Extrait 23
SCÈNE IX
Entre rapidement Caligula.
CALIGULA
Pardonnez-moi, mais les affaires de l'État, elles aussi, sont pressantes. Intendant, tu feras fermer les greniers publics. Je viens de signer le décret. Tu le trouveras dans la chambre.
L'INTENDANT
Mais...
CALIGULA
Demain, il y aura famine.
L'INTENDANT.
Mais le peuple va gronder.
CALIGULA, avec force et précision.
Je dis qu'il y aura famine demain. Tout le monde connaît la famine, c'est un fléau. Demain, il y aura fléau... et j'arrêterai le fléau quand il me plaira. (Il explique aux autres.) Après tout, je n'ai pas tellement de façons de prouver que je suis libre. On est toujours libre aux dépens de quelqu'un. C'est ennuyeux, mais c'est normal. (Avec un coup d'œil vers Mucius.) Appliquez cette pensée à la jalousie et vous verrez. (Songeur.) Tout de même, comme c'est laid d'être jaloux ! Souffrir par vanité et par imagination ! Voir sa femme...
Mucius serre les poings et ouvre la bouche.
Très vite.
Mangeons, Messieurs. Savez-vous que nous travaillons ferme avec Hélicon ? Nous mettons au point un petit traité de l'exécution dont vous nous donnerez des nouvelles.
HÉLICON
À supposer qu'on vous demande votre avis.
CALIGULA
Soyons généreux, Hélicon ! Découvrons-leur nos petits secrets. Allez, section III, paragraphe premier.
HÉLICON, se lève et récite mécaniquement.
« L'exécution soulage et délivre. Elle est universelle, fortifiante et juste dans ses applications comme dans ses intentions. On meurt parce qu'on est coupable. On est coupable parce qu'on est sujet de Caligula. Or, tout le monde est sujet de Caligula. Donc, tout le monde est coupable. D'où il ressort que tout le monde meurt. C'est une question de temps et de patience. »
CALIGULA, riant.
Qu'en pensez-vous ? La patience, hein, voilà une trouvaille ! Voulez-vous que je vous dise : c'est ce que j'admire le plus en vous. Maintenant, Messieurs, vous pouvez disposer. Cherea n'a plus besoin de vous. Cependant, que Caesonia reste ! Et Lepidus et Octavius ! Mereia aussi. Je voudrais discuter avec vous de l'organisation de ma maison publique. Elle me donne de gros soucis.
Les autres sortent lentement. Caligula suit Mucius des yeux.
SCÈNE X
CHEREA
À tes ordres, Caïus. Qu'est-ce qui ne va pas ? Le personnel est-il mauvais ?
CALIGULA
Non, mais les recettes ne sont pas bonnes.
MEREIA
Il faut augmenter les tarifs.
CALIGULA
Mereia, tu viens de perdre une occasion de te taire. Étant donné ton âge, ces questions ne t'intéressent pas et je ne te demande pas ton avis.
MEREIA
Alors, pourquoi m'as-tu fait rester ?
CALIGULA
Parce que, tout à l'heure, j'aurai besoin d'un avis sans passion.
Mereia s'écarte.
CHEREA
Si je puis, Caïus, en parler avec passion, je dirai qu'il ne faut pas toucher aux tarifs.
CALIGULA
Naturellement, voyons. Mais il faut nous rattraper sur le chiffre d'affaires. Et j'ai déjà expliqué mon plan à Caesonia qui va vous l'exposer. Moi, j'ai trop bu de vin et je commence à avoir sommeil.
Il s'étend et ferme les yeux.
CAESONIA
C'est fort simple. Caligula crée une nouvelle décoration.
CHEREA
Je ne vois pas le rapport.
CAESONIA
Il y est, pourtant. Cette distinction constituera l'ordre du Héros civique. Elle récompensera ceux des citoyens qui auront le plus fréquenté la maison publique de Caligula.
CHEREA
C'est lumineux.
CAESONIA
Je le crois. J'oubliais de dire que la récompense est décernée chaque mois, après vérification des bons d'entrée ; le citoyen qui n'a pas obtenu de décoration au bout de douze mois est exilé ou exécuté.
TROISIÈME PATRICIEN
Pourquoi « ou exécuté » ?
CAESONIA
Parce que Caligula dit que cela n'a aucune importance. L'essentiel est qu'il puisse choisir.
CHEREA
Bravo. Le Trésor public est aujourd'hui renfloué.
HÉLICON
Et toujours de façon très morale, remarquez-le bien. Il vaut mieux, après tout, taxer le vice que rançonner la vertu comme on le fait dans les sociétés républicaines.
Caligula ouvre les yeux à demi et regarde le vieux Mereia qui, à l'écart, sort un petit flacon et en boit une gorgée.
CALIGULA, toujours couché.
Que bois-tu, Mereia ?
MEREIA
C'est pour mon asthme, Caïus.
CALIGULA, allant vers lui en écartant les autres et lui flairant la bouche.
Non, c'est un contrepoison.
MEREIA
Mais non, Caïus. Tu veux rire. J'étouffe dans la nuit et je me soigne depuis fort longtemps déjà.
CALIGULA
Ainsi, tu as peur d'être empoisonné ?
MEREIA
Mon asthme...
CALIGULA
Non. Appelons les choses par leur nom : tu crains que je ne t'empoisonne. Tu me soupçonnes. Tu m'épies.
MEREIA
Mais non, par tous les dieux !
CALIGULA
Tu me suspectes. En quelque sorte, tu te défies de moi.
MEREIA
Caïus !
CALIGULA, rudement.
Réponds-moi. (Mathématique.) Si tu prends un contrepoison, tu me prêtes par conséquent l'intention de t'empoisonner.
MEREIA
Oui... je veux dire... non.
CALIGULA
Et dès l'instant où tu crois que j'ai pris la décision de t'empoisonner, tu fais ce qu'il faut pour t'opposer à cette volonté.
Silence. Dès le début de la scène, Caesonia et Cherea ont gagné le fond. Seul, Lepidus suit le dialogue d'un air angoissé.
De plus en plus précis.
Cela fait deux crimes, et une alternative dont tu ne sortiras pas : ou bien je ne voulais pas te faire mourir et tu me suspectes injustement, moi, ton empereur. Ou bien je le voulais, et toi, insecte, tu t'opposes à mes projets. (Un temps. Caligula contemple le vieillard avec satisfaction.) Hein, Mereia, que dis-tu de cette logique ?
MEREIA
Elle est..., elle est rigoureuse, Caïus. Mais elle ne s'applique pas au cas.
CALIGULA
Et, troisième crime, tu me prends pour un imbécile. Écoute-moi bien. De ces trois crimes, un seul est honorable pour toi, le second - parce que dès l'instant où tu me prêtes une décision et la contrecarres, cela implique une révolte chez toi. Tu es un meneur d'hommes, un révolutionnaire. Cela est bien. (Tristement.) Je t'aime beaucoup, Mereia. C'est pourquoi tu seras condamné pour ton second crime et non pour les autres. Tu vas mourir virilement, pour t'être révolté.
Pendant tout ce discours, Mereia se rapetisse peu à peu sur son siège.
Ne me remercie pas. C'est tout naturel. Tiens. (Il lui tend une fiole et aimablement.) Bois ce poison.
Mereia, secoué de sanglots, refuse de la tête.
S'impatientant.
Allons, allons.
Mereia tente alors de s'enfuir. Mais Caligula, d'un bond sauvage, l'atteint au milieu de la scène, le jette sur un siège bas et, après une lutte de quelques instants, lui enfonce la fiole entre les dents et la brise à coups de poing. Après quelques soubresauts, le visage plein d'eau et de sang, Mereia meurt.
Caligula se relève et s'essuie machinalement les mains.
À Caesonia, lui donnant un fragment de la fiole de Mereia.
Qu'est-ce que c'est ? Un contrepoison ?
CAESONIA, avec calme.
Non, Caligula. C'est un remède contre l'asthme.
CALIGULA, regardant Mereia, après un silence.
Cela ne fait rien. Cela revient au même. Un peu plus tôt, un peu plus tard...
Il sort brusquement, d'un air affairé, en s'essuyant toujours les mains.
Albert Camus, Caligula, Acte deuxième, scènes IX et X
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