Extrait 16

George, mélancoliquement, regardait l'eau. Le soleil lui avait rougi le bord des yeux. Il dit, furieux :

— Nous aurions pu tout aussi bien rouler jusqu'au ranch, si ce salaud de conducteur avait su ce qu'il disait. « Vous avez plus qu'un petit bout de chemin à faire sur la grand-route, qu'il disait, plus qu'un petit bout de chemin. » Bon Dieu, près de quatre milles, c'est ça qu'il y avait. Seulement, la vérité, c'est qu'il n'voulait pas s'arrêter à la grille du ranch. Bien trop feignant pour ça. J'me demande s'il n'croit pas au-dessous de lui de s'arrêter à Soledad. Il nous fout dehors, et puis il dit : Plus qu'un petit bout de chemin sur la grand-route ! J'parie qu'il y avait plus de quatre milles. Il fait bougrement chaud.

Lennie le regardait timidement.

— George ?

— Oui, qué que tu veux ?

— Où c'est-il qu'on va, George ?

D'une secousse le petit homme rabattit le bord de son chapeau et jeta sur Lennie un regard menaçant.

— Alors, t'as déjà oublié ça, hein ? Il va falloir encore que je te le redise ? Nom de Dieu, ce que tu peux être con tout de même !

— J'ai oublié, dit Lennie doucement. J'ai essayé d'pas oublier. Vrai de vrai, j'ai essayé, George.

— C'est bon, c'est bon. J'vais te l'redire : J'ai rien à faire. Autant passer mon temps à te dire les choses, et puis tu les oublies, et puis faut que je te les redise.

— J'ai essayé et essayé, dit Lennie, seulement ça a servi de rien. J'me rappelle les lapins, George.

— Fous-moi la paix avec tes lapins. Y a que ça que tu peux te rappeler, les lapins. Allons ! Maintenant, écoute, et, cette fois, tâche de te rappeler pour qu'on ait pas des embêtements. Tu te rappelles quand t'étais assis sur le bord du trottoir, dans Howard Street, et que tu regardais ce tableau noir ?

Un sourire ravi éclaira le visage de Lennie.

— Pour sûr, George, que j'me rappelle ça... mais... qu'est-ce qu'on a fait après ? J'me rappelle qu'il y a des femmes qu'ont passé et que t'as dit... t'as dit...

— T'occupe pas de ce que j'ai dit. Tu te rappelles que nous sommes allés chez Murray and Ready, et qu'on nous y a donné des cartes de travail et des billets d'autobus ?

— Oui, bien sûr, George, je m'rappelle ça, maintenant.

Ses mains disparurent brusquement dans les poches de côté de sa veste.

Il dit doucement :

— George... J'ai pas la mienne. J'dois l'avoir perdue.

Désespéré, il regardait par terre.

— Tu l'as jamais eue, bougre de couillon. Je les ai toutes les deux ici. Tu te figures que j'te laisserais porter ta carte de travail ?

Lennie fit une grimace de soulagement.

— Je... je croyais que j'l'avais mise dans ma poche.

Sa main disparut de nouveau dans sa poche.

George lui jeta un regard aigu.

— Qu'est-ce que tu viens de tirer de cette poche ?

— Y a rien dans ma poche, dit Lennie, avec astuce.

— Je l'sais bien. Tu l'as dans ta main. Qu'est-ce que t'as dans la main, que tu caches ?

— J'ai rien, George. Bien vrai.

— Allons, donne-moi ça.

Lennie tenait sa main fermée aussi loin que possible de George.

— C'est rien qu'une souris, George.

— Une souris ? Une souris vivante ?

— Euh... Rien qu'une souris morte, George. J'l'ai pas tuée. Vrai ! J'l'ai trouvée. J'l'ai trouvée morte.

— Donne-la-moi ! dit George.

— Oh ! laisse-la-moi, George.

Donne-la-moi !

La main fermée de Lennie obéit lentement. George prit la souris et la lança de l'autre côté de la rivière, dans les broussailles.

— Qu'est-ce que tu peux bien faire d'une souris morte ?

— J'pouvais la caresser avec mon pouce pendant qu'on marchait, dit Lennie.

— Ben, tu te dispenseras de caresser des souris quand tu marches avec moi. Tu te rappelles où on va maintenant ?

Lennie eut l'air étonné, puis confus ; il se cacha la figure sur les genoux.

— J'ai encore oublié.

— Nom de Dieu ! dit George avec résignation. Eh bien, écoute, nous allons travailler dans un ranch comme celui d'où nous venons, dans le Nord.

— Dans le Nord ?

— À Weed.

— Oh ! oui. Je m'rappelle. À Weed.

— Ce ranch où nous allons est là, tout près, à environ un quart de mille. On va entrer voir le patron. Maintenant, écoute... Je lui donnerai nos cartes de travail, mais tu ne diras pas un mot. Tu resteras là sans rien dire. S'il s'aperçoit combien que t'es idiot, il nous embauchera pas, mais s'il te voit travailler avant de t'entendre parler, ça ira. T'as compris ?

— Pour sûr, George, pour sûr, que j'ai compris.

— C'est bon. Alors, quand on ira trouver le patron, qu'est-ce que tu feras ?

— Je... je... — Lennie réfléchissait. Son visage se tendait sous l'effort de la pensée. — Je... j'dirai rien. J'resterai là, comme ça.

— Bravo. C'est très bien. Répète ça deux ou trois fois pour être sûr de pas l'oublier.

Lennie murmura en lui-même doucement :

— J'dirai rien... J'dirai rien... J'dirai rien.

— Bon, dit George. Et puis, tu tâcheras aussi d'pas faire des vilaines choses comme t'as fait à Weed.

Lennie avait l'air étonné :

— Comme j'ai fait à Weed ?

— Oh ! t'as donc oublié ça aussi, hein ? Ben, j'te le rappellerai pas, de peur que tu le fasses encore.

Une lueur d'intelligence apparut sur le visage de Lennie.

— On nous a chassés de Weed, dit-il dans une explosion de triomphe.

— On nous a chassés, j't'en fous, dit George avec dégoût. C'est nous qui nous sommes sauvés. On nous a cherchés, mais on ne nous a pas trouvés.

Lennie ricana joyeusement.

— Ça, j'l'ai pas oublié, j't'assure.

George s'allongea sur le sable et mit ses mains sous sa tête, et Lennie l'imita, levant la tête pour voir s'il faisait bien les choses comme il fallait.

— Bon Dieu, tu peux dire que t'es dérangeant, dit George. Si j't'avais pas à mes trousses, j'pourrais me débrouiller si bien, et si facilement. J'pourrais avoir une vie si facile, et avoir une femme, peut-être bien.

Lennie resta un moment étendu, tranquille ; puis, il dit, plein d'espoir :

— On va travailler dans un ranch, George.

— Très bien. T'as compris ça. Mais nous allons dormir ici, parce que j'ai mes raisons.

Le jour tombait vite maintenant. Seul, le sommet des monts Gabilan flambait encore aux rayons du soleil qui avait quitté la vallée. Un serpent ondula dans l'eau, la tête dressée comme un petit périscope. Les roseaux s'agitaient faiblement au fil du courant. Au loin, vers la grand-route, un homme cria quelque chose, et un autre homme lui répondit. Les branches des sycomores frémirent sous une brise légère qui s'éteignit immédiatement.

— George, pourquoi qu'on n'va pas au ranch pour chercher à souper ? On donne à souper dans le ranch.

George roula sur le côté.

— Pas la moindre raison pour toi. Moi je m'plais ici. Demain, on ira travailler. J'ai vu des machines à battre en venant. Ce qui prouve qu'il faudra charrier des sacs de grains, se faire péter les boyaux. Cette nuit, j'vais rester ici-même, couché sur le dos. J'aime ça.

Lennie se mit à genoux et regarda George.

— Alors, on n'va pas manger ?

— Si, bien sûr, si tu vas m'chercher du bois mort. J'ai trois boîtes de haricots dans mon ballot. Prépare le feu. J'te donnerai une allumette quand t'auras amassé le bois. Ensuite, on fera cuire les haricots et on dînera.

Lennie dit :

— Les haricots, j'les aime avec du coulis de tomates.

— Oui, ben on n'en a pas de coulis de tomates. Va chercher du bois. Et puis, ne va pas vadrouiller. Il va faire noir dans pas longtemps.

Lennie se remit debout lourdement et disparut dans les fourrés. George resta étendu où il était et sifflota doucement en lui-même. Dans la direction que Lennie avait prise des bruits d'éclaboussement sortirent de la rivière. George s'arrêta de siffler et écouta.

— Pauvre bougre, dit-il doucement, et il se remit à siffler.

Bientôt Lennie revint à travers les broussailles. Il ne portait qu'un petit morceau de saule dans la main. George se mit sur son séant.

— Ça va, dit-il brusquement, donne-moi cette souris !

Lennie se livra à une pantomime d'innocence compliquée.

— Quelle souris, George ? J'ai pas d'souris.

George tendit la main.

— Allons, donne-la-moi. Faut pas me la faire.

Lennie hésita, recula, jeta un regard éperdu vers la ligne des fourrés, comme s'il songeait à recouvrer sa liberté en s'enfuyant. George lui dit froidement :

— Tu vas me donner cette souris, ou bien c'est-il que tu veux mon poing sur la gueule ?

— Te donner quoi, George ?

— Tu le sais foutre bien. Je veux cette souris.

À contrecœur, Lennie chercha dans sa poche. Sa voix chevrota légèrement.

— J'sais pas pourquoi j'peux pas la garder. Elle n'est à personne, cette souris. J'l'ai pas volée. J'l'ai trouvée morte sur le bord de la route.

La main de George restait impérieusement tendue. Lentement, comme un terrier qui ne veut pas rapporter la balle à son maître, Lennie s'approcha, recula, s'approcha encore.

George fit claquer sèchement ses doigts, et à ce bruit, Lennie lui mit la souris dans la main.

— J'faisais rien de mal avec elle, George. J'faisais rien que la caresser.

George se leva et jeta la souris aussi loin qu'il put dans l'ombre des fourrés, puis il s'approcha de l'eau et se lava les mains.

— Bougre d'idiot. Tu pensais que j'verrais pas que t'avais les pieds mouillés, là où que t'as traversé la rivière pour aller la chercher ?

Il entendit Lennie pleurnicher et il se retourna vivement.

— V'là que tu brailles comme un bébé ! Nom de Dieu ! Un grand gars comme toi !

La lèvre de Lennie tremblotait, et il avait les yeux pleins de larmes.

— Oh ! Lennie !

George posa la main sur l'épaule de Lennie.

— Je l'ai pas prise pour être méchant. Cette souris est pas fraîche, Lennie, et en plus, tu l'as toute abîmée à force de la caresser. T'as qu'à trouver une autre souris, une fraîche, et j'te permettrai de la garder un petit peu.

Lennie s'assit par terre et baissa la tête tristement.

— J'sais pas où il y en a, des souris. J'me rappelle une dame qui m'en donnait... toutes celles qu'elle attrapait. Mais cette dame n'est pas là.

George se moqua.

— Une dame, hein ? Tu te rappelles même pas qui c'était, cette dame. C'était ta propre tante Clara. Et elle a cessé de te les donner. Tu les tuais toujours.

Lennie le regarda tristement.

— Elles étaient si petites, dit-il pour s'excuser. J'les caressais, et puis bientôt, elles me mordaient les doigts, alors, je leur pressais un peu la tête, et puis elles étaient mortes... parce qu'elles étaient si petites. George, j'voudrais bien qu'on les ait bientôt, les lapins. Ils n'sont pas si petits.

— Fous-moi la paix avec tes lapins. On n'peut même pas te confier des souris vivantes. Ta tante Clara t'a donné une souris en caoutchouc, mais t'en as jamais fait de cas.

— Elle était pas agréable à caresser, dit Lennie.

Les feux du crépuscule s'élevaient au-dessus du sommet des montagnes, et l'obscurité tombait dans la vallée. Sous les saules et les sycomores, les ténèbres étaient presque complètes. Une grosse carpe monta à la surface de l'eau, prit une gorgée d'air, puis se renfonça mystérieusement dans l'eau noire, laissant des cercles s'élargir sur l'eau. Au-dessus d'eux, les feuilles recommencèrent à frémir, et des houppettes de graines de saules s'envolèrent et allèrent se poser à la surface de l'eau.

— Et ce bois, tu vas aller le chercher ? demanda George. Y en a toute une pile derrière ce sycomore. Des débris d'inondation. Va le chercher.

Lennie passa derrière l'arbre et rapporta une brassée de rameaux et de feuilles mortes. Il les jeta en tas sur le monceau de vieilles cendres et il retourna en chercher davantage. La nuit était presque venue. Des ailes de tourterelle sifflèrent au-dessus de l'eau. George s'approcha du tas de bois et alluma les feuilles sèches. La flamme crépita parmi les brindilles et s'étendit. George défit son ballot et en sortit trois boîtes de haricots en conserve. Il les mit debout autour du feu, tout près de la braise, mais sans toutefois qu'elles touchassent la flamme.

— Y a des haricots pour quatre hommes là-dedans, dit George.

De l'autre côté du feu, Lennie l'observait. Il dit patiemment.

— Moi j'les aime avec du coulis de tomates.

— Eh bien, on n'en a pas, dit George avec colère. T'as toujours envie de ce qu'on n'a pas. Bon Dieu, si j'étais seul, ce que la vie serait facile ! J'pourrais me trouver un emploi et travailler. J'aurais pas d'embêtements. Pas la moindre difficulté, et, à la fin du mois, j'pourrais prendre mes cinquante dollars, et m'en aller faire ce que je voudrais en ville. Même, que j'pourrais passer toute la nuit au claque. J'pourrais manger où je voudrais, à l'hôtel ou ailleurs, et commander tout ce qui me viendrait à l'idée. Et je pourrais faire ça tous les mois. M'acheter un gallon de whiskey, ou ben aller dans un café jouer aux cartes ou faire un billard.

Lennie s'agenouilla et, par-dessus le feu, observa la colère de George. Et la terreur lui crispait le visage.

— Et qu'est-ce que j'ai ? continua George furieusement. J'ai toi ! Tu n'peux pas garder un métier, et tu me fais perdre toutes les places que je trouve. Tu passes ton temps à me faire balader d'un bout du pays à l'autre. Et c'est pas encore ça le pire. Tu t'attires des histoires. Tu fais des conneries, et puis il faut que je te tire d'affaire.

Sa voix s'élevait, était presque un cri.

— Bougre de loufoque ! Avec toi, j'sors pas du pétrin.

Il se mit alors à parler comme font les petites filles quand elles s'imitent les unes les autres.

— J'voulais rien que lui toucher sa robe à cette fille... j'voulais rien que la caresser comme si c'était une souris... Comment foutre voulais-tu qu'elle sache que tu voulais rien que lui toucher sa robe ? Elle fait un bond en arrière, et tu te cramponnes à elle comme si c'était une souris. Elle gueule, et puis il faut que nous restions cachés toute la journée dans un fossé d'irrigation avec un tas de types à nos trousses. Et puis après, il a fallu se faufiler dans le noir et quitter le pays. Et tout le temps quelque chose comme ça... tout le temps. Si seulement j'pouvais te foutre dans une cage avec un million de souris et te laisser t'amuser à ton aise.

Sa colère tomba brusquement. Par-dessus le feu, il regarda la figure angoissée de Lennie, puis, honteux, il baissa les yeux vers les flammes.

Il faisait assez noir maintenant, mais le feu éclairait les troncs des arbres et les branches qui formaient voûte au-dessus d'eux. Lennie rampa lentement et prudemment autour du feu jusqu'à ce qu'il fût tout près de George. Il s'accroupit sur ses talons. George tourna les boîtes de conserve afin de présenter l'autre côté au feu. Il affectait de ne pas s'apercevoir que Lennie était si près de lui.

— George ! très doucement.

Pas de réponse.

— George !

— Qu'est-ce que tu veux ?

— C'était pour rire, George. J'en veux pas de coulis de tomates. J'mangerais pas d'coulis de tomates même si j'en avais ici, à côté de moi.

— Si y en avait ici, tu pourrais en avoir.

— Mais je n'en mangerais pas, George. Je le laisserais tout pour toi. Tu pourrais en couvrir tous tes haricots. Moi, j'y toucherais point.


John Steinbeck, Des souris et des hommes, Chapitre I

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