Chapitre 2

Elle avait ainsi erré, dans le noir complet, sans aucun point de repère, sans la moindre lumière. Comme si elle errait dans le cosmos, l'infini...

Puis Amina avait rêvé. Ses souvenirs étaient revenus en masse. Des souvenirs qu'elle croyait oubliés, ensevelis sous une masse de vaines espérences. Elle avait revu son père, sur son joli bateau de pêche qui lui souriait, lui montrant un gros rouget, fier de l'équipe qu'ils formaient, elle et lui. Puis s'étaient enchaînées des scènes similaires, joyeuses, insouciantes. Sa mère lui apprenant à coudre, son père bricolant un nouveau jouet. Et alors, la vision qu'elle avait toujours refoulée s'était imposée dans son esprit. Cette fois, pas moyen d'y échapper. Ils étaient en mer, sa mère, son père et elle. Ils bavardaient gaiement, lorsque le temps s'était gâté. Des nuages menaçants avaient recouvert le ciel, zébré de terribles éclairs. La mer, comme agitée par un monstre sauvage et invisible, soulevait d'immenses vagues. L'une d'elles s'abattit sur la frêle embarcation. Amina, encore jeune, fut emportée par son élan et tomba dans la mer déchaînée. Ballottée par les flots, elle risquait à tout moment de se noyer et c'est sûrement ce qui serait arrivé si sa mère ne s'était pas jetée à l'eau pour la rejoindre. Elle l'avait alors agrippée, puis hissée dans le bateau. Grelottante, elle avait alors tendu ses deux petites mains à sa mère, qui se débattait en vain. Son père, impuissant, tentait de lancer un filet à sa femme, pour qu'elle puisse remonter dans leur embarcation. Mais rien n'y fit. La mer était trop agitée et une vague, plus imposante que les autres, engloutit la jeune femme, qui ne put pas lutter contre. Amina, consciente de la terrible scène qui se déroulait sous ses yeux, fendit l'eau de ses mains, criant le nom de sa mère vainement. Son père, effrayé, braquait sa lampe torche pour balayer les fonds marins, dans l'espoir fou d'apercevoir le corps de sa femme. Comprenant qu'elle ne remonterait pas, il s'effondra de chagrin, sa fille pleurant des larmes salées sans s'arrêter, tels deux âmes égarées, désespérées.

Son rêve, ou devrais-je dire, son cauchemar, s'était poursuivi, faisant défiler les horreurs de sa vie, les événements qu'elle avait engendrés.

Son père désespéré, fou de chagrin d'avoir perdu l'amour de sa vie. N'arrivant plus à subvenir aux besoins de sa famille. Tombant dans l'alcoolisme. Elle, se sentant abandonnée. Délaissée, perdue. Puis, alors que leur famille était au plus mal, Amina s'était réveillée, un matin d'hiver particulièrement froid, sans l'habituel ronflement caractéristique de son père. Elle avait alors descendu à pas de loups les marches du grand escalier reliant l'étage, où elle dormait, et le salon, où son père avait élu domicile. Mais ce matin, nulle âme qui vive n'arpentait le parquet de la maison. Légèrement étonnée, Amina avait remarqué que quelques braises insuffisantes renvoyaient des lumières orangées dans la cheminée, le bois calciné à leurs côtés. Amina avait réfléchi longuement avant d'opter pour la grange. C'était là qu'était stocké tout le matériel inutilisé depuis la mort de la mère d'Amina. Matériel dont faisait parti le bateau de pêche et tous ses ustensiles. Parfois, la pêche, l'odeur salé de la mer et les gros poissons manquaient à Amina. Mais elle devait garder ses remarques pour elle, de peur que son père dégrade encore plus sa santé physique et mentale.

Elle devait s'occuper de son père comme on s'occupe d'un jeune enfant. Elle devait le lever, l'obliger à se laver, se changer. Le matin, elle se réveillait tôt pour faire la lessive, étendre le linge et le repasser et préparer le repas du midi. Ensuite, elle allait réveiller son père et elle s'occupait de lui jusqu'à ce qu'il soit l'heure pour elle de se rendre à l'école. Le midi, elle revenait manger à la maison. Son père allait toujours mieux le midi. Ils mangeaient en essayant de faire la conversation, puis Amina repartait en faisant promettre à son père de sortir se promener. Quand l'école était terminée, elle rentrait et trouvait son père d'humeur joyeuse. L'air frais venant de dehors lui faisait un bien fou. Alors, il se mettait à chanter de sa si belle voix et la soirée se passait superbement. Il aidait même sa fille à préparer le dîner et ils mangeaient dans la bonne humeur. Amina allait se coucher le cœur léger. Malheureusement, la nuit, elle était réveillée soit par le bruit de bouteilles entrechoquées, soit par le bruit de son père qui fouillait partout dans la cuisine et le salon, dans l'espoir de dénicher une bouteille d'alcool. Amina tentait pourtant bien de jeter toutes les bouteilles cachées par son père et de le sortir de l'alcoolisme, mais son initiative ne semblait pas porter ses fruits.

Aussi, ce matin, quand elle ne trouva pas son père ronflant dans le canapé, elle se demanda ce qui était arrivé. Sortant dans le jardin, pieds nus dans la neige glaciale, elle se dépêcha de gagner la grange. Qu'est-ce qu'elle aurait ralenti si elle avait su ce qu'elle trouverait derrière la porte...

En l'ouvrant, elle ne vit d'abord rien. La pénombre était trop forte. Puis, quand ses yeux s'habituèrent à la faible luminosité, une scène d'horreur se présenta à elle. Son père, pendu à une poutrelle, gisait là, devant ses yeux terrifiés.

Il ne lui vint alors qu'une seule pensée. Fuir. Pour ne jamais revenir. Elle sortit précipitemment de l'entrepôt, ce qui était aussi un moyen pour elle de s'éloigner du cadavre de son géniteur ; et s'élança en courant dans la rue, dépassant les habitations qui n'étaient pour elle plus qu'un tournoiement de couleurs sans queue ni tête, et les passants, se tournant avec étonnement devant cette fille, vêtue d'une simple robe et de bottes enfilées à la va-vite, qui détalait dans la rue, au milieu de la route, sans se soucier des voitures qui défilaient et zigzaguaient autour d'elle, l'évitant de justesse. Elle avait ainsi couru, comme si sa vie en dépendait, ce qui était un peu le cas, sans faiblir. C'était comme si un chemin s'était créé, la guidant là où elle ne connaissait rien ni personne. Une barrière entre elle et les autres, entre elle et le présent, entre elle et la vie.

Soudain, une lumière d'un blanc éclatant, plus pur que la réalité le permettait, l'envahit. Éloignant tous ses affreux souvenirs. Amina crut devenir aveugle, tant elle était intense, quand tout à coup, elle battit des paupières. Elle s'était réveillée. Elle était sortie de sa longue et étrange léthargie. Mais elle n'était plus seule. Les cauchemars avaient réapparu et menaçaient à tout instant de la submerger de nouveau. N'attendant qu'une chose. Qu'elle se rendorme... 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top