Prologue

Décembre 1812, Maladetchna.

À cette température, le froid ne se fait même plus ressentir. Les brûlures disparaissent ; une quiétude sournoise s'empare de tout votre être et pousse à l'endormissement. Enfin, vous ne souffrez plus.

Le soldat clopine maladroitement sur la route. Une brume opaque masque les bas-côtés. Cela vaut mieux : voir la mort en face lui couperait les jambes. Le blanc immaculé l'entoure comme une bulle vide depuis des kilomètres. Toujours le même paysage. Du blanc. Cela vaut mieux : le sang n'a que trop maculé les paysages européens.

La neige tombe doucement pour l'envelopper d'un grand manteau réconfortant. En se posant sur ses épaules, elle ajoute une deuxième couche à la veste de son uniforme. Parfois, il s'ébroue, comme un chien, pour la faire voler en pellicule fine. Il n'a plus rien de l'homme et tout de la bête.

Faim. Pas de cadavre de chevaux pour arracher goulument une belle pièce de viande. Pas de camarades. Où sont-ils ? Où est l'armée ? Que du blanc.

La faim envahit toutes ses pensées, dicte toute son attitude vers une économie de geste, et torture son esprit qui peine à se représenter la réalité d'un plat cuisiné. Faim. Mais quelle couleur à la faim ? Seule l'éclat rosé d'une chair tendre, l'odeur grillée d'un feu de camp, le grondement d'un ventre cave en colère, la morsure du vent de concert avec la morsure de la faim donnent à la famine toute sa réalité.

Il faudrait une carcasse de cheval, dit son regard en traquant les bas-côtés. Mais la bête, c'est lui. Derrière lui, rapides, dangereux, plus nombreux que les guêpes et plus affamés que les félins, les cosaques, chasseurs invétérés, les cosaques galopent vers leurs proies. S'ils le rattrapent... Y penser serait laisser la peur le paralyser. Il se sent vide. La paranoïa se mêle à la faim, à la solitude du vagabond, à la nostalgie du pays, à un vague reste de sentiment amoureux... Le vide est habité d'émotions concurrentes qui se disputent des parts de son âme. Envie de vomir... Mais il n'y a plus rien dans le ventre. Le cœur doit se taire, survie ! Seule la survie compte.

Il observe autour de lui les immenses solitudes, et, les voyant jonchées de cadavres, il se croit le seul être vivant au monde. L'idée lui fit peur. L'uniforme blancheur de ces plaines infinies n'est interrompu que par ces corps, points obscurs aperçus de loin. Et quand il s'en approche, il reconnait, en frémissant, les corps sans vie à moitié couverts de neige. Il n'entend que les cris des oiseaux de proie qui semble troubler le calme de la mort.

Il fouille dans ses poches, puis dans son sac. Quelle idée de s'être encombré de ce coffret à musique ! Et de ce petit pendentif en or ! Et de ce taffetas bleu Roy ! Et de cette montre au mécanisme brisé ! Il attrape maladroitement chaque objet et le jette dans la neige. Il est trop épuisé pour continuer à porter ces bibelots moscovites. S'il y passe, à quoi lui auront servi les trésors pillés dans la capitale russe ? Aujourd'hui, le vrai trésor, c'est la nourriture. Et il ne trouve rien. Il secoue son sac, désespérément.

Il a mal aux yeux. La lumière blanche va le rendre aveugle, il le sait. Son ami Augustin est déjà perdu, loin derrière, dans un blanc immaculé, aveugle. Il secoue son sac.

Un quignon de pain, une pomme de terre toute dure et une petite croix orthodoxe en jaillissent. Victoire ! Il survivra quelques heures de plus. Il fourre la croix et la pomme de terre dans sa poche, croque le quignon de pain et continue son chemin. Le pain est dur, il s'y casse une dent.

Il clopine. Il sent que son pied droit lui fait mal et y jette un coup d'œil. Un soupir... Sa botte est trouée et un orteil en dépasse, peut-être déjà gelé. Le froid s'engouffre dans la chaussure et menace de briser tout son pied. Il sort une chemise de son sac, la déchire en chiffons et entoure le pied comme il peut. Pas sûr que cela suffise.

Avec la nuit qui tombe, les feux de camp parviennent à percer la brume. Il accélère : enfin, retrouver ses compagnons ! Peut-être un peu de nourriture... Une dizaine d'hommes se sont serrés autour d'un feu et d'une cuisse de cheval en train de griller.

- S'il vous plaît, supplie-t-il, une place pour un officier... Je suis lieutenant.

Malheureux et déguenillé, il peine à avouer son grade d'officier, persuadé qu'on ne pourrait le croire.

- Quel régiment ?

- Infanterie légère, le régiment du Colonel de Bellair.

- C'est pas chez moi, dit l'un.

- Ni chez moi.

- Troisième corps ? Le corps du maréchal Ney ?

- Oui, reprend le lieutenant plein d'espoir.

- Respect, mon lieutenant, mais ce n'est pas chez moi. Allez voir ailleurs. Il n'y a plus de place autour de ce feu.

- Savez-vous où je peux trouver le troisième corps ?

- Chez les cosaques ou chez Hadès, mais pas chez nous.

L'arrière-garde a pris cher au cours de la retraite. Si les autres corps s'effilochent en lambeaux disparates, celui du maréchal Ney est réduit, quelque part dans la brume, à un maigre squelette. Comment le retrouver ? Sur les quarante mille hommes du maréchal Ney présents au franchissement de la frontière en juin 1812, il en reste aujourd'hui moins de mille. Et les autres ? Aux mains des cosaques ou d'Hadès.

Le jeune lieutenant tremble. Il voit bien qu'on ne l'acceptera pas autour de ce feu. Alors, il va demander ailleurs, et encore ailleurs. On ne le connaît pas. Pourquoi se priver de nourriture et d'un peu de chaleur pour un inconnu, alors qu'on est soi-même au bord de la mort ? Tout le monde crève déjà, qu'il crève aussi ! Il est loin le temps où, à la seule vue de ses épaulettes d'officier, on n'hésitait pas une seconde avant de l'aider et de lui témoigner son respect. Soldats, sous-officiers, officiers, tous décèdent dans la même indifférence. Plus rien ne compte que sa propre survie.

Aider ou mourir, terrible alternative qui consume lentement, plus férocement que le froid ou que les cosaques, les soldats de la Grande Armée. Le pain ne se multiplie pas. Le manteau ne se partage pas. L'amour a ses limites. Leur cœur est sec, désespéré... Il faut survivre. Et s'il faut trahir l'ami... Eh bien, trahissons-le.

Il fait si froid... On a parlé de moins trente degrés ce matin. Qu'ont-ils pour se protéger ? Une maigre veste d'uniforme, parfois des fourrures volées aux Russes... Comme Emeric envie ceux qui possèdent ces fourrures !

Soudain, il reprend espoir. Il vient de reconnaître son ami de Saint-Cyr, le sous-lieutenant Augustin de Margerie. Il le croyait derrière lui, avec sa patte folle et sa vieille couverture remplaçant son manteau perdu la semaine dernière. Il est là, endormi sur la neige, sous les branches d'un sapin. Sans hésiter, le lieutenant le secoue brusquement :

- Ne t'endors pas ici ! S'endormir, c'est mourir.

L'ami entrouvre les yeux et reconnaît dans une vision floue le visage familier avec un large sourire. Emeric se réjouit : Augustin semble avoir retrouvé la vue, lumière de joie ! Ils s'embrassent, trop heureux de cette miette d'amitié dans ce blanc immaculé. Le sous-lieutenant étouffe un sanglot. Il croyait ne plus jamais revoir de figure connue. Il s'était endormi sous ce sapin blanc le ventre creux, les membres gelés. Sa veste avait disparu et ne restait que cette vieille couverture. Il allait mourir.

- Je vais mourir, Emeric.

- Shsh...

- Demain, cette nuit, dans quelques heures, je vais mourir. Je n'ai pas de quoi faire un feu. Je vais mourir, alors laisse-moi.

C'est vrai, il le sait. Emeric a le droit d'être égoïste, de penser à sa propre survie. Il faut qu'il le soit, car Augustin veut s'en aller. Il est si prêt de la fin...

La fatigue est trop forte et la cavalerie trop loin. Les traînards ne parviennent pas à atteindre les cadavres des chevaux avant qu'ils ne soient dévorés par les troupes devant eux. Emeric aussi est pris d'un engourdissement sournois. Il s'étendrait volontiers dans un sommeil éternel, bercé par cette douce torpeur qui a remplacé les brûlures de la veille. Il sait qu'ils ne peuvent plus continuer leur route : la nuit est trop noire et puis, à quoi bon ! Ils seraient rejetés de feux en feux.

- On va se serrer l'un contre l'autre. On alternera la veille, empêchant l'autre de s'endormir tout à fait. On tiendra jusqu'au matin.

Augustin se contente d'un regard sans sourire, un brin surpris. Il hésite entre la joie de revoir un ami et l'idée désagréable que le calvaire continuera demain. La mort ne passera pas cette nuit. Il se relève et vient secouer chacun de ses membres engourdis pour ramener un peu de chaleur. Il voudrait tout faire pour échapper à une longue agonie : mourir (mais Emeric, stupidement généreux, ne le laisserait pas faire) ou survivre. Son esprit est tout embrumé par cette simple idée : comment survivre ? Les cosaques pressent, derrière, comme des aiguilles meurtrières. Le froid ne s'en ira pas : nous ne sommes qu'en décembre. Les débuts de l'année 1813 ne seront pas moins terribles. Comment échapper à la longue agonie qui se profile ? Mourir, mourir était une idée intelligente ! Emeric est venu interrompre le baiser de la Faucheuse.

Parfois, les pensées noires se calment et la nostalgie du pays ramène un peu de douceur dans le cœur d'Augustin. Les sentiments viennent peser leur tyrannie sur l'âme encore épargnée. Il revoit la fraicheur du printemps et le soleil des moissons d'été, les jeux au bord de Seine, le visage de ses parents et le sourire délicieux d'Hortense d'Uxelles. Tous ces souvenirs lui apparaissent nimbés d'un voile de bonheur idéalisé et il peine à se rappeler le goût de la joie. La retraite de Russie a tout balayé d'un revers glacé.

Le vent s'est tu plus tôt dans la soirée et les branches du sapin semblent apporter un peu de chaleur. Son uniforme est encore presque intact et le protège encore un peu du froid. Augustin observe sa triste tenue déchiquetée : ses bottes trouées, sa vieille couverture pleine de mites, sa chemise déchirée, pas de paquetage rien... Il y a deux jours, il a échappé de peu aux cosaques. Ceux-ci l'ont arrêté, dépouillé sans scrupule avant de le laisser pour mort dans la neige. Il s'en est sorti, mais à quel prix ? Emeric vivra... Lui, rien n'en est moins sûr. Et si Emeric vit, alors...

Une bouffée de haine le traverse. Il sait qu'Hortense aime le jeune lieutenant. Il sait qu'elle épouserait le bel homme à son retour en France si sa famille n'y était opposée. L'amitié qui le lie à Emeric devait résister à toutes les épreuves. Mais Hortense ? Ils étaient deux à l'aimer, deux à espérer. Sous le coup de la rivalité, leur amitié s'était affadie, sans que les anciennes promesses d'une affection éternelle ne disparaissent tout-à-fait. Leurs relations s'étaient entachés d'hypocrisie et d'un peu de nostalgie de l'époque où la femme aimée ne venait pas les séparer.

Que se passe-t-il dans l'esprit d'un homme qui s'apprête à trahir son ami le plus proche ? Il se souvient des moments d'amitié, de leurs jeux de guerrier, de leurs chamailleries, de leur entrée à Saint-Cyr, de leur choix d'une même spécialité pour entrer dans le même régiment, de leurs promesses de toujours risquer sa vie pour sauver celle de l'autre, de ne jamais laisser les opinions politiques ou même les sentiments les diviser...

Il se souvient d'Hortense : l'esprit bloque sur une image d'élégance et d'abnégation, incapable d'aligner deux pensées, de suivre le fil de sa réflexion. Le cœur prend le pas : la voie de l'égoïsme. Le cœur se met à battre si fort qu'il brise de sa vigueur les serments d'amitié et de fidélité, ravage des années de souvenirs communs et jette un voile de deuil sur le corps de l'ami.

Augustin voit la veste d'uniforme d'Emeric, le manteau qui la recouvre, et de l'une des poches une pomme de terre a glissé.

Sous le sapin, quelques heures passent...

Emeric sent le froid revenir, perçant et sauvage. La lumière du matin est revenue le baigner d'un blanc immaculé, dans un vent glacial acéré. Il sait qu'il doit se lever, marcher rapidement pour se réchauffer... Vilna n'est plus très loin et la rumeur courait hier que des entrepôts de nourriture y avaient été préparés. Arriver à Vilna, en Lituanie, tout ira bien.

Personne à côté de lui. Augustin est parti, note avec surprise le jeune homme. Il jette un regard autour de lui, mais ne voit que quelques trainards avancer lentement sur une route jonchée des débris de la Grande Armée. Il sait qu'ainsi ils sont vulnérables aux hordes de cosaques. Il lui faut se dépêcher de rejoindre un régiment et quitter cette solitude dangereuse. Dommage que Augustin soit parti... À deux, ils auraient été plus forts. Il éprouve un pincement au cœur amer, qui aurait pu s'apparenter à du désespoir s'il n'était si fatigué.

Il récupère son sac machinalement, le met sur son dos, veut continuer sa marche...

Le froid est si incisif. Emeric comprend que quelque chose ne va pas et regarde autour de lui. Lorsqu'il comprend, un haut-le-cœur le prend à la gorge et une bouffée d'angoisse le saisit.

Son manteau a disparu, et la pomme de terre qui était dans sa poche. Augustin.

Le sentiment de trahison est puissant et indescriptible. Il met à terre, comme une massue, le jeune homme désemparé. Si même les amitiés ne comptent plus dans ce désert blanc, alors c'est que l'enfer est descendu sur terre.

Et la faim qui taraude.

Et les jambes qui flagellent.

Et les mains qui blanchissent.

Il n'atteindra jamais Vilna ; les cosaques l'attraperont d'abord pour le ramener dans les profondeurs glaciales de Russie.

Son ami l'a condamné à mourir.

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