servent souvent malgré lui. Cette maudite obscurité a été pour nous un manteau. Et maintenant, dans leur soif de détruire Gondor et de n'en plus laisser pierre sur pierre, ses orques m'ont débarrassé de ma plus grande crainte. Le mur extérieur aurait pu être longtemps tenu contre nous. À présent, nous pouvons passer rapidement pour peu que nous arrivions jusque-là. »

« Je vous remercie encore une fois, Ghân-buri-Ghân des bois, dit Théoden. La bonne fortune vous accompagne pour ce qui est de nous informer et de nous guider ! »

« Tuez les gorgûn ! Tuez les orques ! Aucune autre parole ne plaît aux Hommes Sauvages, répondit Ghân. Chassez le mauvais air et l'obscurité avec le fer brillant ! »

« Nous sommes venus de loin pour accomplir ces choses, dit le roi, et nous allons tenter de le faire. Mais ce que nous accomplirons, demain seul le montrera. »

Ghân-buri-Ghân s'accroupit et toucha la terre de son front calleux en signe d'adieu. Puis il se leva comme pour partir. Mais il se tint soudain le regard levé comme un animal des bois alarmé qui flaire un air étrange. Une lueur parut dans ses yeux.

« Le vent tourne », s'écria-t-il, et là-dessus, en un éclair, sembla-t-il, il disparut avec ses compagnons dans les ténèbres, pour n'être plus jamais revu par aucun Cavalier de Rohan. Peu après, les tambours battirent de nouveau faiblement dans le lointain à l'est. Il ne se présenta cependant dans le cœur d'aucun membre de l'armée la crainte d'une déloyauté des Hommes Sauvages en dépit de leur apparence étrange et disgracieuse.

« Nous n'avons pas besoin d'autres directives, dit Elfhelm. Car il y a dans l'armée des cavaliers qui ont été à Mundburg du temps de la paix. À commencer par moi-même. Quand nous arriverons à la route, elle tournera vers le sud, et nous aurons encore sept lieues à parcourir pour atteindre le mur de la région urbaine. Sur presque tout le chemin, il y a beaucoup d'herbe de part et d'autre de la route. C'est sur cette section que les messagers de Gondor comptaient pour atteindre leur maximum de vitesse. Nous pourrons la parcourir vivement et sans faire grand bruit. »

« Dans ce cas, puisque nous devons nous attendre à des événements redoutables et que nous aurons besoin de toute notre force, dit Eomer, je suis d'avis que nous nous reposions maintenant et que nous partions de nuit, notre départ sera ainsi calculé de façon que nous arrivions dans les champs quand demain sera aussi clair qu'il pourra l'être ou quand notre seigneur donnera le signal. »

Le roi acquiesça, et les capitaines s'en furent. Mais Elfhelm ne tarda pas à revenir. « Les éclaireurs n'ont rien constaté au-delà du bois gris, seigneur, dit-il, à part la présence de deux hommes : deux hommes morts et deux chevaux morts. »

« Et alors ? » demanda Eomer.

« Eh bien, voici, seigneur : C'étaient des messagers de Gondor, Hirgon était peut-être l'un d'eux. En tout cas sa main serrait encore la Flèche Rouge, mais sa tête avait été tranchée. Et ceci aussi : Certains signes indiquaient qu'ils fuyaient vers l'ouest quand ils sont tombés. À mon avis, ils avaient trouvé le mur extérieur déjà aux mains de l'ennemi, ou celui-ci l'assaillait au moment de leur retour et cela devait être la nuit avant-dernière, s'ils s'étaient servis des chevaux frais des postes, comme ils avaient accoutumé. N'ayant pu atteindre la Cité, ils auront fait demi-tour. »

« Hélas ! dit Théoden. Dans ce cas, Denethor n'aura eu aucune nouvelle de notre chevauchée, et il désespérera de notre venue. »

« La nécessité ne souffre aucun délai, mais mieux vaut tard que jamais », dit Eomer, et peut-être le vieil adage se révélera-t-il plus véridique que jamais auparavant depuis que les hommes s'expriment par la bouche. »

C'était la nuit. Des deux côtés de la route, l'armée de Rohan faisait mouvement en silence. La route longeant alors la base du Mindolluin tourna vers le sud. Au loin et presque droit devant eux, il y avait une lueur rouge sous le ciel noir, et les bords de la grande montagne se détachaient sur ce fond. Ils approchaient du Ramenas du Pelennor, mais le jour n'était pas encore arrivé.

Le roi chevauchait au milieu de la compagnie de tête, entouré des hommes de sa maison. L'éored d'Elfhelm venait ensuite, et Merry remarqua alors que Dernhelm avait quitté sa place et qu'il s'avançait régulièrement dans l'obscurité, jusqu'au moment où il se trouva juste derrière la garde du roi. Il y eut un arrêt. Merry entendit des voix qui parlaient doucement devant lui. Des estafettes qui s'étaient aventurées presque jusqu'au mur étaient de retour. Elles vinrent auprès du roi.

« Il y a de grands feux, seigneur, dit l'un des hommes. La Cité est tout envahie par les flammes, et le champ est rempli d'ennemis. Mais ils semblent être tous dirigés vers l'assaut. Pour autant qu'on puisse le conjecturer, il en reste peu sur le mur extérieur et ils ne prennent pas garde, tout à leur ouvrage de destruction. »

« Vous rappelez-vous les paroles de l'Homme Sauvage, seigneur ? dit un autre. Je vis, en temps de paix, sur le Plateau découvert, je m'appelle Widfara, et à moi aussi l'air apporte des messages. Le vent tourne déjà. Il vient un souffle du Sud, il y a dedans une saveur de mer, si légère soit-elle. Le matin apportera des nouveautés. Au-dessus de la fumée, ce sera l'aube quand vous passerez le mur. »

« Si vous dites vrai, Widfara, puissiez-vous vivre au-delà de ce jour des années bénies ! » dit Théoden. Il se tourna vers les hommes de sa maison qui se trouvaient près de lui et il leur parla alors d'une voix claire, de sorte que nombre des Cavaliers de la première éored l'entendirent aussi :

« Voici l'heure venue, Cavaliers de la Marche, fils d'Eorl ! Les ennemis et le feu sont devant vous, et vos foyers loin derrière. Mais, bien que vous combattiez sur un champ étranger, la gloire que vous récolterez là sera vôtre à jamais. Vous avez prononcé des serments, remplissez-les maintenant, envers votre seigneur, votre pays et la ligue de l'amitié ! »

Les hommes heurtèrent leurs boucliers de leurs lances.

« Eomer, mon fils ! Tu mènes la première éored, dit Théoden, et elle ira derrière l'étendard du roi, au centre. Elfhelm, menez voir la compagnie à droite quand nous passerons le mur. Et Grimbold mènera la sienne vers la gauche. Que les autres compagnies qui sont derrière suivent ces trois qui commandent, selon l'occasion. Frappez partout où l'ennemi s'assemblera. Nous ne pouvons faire d'autres plans, ne sachant pas encore comment les choses sont sur le terrain. En avant maintenant, et ne craignez aucune obscurité ! »

La compagnie de tête partit aussi vite qu'elle le pouvait, car une profonde obscurité régnait encore, quelque changement que pût prévoir Widfara. Merry chevauchait en croupe de Dernhelm, agrippé de la main gauche tandis qu'il s'efforçait avec l'autre de libérer son épée dans son fourreau. Il ressentait amèrement la vérité de la parole du vieux roi : Que feriez-vous dans une telle bataille, Meriadoc ? « Uniquement ceci, se dit-il : encombrer un cavalier, espérant au mieux de rester dans mon assiette et de ne pas être piétiné à mort par des sabots galopants. » Il n'y avait pas plus d'une lieue jusqu'à l'endroit où se dressaient autrefois les murs extérieurs. Les Cavaliers les atteignirent bientôt trop tôt pour Merry. Des cris sauvages éclatèrent, et il y eut un fracas d'armes, mais il fut bref. Les orques occupés aux murs étaient peu nombreux et stupéfaits, et ils furent vite tués ou chassés. Le roi s'arrêta de nouveau devant la ruine de la porte du nord dans le Ramenas. La première éored se rangea derrière lui et sur chacun de ses côtés. Dernhelm resta tout près du roi, bien que la compagnie d'Elfhelm se trouvât loin sur la droite. Les hommes de Grimbold s'écartèrent et passèrent à une grande brèche dans le mur, plus loin à l'est.

Merry jeta un regard de derrière le dos de Dernhelm. Au loin, à dix milles ou plus peut-être, il y avait un grand incendie, mais entre lui et les Cavaliers flambaient des lignes de feu en un vaste croissant, à moins d'une lieue au point le plus proche. Il ne distinguait guère autre chose dans la plaine sombre, et jusqu'alors il ne voyait toujours aucun espoir de matin et il ne sentait aucun souffle de vent, changé ou non.

L'armée de Rohan s'avança alors en silence dans le champ de Gondor, se déversant avec lenteur mais régularité, comme la marée montante par les brèches d'une digue que les hommes croyaient sûre. Mais la pensée et la volonté du Capitaine Noir étaient tout entières occupées par la chute de la cité, et, pour le moment, aucune nouvelle n'était parvenue jusqu'à lui pour l'avertir d'un accroc dans ses desseins.

Après un moment, le roi mena ses hommes un peu à l'est, de façon à s'interposer entre les feux du siège et les champs extérieurs. Ils n'avaient toujours pas rencontré d'opposition, et Théoden ne donnait toujours pas le signal. Il finit par s'arrêter une fois de plus. La Cité était maintenant proche. Il y avait dans l'air une odeur d'incendie et une véritable ombre de mort. Les chevaux étaient inquiets. Mais le roi se tenait sur Nivacrin, immobile, contemplant l'agonie de Minas Tirith, comme soudain frappé d'angoisse ou de peur. Il semblait se recroqueviller, accouardi par l'âge. Merry lui-même avait l'impression d'un grand poids d'horreur et de doute. Son cœur battait à coups lents. Le temps paraissait suspendu dans l'incertitude. Ils étaient arrivés trop tard ! Trop tard était pire que jamais ! Peut-être Théoden allait-il fléchir, courber sa vieille tête, se retourner et partir furtivement se cacher dans les collines.

Puis soudain Merry le sentit enfin, sans aucun doute : un changement. Le vent soufflait sur son visage ! La lumière entreluisait. Loin, très loin dans le Sud, des nuages se voyaient faiblement, formes grises reculées qui s'élevaient en volutes et dérivaient : Le matin s'étendait au-delà.

Mais au même moment, il y eut un éclair, comme si la foudre avait jailli de la terre sous la Cité. Durant une seconde fracassante, elle se dressa aveuglante au loin en noir et blanc, avec sa plus haute tour semblable à une aiguille scintillante, puis, comme l'obscurité se refermait, vint, roulant par-dessus les champs, un grand grondement.

À ce bruit, la forme courbée du roi se redressa brusquement comme par l'effet d'un ressort. Il parut de nouveau grand et fier, et, debout sur ses étriers, il cria d'une voix forte, si claire qu'aucun de ceux qui étaient là n'en avait jamais entendu de pareille chez un mortel.

Debout, debout, Cavaliers de Théoden !

Des événements terribles s'annoncent : feux et massacres !

La lance sera secouée, le bouclier volera en éclats,

Une journée de l'épée, une journée rouge, avant que le soleil ne se lève !

Au galop maintenant, au galop ! À Gondor !

Là-dessus, il saisit un grand cor des mains de Guthalf, son porte-étendard, et il lança une telle sonnerie que le cor se rompit. Et aussitôt tous les cors de l'armée furent élevés à l'unisson et la sonnerie des cors de Rohan en cette heure fut comme une tempête sur la plaine et le tonnerre dans les montagnes.

Au galop maintenant, au galop ! À Gondor !

Le roi cria soudain un ordre à Nivacrin, et le cheval bondit en avant. Derrière Théoden, son étendard flottait au vent : un cheval blanc sur champ vert, mais il le distançait. Derrière lui, les chevaliers de sa maison galopaient dans un bruit de tonnerre, mais il était toujours en avant. Eomer chevauchait là, la queue de cheval de son casque flottant avec la vitesse, et le front de la première éored mugissait comme les flots déferlant sur la grève, mais Théoden ne pouvait être gagné de vitesse. Il paraissait emporté par la folie, ou la fureur de bataille de ses pères courait comme un nouveau feu dans ses veines, et il était porté par Nivacrin comme un dieu de jadis, voire même comme Oromë le Grand à la bataille de Valar, quand le monde était jeune. Son bouclier d'or, découvert, brillait telle une image du Soleil, et l'herbe flamboyait de vert autour des pieds blancs de son coursier. Car le matin se levait, le matin et un vent venu de la mer, les ténèbres se dispersèrent, les hommes de Mordor gémirent, et la terreur s'empara d'eux, ils s'enfuirent, et moururent, et les sabots de la colère passèrent sur eux. Alors toute l'armée de Rohan éclata en chants, les hommes chantaient tout en massacrant, car la joie de la bataille était en eux, et le son de leur chant, qui était beau et terrible, parvint jusqu'à la Cité.


J.R.R Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, Le Retour du Roi, Livre V, Chapitre 5 : La Chevauchée des Rohirrim

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