Chapitre 1 - Le début et la fin (5)
Au poids du métal, le corps du Singe pouvait déjà se monnayer à bon prix au marché noir. Ses crimes servaient à réparer la machine, laquelle était utilisée à son tour pour les commettre, comme dans une boucle sans fin. Pour son malheur, Alyss faisait partie pour lui de cette boucle infernale. Ses bras portaient encore les stigmates blanchis de brûlures. Jouer à torturer ses victimes était ce que le Singe aimait le plus. Mais depuis que l'adolescente avait reçu le surnom de la Rêveuse, ces simples cicatrices étaient devenues bien futiles : tous lui crachaient dessus désormais, ou bien l'évitaient. Inutile, bonne à rien. Voilà ce qu'elle était devenue du jour au lendemain : une paria.
Si la violence des adultes était atténuée par l'aura que dégageaient ses parents, et qui la protégeait dans une certaine mesure, un type comme le Singe n'en avait cure. Tout le monde lui fichait une paix royale. Pas de plainte, pas de poursuite. Car chacun lui devait un service. Pour l'un, un objet rare dégoté on ne voulait savoir où ni comment, pour l'autre, un mauvais voisin terrorisé pour longtemps. Sa débrouillardise, à défaut d'un laissez-passer pour les hauteurs du tell, lui offrait un droit à l'impunité. Et le jeune délinquant en profitait pour se servir grassement au passage. L'amertume gagna Alyss. La dernière fois qu'ils l'avaient chopée, lui et ses copains, ils avaient découpé ses vêtements au couteau, l'écorchant à loisir. Les estafilades les plus profondes avaient même nécessité quelques points de suture. Alyss s'était retrouvée presque nue au milieu de la rue, un jour de marché. Le Singe avait alors pointé son couteau vers le ciel et exhorté la foule à rire, tel un roi commandant à ses sujets. Et le Ghetto avait ri.
Alyss savait que, si jamais le Singe l'attrapait encore, ce serait bien pire. Car cela pouvait toujours être pire. Le silence était retombé, étouffant. La jeune fille tendit l'oreille. Plus rien. Ses harceleurs s'étaient éloignés, et avec eux leurs imitations de rongeurs en rut. Le temps s'égrenait avec lenteur, fidèle et impassible. L'ombre de la Zone 3 se faisait désormais plus longue, et avec elle se prolongeait l'angoisse des sévices promis par le Singe et son suiveur. Alyss n'aimait pas cela. Ses narines étroites palpitaient comme celles d'une bête traquée. Ce qu'elle était, au demeurant. Un vulgaire quartier de viande jeté en pâture à des animaux plus féroces qu'elle. De véritables prédateurs.
Ce qu'Alyss ne savait pas, c'était que si le Singe était devenu le Singe, c'était au prix de tourments similaires. Né trois années plus tôt au niveau 11, il n'avait pas eu besoin de sortir de chez lui pour apprendre à devenir un dur. Dehors, dans la rue, c'était la liberté. La belle vie, quoi ! Ses premières réparations, il les devait à son père. Ce dernier avait la main leste et la lame facile. Le Singe avait alors compensé sa faible carrure par une certaine ingéniosité. Ce n'était pas très difficile, en fait, vu le nombre de débiles qui grouillaient dans le Ghetto. La plupart de ses congénères n'étaient bons qu'à dire « oui » à tout ce qui était gueulé plus fort. L'adolescent avait donc passé l'épreuve de la Révélation haut la main et gagné ses galons de cerveau retors. Même s'il en voulait encore à son père, il était très fier de ce qu'il était devenu : un prince parmi les mendiants. Sa cour était constituée de la somme de ses débiteurs, sa garde rapprochée de gamins des rues. Plus influençables. Son palais restait néanmoins une cabane faite de terre et de planches, à peine améliorée par une connexion au Réseau. Et par la présence à long terme d'un relié endetté jusqu'à l'os pour la faire fonctionner. Son père lui foutait désormais une paix royale. Surtout depuis qu'il avait succombé à une surprise mortelle que son fils lui-même lui avait concoctée. À l'évocation de ce dernier souvenir, le Singe sourit.
Plusieurs heures passèrent. Alyss resongea alors à sa vision. Elle était déjà bien au-delà de ces moments et lieux qui lui étaient apparus. Un soupçon d'espoir naquit alors : celui de pouvoir rentrer chez elle en un seul morceau. Peut-être que ceux qui la chassaient avaient enfin renoncé. Une brise légère s'engouffra dans la venelle, annonçant la fin de l'après-midi. Pendant son attente, Alyss avait eu le temps de bien réfléchir. Avec sa carrure de souris, elle n'aurait eu aucune chance de s'en tirer. Et ce n'était pas avec le canif qui pendait à sa ceinture qu'elle aurait pu se défendre contre ses agresseurs. Au mieux, sa lame de dînette se serait cassée, au pire elle aurait été retournée contre elle. Ses parents lui avaient souvent répété que courir très vite et savoir bien se cacher étaient les deux piliers de la survie lorsqu'on était née fille. Alyss avait récité cet enseignement tel un mantra et l'avait appliqué à la lettre. Ses yeux s'étant habitués à la pénombre, elle étudia soigneusement les murs de l'impasse. Ils se rejoignaient en un angle aigu et semblaient offrir des prises valables. Les débris des caisses derrière lesquelles elle s'était cachée pourraient également servir d'appui. Elle allait s'enfuir par les toits.
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