Extrait 15

Personnages du dialogue : Socrate, Criton


SOCRATE

- Que viens-tu faire ici à cette heure, Criton ? N'est-ce pas encore bien matin ?

CRITON

Si.

SOCRATE

Quelle heure est-il au juste ?

CRITON

Le jour va paraître.

SOCRATE

Je m'étonne que le gardien de la prison ait consenti à t'ouvrir.

CRITON

C'est qu'il me connaît bien, Socrate, pour m'avoir vu souvent ici. D'ailleurs il m'a quelque obligation.

SOCRATE

Viens-tu d'arriver ou es-tu là depuis longtemps ?

CRITON

Depuis assez longtemps.

SOCRATE

Alors pourquoi ne m'as-tu pas éveillé tout de suite, au lieu de rester assis près de moi sans rien dire ?

CRITON

Par Zeus, Socrate, je m'en suis bien gardé ; car moi non plus je n'aurais pas voulu être si tôt éveillé et livré au chagrin. Mais, vraiment, je t'admire, toi, depuis un bon moment, en voyant comme tu dors bien, et c'est à dessein que je ne t'éveillais pas, pour te laisser passer ton temps le plus agréablement possible. Auparavant déjà, dans tout le cours de ta vie, j'ai apprécié souvent ton égalité d'humeur, mais jamais autant que dans le malheur présent, en voyant la facilité et la douceur avec lesquelles tu le supportes.

SOCRATE

C'est qu'il me siérait mal, à mon âge, Criton, de me révolter, parce qu'il me faut mourir.

CRITON

On en voit d'autres, Socrate, aussi âgés que toi, qui, en butte à de tels malheurs, ne laissent pas, malgré leur âge, de se révolter contre leur sort.

SOCRATE

C'est vrai. Mais enfin pourquoi es-tu venu de si bonne heure ?

CRITON

Pour t'apporter, Socrate, une nouvelle fâcheuse et accablante, non pas pour toi, je le vois, mais pour moi et pour tous tes amis, la plus fâcheuse et la plus accablante, je crois, que je puisse jamais supporter.

SOCRATE

Quelle est cette nouvelle ? Est-ce que le vaisseau au retour duquel je dois mourir est arrivé de Dèlos ?

CRITON

Non, il n'est pas arrivé, mais je crois qu'il arrivera aujourd'hui, d'après ce que rapportent des gens qui sont venus de Sounion et qui l'ont laissé là. Il est clair d'après leur rapport qu'il arrivera aujourd'hui et ainsi ce sera demain, Socrate, qu'il te faudra quitter la vie.

SOCRATE

- Eh bien, Criton, à la bonne fortune ! Si telle est la volonté des dieux, qu'il en soit ainsi. Cependant je ne crois pas qu'il arrive aujourd'hui.

CRITON

Sur quoi fondes-tu cette conjecture ?

SOCRATE

Je vais te le dire. C'est que je dois mourir le lendemain du jour où le vaisseau sera revenu.

CRITON

C'est en effet ce que disent ceux de qui cela dépend.

SOCRATE

C'est pourquoi je ne pense pas qu'il arrive en ce jour qui vient, mais demain. Je le conjecture d'un songe que j'ai eu tout à l'heure, cette nuit, et il se peut que tu aies bien fait de ne pas m'éveiller.

CRITON

Quel était donc ce songe ?

SOCRATE

J'ai cru voir venir à moi une femme belle et majestueuse, vêtue de blanc, qui m'appelait et me disait : « Socrate, tu arriveras dans trois jours dans la fertile Phthie. »

CRITON

Il est étrange, ton songe, Socrate.

SOCRATE

Il est clair, au contraire, Criton, si je ne me trompe.

CRITON

- Il ne l'est que trop, je pense. Mais une dernière fois, merveilleux Socrate, écoute-moi et sauve ta vie. Car pour moi, ta mort entraînera plus d'un malheur : outre que je serai privé d'un ami comme il est sûr que je n'en retrouverai jamais, beaucoup de gens qui nous connaissent mal, toi et moi, croiront que j'aurais pu te sauver, si j'avais consenti à payer pour cela, mais que je ne m'en suis pas soucié. Or, peut-il y avoir de réputation plus honteuse que de passer pour être plus attaché à l'argent qu'à ses amis ? La plupart des gens ne croiront pas que c'est toi qui as refusé de sortir d'ici, en dépit de nos instances.

SOCRATE

Mais pourquoi, bienheureux Criton, nous mettrions nous tant en peine de l'opinion du vulgaire ? Les gens les plus sensés, dont le jugement doit nous préoccuper davantage, ne douteront pas que les choses ne se soient passées comme elles se seront passées réellement.

CRITON

Tu vois pourtant bien, Socrate, qu'il faut s'inquiéter de l'opinion du grand nombre. Ce qui arrive à présent fait assez voir que le grand nombre est capable non seulement de faire du mal, mais je puis dire le plus grand mal, quand il est prévenu par la calomnie.

SOCRATE

Plût aux dieux, Criton, que ces gens-là fussent capables de faire les plus grands maux, afin qu'ils le fussent aussi de faire les plus grands biens ! Mais en réalité ils ne peuvent ni l'un ni l'autre, car ils ne sont pas capables de rendre un homme sage ni insensé ; et ce qu'ils font est l'effet du hasard.

CRITON

- Admettons qu'il en soit ainsi ; mais réponds à ma question, Socrate. Ne serait-ce pas l'intérêt que tu me portes, à moi et à tes autres amis, qui te retient ? Crains-tu que, si tu t'échappes d'ici, les sycophantes ne nous causent des ennuis pour t'avoir fait évader, et que nous ne soyons forcés de sacrifier toute notre fortune ou beaucoup d'argent et de subir encore quelque autre peine ? Si tu as quelque crainte de ce genre, rejette-la ; car c'est notre devoir à nous de courir, pour te sauver, ce risque-là, et un plus grave encore, s'il est nécessaire. Allons, écoute-moi et ne me dis pas non.

SOCRATE

Oui, Criton, c'est votre intérêt qui m'arrête, et d'autres raisons encore.

CRITON

Rassure-toi donc là-dessus ; car on ne demande pas beaucoup d'argent pour te sauver et te tirer d'ici. Et puis, ne vois-tu pas qu'on peut acheter à bon marché ces sycophantes et qu'il ne faudrait pas beaucoup d'argent pour leur fermer la bouche ? Tu peux disposer de ma fortune : elle suffira, j'espère. D'ailleurs, si, par intérêt pour moi, tu ne crois pas devoir dépenser mon argent, il y a ici des étrangers qui sont prêts à dépenser le leur. L'un d'eux a justement apporté pour cela une somme suffisante : c'est Simmias de Thèbes. Cébès aussi se met à ta disposition, et beaucoup d'autres. Donc, je te le répète, ne va pas, pour des craintes de ce genre, renoncer à te sauver et ne crois pas, comme tu le disais dans le tribunal, que ta situation serait difficile, parce que, sorti d'ici, tu ne saurais plus que devenir. À l'étranger aussi, partout où tu iras, tu seras bien accueilli, et, si tu veux aller en Thessalie, j'ai là des hôtes qui sauront t'apprécier et qui assureront ta sécurité de manière que tu ne sois molesté par aucun Thessalien.

- Il y a plus, Socrate. Il me semble que tu vas commettre une faute, en te livrant toi-même, quand tu peux te sauver et que tu cours au-devant de ce que tes ennemis pourraient souhaiter et qu'ils ont en effet souhaité dans leur impatience de te perdre. Ce n'est pas tout, et j'estime, moi, que tu trahis aussi tes fils, que, pouvant les élever et les instruire parfaitement, tu te dérobes et les abandonnes, et qu'en ce qui dépend de toi, tu t'en remets de leur conduite au hasard. Ils seront naturellement en butte aux maux qui attendent d'ordinaire les orphelins. Il faut, ou bien ne pas avoir d'enfants, ou bien peiner avec eux pour les nourrir et les instruire ; mais toi, tu me parais choisir le parti du moindre effort, alors que c'est le parti que prennent les gens honnêtes et courageux qu'il faudrait choisir, surtout lorsqu'on fait profession de cultiver la vertu pendant toute sa vie. Aussi je rougis pour toi et pour tes amis : j'ai peur qu'on n'impute à notre lâcheté tout ce qui t'arrive, et l'introduction du procès devant la cour, alors qu'on pouvait l'éviter, et la façon dont le débat lui-même a été conduit, et enfin ce dénouement dérisoire qui fait croire que, par mollesse et lâcheté, nous n'avons pas pris garde à ton procès, puisque nous ne t'avons pas sauvé et que tu ne t'es pas sauvé toi-même, quand c'était certainement possible, pour peu que nous t'eussions soutenu. Vois donc, Socrate, s'il n'y a pas là, sans parler du mal qui t'attend, quelque chose de honteux pour toi comme pour nous. Allons, réfléchis, ou plutôt ce n'est plus le moment de réfléchir, tu dois avoir réfléchi, et tu n'as qu'un parti à choisir, car il faut que tout soit exécuté la nuit prochaine. Si nous attendons encore, il ne sera plus possible de rien faire. Il le faut absolument, Socrate, écoute-moi, et fais ce que je te dis.

SOCRATE

- Ah ! mon cher Criton, ton zèle aurait bien du prix à mes yeux, s'il s'accordait avec le devoir ; sinon, plus il est ardent, plus il est fâcheux. Il nous faut donc examiner si nous devons faire ce que tu proposes, ou non ; car ce n'est pas d'aujourd'hui, c'est de tout temps que j'ai pour principe de n'écouter en moi qu'une seule voix, celle de la raison, qui, à l'examen, me semble la meilleure. Les arguments que j'ai soutenus jusqu'ici, je ne puis les rejeter parce qu'il m'est arrivé malheur ; ils m'apparaissent au contraire sensiblement identiques et j'ai pour eux le même respect et la même déférence qu'auparavant. Si donc nous n'avons rien de mieux à dire dans le cas présent, sache bien que je ne te céderai pas, quand même la multitude toute-puissante multiplierait ses épouvantails, pour nous effrayer comme des enfants, et nous menacerait d'emprisonnements, de supplices, de confiscations. Comment donc faire cet examen le mieux possible ? N'est-ce pas en reprenant tout d'abord l'idée que tu exprimais sur les opinions des hommes ? Avions-nous raison ou tort de dire, chaque fois que nous en avons parlé, qu'il y a des opinions dont il faut tenir compte et d'autres, non ? Ou bien cette idée était-elle juste avant ma condamnation à mort, tandis qu'à présent nous voyons avec la clarté de l'évidence que nous l'avons émise au hasard et pour parler, mais qu'en réalité, c'était simple amusement et bavardage ? Je voudrais donc examiner avec toi, Criton, si elle me paraîtra changée avec ma situation, ou la même qu'auparavant, et si nous y renoncerons ou nous réglerons sur elle. Or voici à peu près, si j'ai bonne mémoire, ce que disaient en chaque entretien les gens sérieux. Ils disaient, comme je viens de l'affirmer moi-même, que, parmi les opinions que professent les hommes, il en est dont il faut tenir grand compte, et d'autres non. Au nom des dieux, Criton, cela ne te semble-t-il pas bien dit ? Car toi, autant qu'on peut prévoir les choses humaines, tu n'es pas en danger de mourir demain, et tu n'as pas l'esprit troublé par la présence du malheur. Examine donc. Ne trouves-tu pas que l'on a de justes raisons de dire qu'il ne faut pas avoir égard à toutes les opinions des hommes, mais qu'il faut avoir égard aux unes, aux autres non, et qu'il ne faut pas non plus respecter celles de tous les hommes, mais seulement celles des uns, non celles des autres. Qu'en dis-tu ? Cela n'est-il pas bien dit ?

CRITON

Si fait.

SOCRATE

Ne sont-ce pas les bonnes qu'il faut révérer, non les mauvaises ?

CRITON

Si.

SOCRATE

Et les bonnes ne sont-elles pas celles des gens sensés, les mauvaises celles des fous ?

CRITON

Sans doute.

SOCRATE

- Voyons maintenant comment on a établi ce principe. Un homme qui s'exerce à la gymnastique et qui en fait son étude prête-t-il attention à l'éloge, à la critique, à l'opinion du premier venu, ou de celui-là seul qui est son médecin ou son pédotribe ?

CRITON

De celui-là seul.

SOCRATE

C'est donc de celui-là seul qu'il doit craindre la critique et apprécier l'éloge, sans s'inquiéter du grand nombre.

CRITON

Évidemment oui.

SOCRATE

Il devra donc agir, s'exercer, manger et boire comme en décidera l'homme unique qui le dirige et qui est compétent, plutôt que de suivre l'avis de tous les autres ensemble.

CRITON

C'est incontestable.

SOCRATE

Voilà qui est entendu. Mais s'il désobéit à cet homme unique, s'il dédaigne son opinion et ses éloges pour suivre les avis de la foule incompétente, n'en éprouvera-t-il aucun mal ?

CRITON

Certainement si.

SOCRATE

Mais quel mal ? Sur quoi se portera-t-il ? sur quelle partie de l'individu désobéissant ?

CRITON

Sur son corps, évidemment ; car c'est son corps qu'il ruine.

SOCRATE

Bien dit ; mais, pour ne pas passer tout en revue, Criton, n'en est-il pas ainsi du reste ? et, en particulier, quand il s'agit du juste et de l'injuste, du laid et du beau, du bien et du mal, dont nous délibérons à présent, est-ce l'opinion du grand nombre que nous devons suivre et craindre, ou celle du seul juge compétent, s'il en est un ? Et ce juge unique, ne devons-nous pas le respecter et le craindre plus que tous les autres ensemble ? Car si nous ne lui obéissons pas, nous corromprons et gâterons ce qui, comme nous le disions, s'améliore par la justice et se perd par l'injustice. Ou faut-il croire que tout cela n'est rien ?

CRITON

Je suis de ton avis là-dessus, Socrate.

SOCRATE

- Or donc, si nous ruinons ce qui s'améliore par la santé et se gâte par la maladie, pour obéir à l'opinion des gens incompétents, pourrons-nous vivre avec cette partie gâtée ? Et cette partie, c'est le corps, n'est-ce pas ?

CRITON

Oui.

SOCRATE

Or, pouvons-nous vivre avec un corps mauvais et gâté ?

CRITON

Non, assurément.

SOCRATE

Le pouvons-nous donc si nous avons ruiné ce que l'injustice dégrade et que la justice fortifie ? ou bien regardons-nous comme inférieure au corps cette partie de nous-mêmes à laquelle se rapportent l'injustice et la justice ?

CRITON

Non, certes.

SOCRATE

N'est-elle pas plus précieuse ?

CRITON

Beaucoup plus.

SOCRATE

Il ne faut donc pas, mon excellent Criton, nous mettre si fort en peine de ce que la multitude dira de nous, mais bien de ce que l'homme compétent sur le juste et l'injuste, notre seul juge, et la vérité même en pourront dire. Ainsi tu engages mal la discussion, en avançant d'abord que nous devons nous inquiéter de l'opinion de la foule sur le juste, le beau, le bien et leurs contraires. On pourra nous dire, il est vrai, que la foule est capable de nous faire périr.

CRITON

Évidemment, Socrate, on nous le dira.

SOCRATE

C'est vrai. Mais pour moi, étonnant Criton, le principe que nous avons établi me paraît toujours avoir la même valeur qu'avant. Considère aussi cet autre principe, que le plus important n'est pas de vivre, mais de bien vivre, et vois s'il subsiste toujours ou non pour nous.


Platon, Criton ou Du Devoir

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