Chapitre 1.2 : Astrid

– Bon, j'imagine que tu ne veux rien me dire. Soit, fais comme tu veux. Mais ne viens pas te plaindre une fois adulte en disant que j'avais raison.

Astrid comprit instantanément que la discussion était close.

Elle prit précipitamment son sac puis s'empressa de sortir de la salle sans se faire prier.

Madame Zalie pouvait bien être également sa professeure principale, elle ne voulait pas discuter avec elle. Ni avec personne d'autre, d'ailleurs. Même Amy ne la comprendrait jamais.

Elle était seule. Seule dans ce monde où personne ne semblait la comprendre vraiment. Mais au fond, se comprenait-elle elle-même ? Tellement de choses se mélangeaient dans sa tête. Ses idées révolutionnaires, son refus total de vivre dans la société, son avenir incertain, ses rêves inatteignables...

Astrid était perdue face à elle-même.

Complètement seule.

En sortant, la jeune fille remarqua Amy sur son téléphone qui l'attendait. Cette dernière releva alors la tête en entendant la porte s'ouvrir puis sourit en voyant se dessiner la silhouette de son amie, qui referma la porte derrière elle avec fracas. Elle crut entendre sa professeure râler quelque chose, mais elle n'en était pas certaine, et Astrid ne voulait aucunement rouvrir pour vérifier. Elle était certes insolente, mais elle avait tout de même quelques limites.

– Alors, ça s'est bien passé ? Je n'ai pas entendu crier... Enfin, jusqu'à maintenant. Donc j'imagine que ça va... Un peu ?

Astrid devait faire une tête de trois mètres de long, car Amy s'empressa d'ajouter, sur le ton le plus doux du monde :

– Ou pas du tout, tout compte fait.

– Si tu veux tellement savoir, je n'ai pas ouvert la bouche une seule fois, répondit-elle froidement après qu'elles se soient suffisamment éloignées pour ne plus se faire entendre par leur professeure.

Astrid se dirigea vers le premier escalier qu'elle put trouver. Elle n'avait plus qu'une hâte : sortir de ce lycée miteux et rentrer chez elle, au calme, pour peaufiner son dessin ! De toute façon, les cours étaient finis pour la journée en ce qui les concernaient. Elles pouvaient donc quitter l'établissement en toute liberté.

Voyant que son amie se dirigeait incontestablement vers la sortie du bahut, Amy fronça les sourcils. Astrid avait passé un sacré bout de temps dans la salle, et les horaires d'ouverture du portail étaient assez strictes depuis quelques temps...

Quelle heure était-il, déjà ? Amy alluma son portable puis jeta un rapide coup d'œil à l'horloge numérique. Quinze heures vingt-deux...

– Hum... Astrid ? admonesta-t-elle tandis qu'elle descendait prudemment une première marche.

– Quoi encore ?

– On pourra pas sortir.

Astrid s'arrêta net en plein milieu des escaliers puis adressa un regard empli à la fois d'incompréhension et de colère à sa meilleure amie. Elles avaient terminé, alors pourquoi ne pouvaient-elles pas sortir de ce foutu lycée ? Astrid se retenait de ne pas lui sauter dessus pour l'étrangler et ainsi la supplier de lui donner la raison pour laquelle elles ne pouvaient pas quitter l'établissement. Elle ne supportait pas quand sa meilleure amie faisait autant durer le suspense !

Pour toute réponse, Amy lui montra l'heure qu'il était en levant à portée de ses yeux son portable. Astrid soupira puis reprit sa route un peu plus lentement, maintenant qu'elle se savait coincée ici pour le reste de l'heure. Tout ça à cause de cette minable prof !

Depuis quelques temps, les élèves avaient interdiction de sortir en dehors des heures indiquées par la vie scolaire, par mesure de « sécurité » comme ils aimaient bien dire. Ce qui voulait dire que les meilleures amies allaient devoir attendre un petit moment avant de partir. Comme s'il risquait de se passer quoique ce soit dans cette petite partie de la France où il n'arrivait jamais rien.

Astrid poussa la porte menant à l'extérieur et les odeurs printanières virent lui agresser les narines. Sans rien indiquer sur ses intentions, elle se dirigea vers le réfectoire, ne pensant même plus à Amy qui la suivait sans rien dire. Là-bas se trouvait un amphithéâtre où elle s'installait souvent pour être au calme, car il s'agissait de l'endroit le plus éloigné du reste du campus, et peu d'élèves aimaient s'aventurer aussi loin, notamment à cette heure-ci.

Une fois la butte permettant d'accéder à l'amphithéâtre de pierres montée, Astrid jeta son sac au sol sans même réfléchir à son contenu, puis s'assit sur les marches les plus froides, celles se trouvant à l'ombre de hauts cyprès verts.

Amy en fit de même, bien que plus délicatement.

Astrid sortit de son sac en silence une paire d'écouteurs puis enclencha sa musique, l'une des rares choses qui parvenait à la calmer. Elle prit de quoi dessiner puis reprit son croquis. Dessiner l'apaisait et l'aidait ainsi à se sentir plus sereine, et l'effet doublait en étant couplé à la musique. Chacun possédait sa propre méthode pour se détendre. Certains respiraient calmement, d'autres lisaient, d'autres encore se contentaient de laisser libre court à leur imagination en écrivant – ou en dessinant comme Astrid. Mais du moment que le résultat était le même, la méthode importait peu.

À côté d'elle, sa meilleure amie la regardait faire, sans rien dire. Astrid ne l'entendrait pas si elle se décidait à lui adresser la parole, de toute façon, bien qu'elle avait tout un tas de reproches qui bouillait dans le creux de sa gorge et qui n'attendait plus qu'une chose : éclater ! Mais Amy savait se montrer particulièrement calme quant il s'agissait d'Astrid, aussi préféra-t-elle ne rien engager sur le moment, en attendant que son amie se soit calmée d'elle-même.

Amy trouvait vraiment les talents d'Astrid extraordinaires. Comment pouvait-elle créer de toutes pièces et avec tous ces détails un personnage ? D'autant plus qu'elle trouvait que celui-ci surpassait largement tous ceux qu'elle avait pu faire jusqu'à présent !

Cependant, Amy reconnut rapidement le dessin en question. Il s'agissait de celui qu'Astrid s'amusait à dessiner en cours au lieu d'écouter. Elle devait d'ailleurs lui dire quelque chose concernant ce qu'il venait de se passer durant l'heure.

Amy se doutait bien que la brune avait dû avoir un conversation du même style avec leur enseignante, mais la blondinette savait également que sa meilleure amie n'était pas du genre à écouter les adultes avec sérieux. Peut-être qui si c'était elle qui lui remettait les pendules à l'heure, elle serait plus à même de se remettre en question plus sérieusement ?

Amy eut alors l'idée de lui arracher son dessin des mains, histoire de faire en sorte que son amie l'écoute, un petit peu à la manière de Madame Zalie un peu plus tôt, ce qu'elle ne se gêna pas de faire. C'était l'unique moyen pour attirer son attention. Et cela sembla marcher, puisque son amie protesta vivement, s'énervant comme jamais elle ne l'avait vu jusqu'à présent.

– Amy, rends-moi mon dessin ! ordonna Astrid sur un ton qui se voulait réellement sévère, les sourcils froncés de colère.

– Pas avant que tu aies répondu à mes questions.

Arracher des mains le dessin d'un artiste était incontestablement la pire idée qui soit. Amy avait de la chance d'être son amie, sinon, Astrid aurait très bien pu lui sauter dessus pour lui réclamer son dû. Elle s'était contenue de toutes ses forces lorsque sa professeure d'anglais le lui avait enlevé un peu plus tôt, et la jeune fille n'appréciait guère qu'on lui refasse le coup une fois encore.

Astrid soupira de nouveau, se passant deux mains exaspérées sur le visage, dans l'espoir de retrouver son calme. Que pouvait-elle faire d'autre, de toute façon ? La blonde avait son dessin en otage, elle pouvait ainsi capter toute son attention. A son plus grand malheur.

Astrid rangea à contre-coeur son crayon à papier dans sa trousse, éteignit sa musique puis enleva ses écouteurs avec des gestes brusques témoignant son humeur passablement irascible. Elle plongea ensuite son regard noir dans celui vert de sa meilleure amie, qui la fixait avec de grands yeux inquiets. Astrid détestait cela, être prise en pitié.

La jeune fille connaissait assez bien Amy pour savoir à l'avance de quoi elle voulait lui parler. Astrid pouvait affirmer qu'elle n'allait certainement pas aimer cette conversation. Une fois de plus. Cela n'arrêtait pas, ces derniers jours.

– Tu devrais vraiment te concentrer sur les cours, conseilla Amy, qui essayait de paraître la plus gentille possible.

– A quoi ça peut bien me servir ? questionna Astrid en haussant les épaules de manière nonchalante.

– Pour ton avenir, bordel !

Voir Amy s'énerver aussi rapidement la mit fortement mal à l'aise. Jamais, depuis qu'elles se côtoyaient, sa meilleure amie n'avait fait preuve d'une telle impartialité, et encore moins employé un mot aussi vulgaire !

Astrid préféra déplacer son regard vers le bâtiment d'en face, celui qui servait de cantine aux lycéens, le trouvant étrangement plus attrayant, tout à coup.

Elle n'aimait pas se disputer ainsi avec sa meilleure amie. La brune n'appréciait vraiment pas d'avoir ce style de conversation avec Amy. Ni avec qui que ce soit d'autre, d'ailleurs.

– Je suis désolée, s'excusa sincèrement Amy, qui prenait le mutisme de la brune très personnellement. Je ne voulais pas te vexer, ni te faire peur, et encore moins du mal. Mais c'est juste que... Je ne sais plus quoi faire pour te venir en aide, c'est tout.

Pour dire la vérité, Astrid ne savait pas quoi faire de son futur, et ne savait pas non plus comment en discuter avec Amy. Elle ne se voyait tout simplement pas adulte. Ça l'effrayait, tout ça. Trouver du travail, payer des factures, avoir des responsabilités. De plus, de nos jours, on ne travaillait plus pour « vivre convenablement » mais pour « survivre ». C'était une des choses qu'Astrid trouvait le plus cruel dans ce monde, dans cette société où tout était régit par l'argent. Tu n'en as pas ? Alors tu ne mérites pas de vivre. Tu en as ? Tu es mon meilleur ami pour la vie ! C'était un petit peu cela, le concept. Tellement répugnant et inhumain. Les valeurs n'existaient plus.

– Tu sais au moins ce que tu veux faire plus tard ? reprit Amy en se penchant légèrement vers l'avant pour obtenir ne serait-ce que l'esquisse d'une expression faciale chez son interlocutrice.

La voilà. La question qui fâchait. Le blanc. Un mur. Des réflexions.

Astrid venait de repartir sur ses nombreuses questions sur son avenir, et son visage ne trahissait malheureusement aucune émotion. Seule sa mâchoire serrée fit office de réponse pour Amy, qui s'en contenta en soupirant doucement.

En vérité, Astrid y avait déjà réfléchi, et maintes fois déjà. Toujours les mêmes questions qui se répétaient en boucle comme la bobine d'un film : comment allait-elle s'en sortir après le lycée ? allait-elle continuer ses études ? allait-elle tout plaquer ? mais dans les deux cas, pour quoi faire ?

Le futur était une chose à la fois tellement incertaine et effrayante... Surtout lorsqu'on ne parvenait pas à se l'imaginer, même vaguement. C'était comme marcher sur un long, très long chemin de terre sans savoir où l'on se rendait exactement, ni dans quel but, et que le sentier n'avait aucun point d'arrivée, ou bien se terminait par un précipice sans fond.

Encore aujourd'hui je me pose cette question. J'ignore toujours quoi faire de ma vie. Enfin, je devrais plutôt dire que je ne sais plus comment vivre.

Depuis que nous nous sommes perdus de vue, je ne fais qu'errer inlassablement dans ce qui s'appelle « la vraie vie ». C'est pourtant le monde où je suis née. Mais je ne m'y sens étrangement pas à ma place. Le seul endroit que je pouvais qualifier de « chez-moi » était près de toi, près de vous tous.

Mais je suis seule désormais. Seule avec mes interminables questions sur ma vie future. Je suis totalement perdue. Encore plus que je ne l'étais à l'époque, avant de tous vous rencontrer. Quand j'étais là-bas, avec vous, avec toi, je ne me posais pas autant de questions. Enfin, si. Mais ce n'étaient pas exactement les mêmes. Dans votre monde, tout était tellement plus simple... Il y avait toujours quelqu'un pour me guider, comme une sorte de mode d'emploi. Mais ici... Rien. Mon monde n'est que néant et êtres sans-cœurs.

Si seulement. Si seulement tu étais là. Je serais peut-être un peu plus sûre de moi. Autant que là-bas, près de toi...

– Astrid ! S'il te plaît, réponds-moi au moins !

Astrid ravala sa salive. Elle ne voulait pas embêter Amy avec ses problèmes, et elle trouvait que son amie avait déjà fait preuve d'assez de patience la concernant. Aussi décida-t-elle de ne pas tout lui dévoiler sur le fond de sa pensée, mais juste de quoi la satisfaire :

– Je ne sais pas quoi faire, répondit-elle brusquement, accentuant sur chaque syllabe. C'est bon, t'es contente ?

Amy ne répondit pas, sans doute surprise par l'élan d'agressivité de son amie. Sans doute profondément ahurie, la jeune fille cala son dos contre le muret de pierres derrière elle. La blondinette laissa ses jambes flotter doucement dans le vide, avant de se mettre elle aussi à regarder dans le vague, pensive à son tour.

– Tu devrais te décider rapidement, lui conseilla-t-elle timidement, au bout de quelques secondes. La fin d'année arrive très bientôt et tu sais qu'ils vont nous demander ce que nous voulons faire plus tard.

« Dans ce cas, je répondrai que je ne sais pas. Que je ne veux pas de notre société. Que je veux vivre selon mes propres règles », pensa Astrid, mais ces pensées n'atteignirent malheureusement pas le chemin jusqu'à ses cordes vocales.

Elle préféra se taire. Comme bien trop souvent.

– Bon, tu peux me rendre mon dessin maintenant ? demanda Astrid avec une once d'agacement dans le ton de sa voix.

Pour une artiste comme elle, être séparée de son chef-d'œuvre bien trop longtemps était la pire des sensations.

Amy soupira puis lui tendit la feuille sans aucune forme de résistance. Astrid le reprit en affichant un sourire crispé, qui voulait sans aucun doute dire « merci ». Elle laissa ensuite son regard divaguer vers le jeune homme fait de crayon, qui lui renvoyait cette fois-ci un regard empli de compassion.

Astrid l'avait dessiné dans une sorte de position de combat. Il tenait une lourde épée dans sa main droite et fixait droit devant lui, l'air confiant. Son visage affichait un air satisfait. Mais pourquoi ? Pourquoi son visage ne lui était-il pas inconnu ? Est-ce qu'elle l'avait déjà vu quelque part ? Mais où ? Et quand ? Était-il important pour elle ?

Impossible de se souvenir. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, Astrid n'arrivait pas à s'en rappeler. Quelque part, cela la frustrait un petit peu. Imaginons que lui se souvenait d'elle, que devait-il penser la concernant ? Il devait certainement lui en vouloir de ne plus se rappeler de lui.

Soudain, une lumière des plus aveuglantes vint la couper dans ses réflexions. Astrid papillonna des yeux un bref instant dans l'espoir de récupérer petit à petit sa vue. Une fois celle-ci revenue, elle examina attentivement la raison de ce flash.

En face d'elles se trouvait un garçon un peu moins âgé que les deux jeunes filles, mais qui était horriblement mal habillé. Le jeune garçon portait un col roulé vert délavé – étrange au vu de la saison de plus en plus chaude –, un pantalon en pattes d'éléphants marron ainsi que des sandales de même couleur. Ses cheveux roux désordonnés et gras tombaient sur ses énormes yeux verts dont émanaient une sorte de lueur perturbante. Il tenait son appareil photo au-dessus de sa poitrine et souriait de toutes ses dents, dévoilant ainsi son appareil dentaire répugnant. Un bout de salade était resté coincé entre une bague et l'une de ses incisives. On ne remarquait que cela !

Astrid frissonna de dégoût. Ce type la mettait si mal à l'aise ! Lorsqu'on savait pourquoi, on comprenait mieux...

– Encore toi Pot-de-Colle ?! s'écria-t-elle, ne supportant plus sa présence. Tu veux bien arrêter de prendre tout le temps des photos de nous ?!

– C'est pour l'album du lycée, se justifia le lycéen de sa drôle de voix qui n'avait pas encore terminé de muer.

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