Chapitre 7 : Des villes immenses
Décembre 1824, au nord de Krasnoïarsk.
Tomek observait l'enfant avec inquiétude. Cinq mois s'étaient écoulés depuis leur départ d'Ulyoun, et ils étaient encore fort éloignés de l'Europe.
Ils avaient été très lents jusqu'à présent. Après avoir abandonné dans une ferme le cheval qu'ils ne pouvaient nourrir, quelques jours après leur départ, ils avaient poursuivi leur route à pied. La nuit les perdait. Ils tournaient en rond, butaient sur des racines, manquaient de se tordre la cheville. L'enfant ne disait rien et supportait tout en silence, habitué à ces traitements difficiles, mais Tomek désespérait. Il craignait d'avoir pris une terrible en choisissant de fuir.
Trois semaines plus tard, alors qu'ils n'avaient toujours pas atteint Irkoutsk, pourtant située à une semaine à cheval d'Ulyioun, Tomek décida de voyager désormais de jour. Le danger était loin d'être écarté, mais leur progression quotidienne était si faible qu'ils ne pouvaient faire autrement. La paranoïa les tenait en alerte. Le Polonais se préparait à sauter le fossé et fuir dans les bois chaque fois qu'ils entendaient le clopinement d'une troupe à cheval. Ils évitaient les villes, se nourrissaient de produits chassés et de baie. Ils enchaînaient de longues journées de marche interminables pour s'éloigner le plus rapidement possible d'Ulyoun. Quelques fermiers, des marchands ambulants, parfois des seigneurs en voyage les observaient passer avec curiosité. Que faisaient ces deux voyageurs à l'allure rachitique et aux traits trop européens pour que cela ne pose pas de questions ? Que faisaient-ils sans marchandises, ni sacs ? Leur apparence attirait l'attention... Et finit par les faire prendre.
Un jour d'août, quelques heures avant le coucher du soleil, sur un chemin cerné de champs, ils croisèrent une troupe à cheval qui s'arrêta à leur niveau :
- Qui êtes-vous ?
- Je suis ouvrier, mentit Tomek. Je rejoins Novossibirsk pour y trouver du travail pour l'hiver. Mon fils m'accompagne.
L'un des soldats murmura quelques mots à l'oreille de son supérieur qui avança son cheval d'un mètre :
- Vous êtes Polonais ?
L'accent le trahissait. Il ne servait à rien de mentir :
- Oui.
- Suivez-nous. Nous observerons votre cas à Irkoutsk.
Aucun Polonais ne s'enfonçait en Sibérie de son plein gré. Les soldats flairaient une déportation pour insubordination ou un serf en fuite... Tomek sentit la panique le gagner. Qui le croirait s'il disait qu'il n'était qu'un prisonnier de guerre jamais libéré ? Qu'il était dans son plein droit en revenant vers la Pologne ? Qu'il n'avait fait que fuir des maîtres peu scrupuleux ? Les Polonais détenaient la réputation la plus désastreuse qui soit, comme traitres à la nation russe. Tout ce que Tomek pouvait dire ne serait pas écouté.
Ils furent conduits à Irkoutsk. On s'apercevrait rapidement de l'irrégularité de leur situation. Ils recevraient le knout, seraient enfermés dans quelques geôles, le temps que les Bouriates soient informés et viennent les récupérer.
L'enfant ne disait toujours rien. Tomek craignait d'avoir empiré sa situation. Et s'il avait ruiné à jamais ses chances de fuir et de retrouver un jour une vie honorable ? Alexis marchait dans les rues de la ville, en ouvrant grand ses yeux étonnés. Tant de couleurs, de bruits et de monde ! C'était sans doute la plus grande ville de l'univers ! Les habitants y portaient des fourrures de marte et de zibeline et des bottes en cuir. Ils se déplaçaient à cheval ou en voiture. Etaient-ils tous grands seigneurs ? Assurément, c'était la ville la plus riche du monde, car à Ulyoun même les maîtres n'étaient pas si bien vêtus.
Au poste, Tomek se résolut à sortir le grand-jeu pour s'en sortir. Il raconta comment les Bouriates avaient volé l'enfant, honteusement, à l'occasion de la campagne de Russie. Comment lui, Tomek, l'avait défendu corps et âme, et avait été emprisonné par la même occasion. Comment ils les avaient fait travailler des années comme des serfs au mépris de tous les codes d'honneur de la guerre. Il promit qu'il n'avait fait la guerre que sous la contrainte du tyran Napoléon, et que s'il l'avait pu il aurait aidé les Russes dans leur entreprise de reconquête des territoires slaves, qu'il préférait une domination russe qu'une domination française et révolutionnaire...
Son discours sembla convaincre, puisqu'on les laissa repartir. Tomek salua plusieurs fois, avant de s'enfuir rapidement, tenant la main de l'enfant. Si les Russes recoupaient seulement un quart de son discours, ils s'apercevraient vite que tout n'était qu'un tissu de mensonges. Les Bouriates connaissaient la véritable histoire de Tomek et Alexis : il fallait s'éloigner d'eux sans tarder, et pour cela partir vers le Nord. Personne ne se rend jamais au Nord... Ils seraient seuls, face au froid.
Le froid s'était installé tardivement cette année, mais en ce mois de décembre la neige recouvrait déjà la taïga depuis plusieurs semaines. Ces longues marches interminables dans un froid que ne coupaient guère les fourrures des martres chassés rappelaient au Polonais les souvenirs de la campagne. Il se prit à regretter la présence de ses compagnons, de son frère Pavel, de ses amis français, Emeric et Augustin. Il observait l'enfant s'endormir en silence et sentait son cœur se pincer en se disant que la veillée serait solitaire, sans les blagues de ses amis, et les histoires de son frère. Il laissait l'imagination recréer l'une de ces soirées, parcelles de joie dans l'immensité blanche.
Le feu s'allumait et la chaleur qu'il projetait déridait instantanément leurs âmes de soldat. Ils se lançaient aussitôt dans un débat passionné sur les événements de la Révolution. Emeric se levait, sortait son épée, menaçait Augustin qui sautait sur ses pieds en lui promettant de l'envoyer en Enfer où lui et ses congénères oublieraient toute idée de Révolution. Pavel aimait les observer en piquant leur orgueil français par quelques remarques bien choisies, comme une mouche voltigeant autour d'eux pour les piquer, les énerver, les agacer et finalement les mettre à terre. Lorsque la fatigue revenait et que les jeunes hommes se calmaient, l'atmosphère de défi retombait aussitôt. Ce n'était qu'un jeu pour oublier les frimas de Russie. Ils étaient, tous les quatre, d'accord sur l'essentiel... Il leur faudrait survivre, et Napoléon était leur meilleur espoir.
Que pensait-on aujourd'hui de Napoléon ? Tomek n'avait plus entendu parler du Corse depuis sa capture. Il était alors traité de géant, d'ogre et de monstre. Les esprits se divisaient entre ceux qui l'adulaient et ceux qui le haïssaient... Pouvait-on encore admirer celui qui avait laissé des trainées de sang se répandre de Moscou à Vilna ?
Bientôt... Bientôt, les villes et leurs journaux rouvriraient les portes sur le monde. Bientôt, Tomek se sentirait vraiment homme. Il s'endormit.
Le froid devenait bien trop menaçant. Les bêtes hibernaient. Il devenait difficile de chasser. Au réveil, le Polonais ramassa un dernier lapin pris dans un piège posé la veille. Il fallait revenir vers la ville et hiberner eux aussi.
Il chargea les peaux de bête, trophées de leur chasse hebdomadaire, sur une charrette volée dans une ferme, et indiqua à Alexis qu'ils rejoignaient le chemin central. L'enfant sentit l'excitation le gagner lorsqu'il comprit qu'ils allaient retrouver la ville, véritable terre enchantée pour lui qui ne connaissait rien. Ils allaient y séjourner quelques semaines... Il aurait tout le loisir d'explorer ce monde inconnu et s'enthousiasmait d'avance pour cet immense terrain de jeu. Reverrait-il ces dames en long manteau de fourrure, bottes et chapka blanche ? Entendrait-il ces musiques dont lui parlait souvent Tomek lorsqu'il cherchait à lui changer les idées ? Krasnoïarsk serait-elle aussi grande et aussi belle qu'Irkoutsk ?
Il rit en entrant dans la ville. Tomek, surpris par la réaction de l'enfant, se dit que même s'ils finissaient rattrapés, ce rire valait tous les sacrifices. Il était si rare de l'entendre rire, ou même de voir son visage s'illuminer. Si rare, si beau...
Ils entrèrent chez un tanneur. Tout emmitouflés de fourrures, sales et puant comme des ours égarés, ils effrayèrent dans un premier temps le vendeur qui sortait un fusil. Le Polonais leva les mains et le rassura :
- Nous venons vendre des peaux.
Le Russe jeta un coup d'œil à leur chargement et baissa l'arme, rassuré. Il appela son patron pour qu'il vienne évaluer la marchandise. Celui-ci comprit en un clin d'œil le type de vendeur qui lui faisait face. Il en voyait parfois, des isolés de l'hiver, descendant vers la ville pour se créer quelques économies. Ils effrayaient parfois, par leur air un peu sauvage, et leurs vêtements malodorants. Ce père et son fils cependant semblaient différents, moins farouches peut-être, plus secrets. Qu'importe ! Il s'approcha de la charrette et palpa les fourrures, compta leur nombre, observa leur couleur, chercha les défauts, et lâcha :
- Trois roubles.
Tomek hésita. Il ne connaissait pas le cours des fourrures. Il craignait de se faire rouler, et espérait que leur allure de chasseurs était gage de sérieux dans ce métier. Il accepta.
- Si vous en avez d'autres, indiqua le marchand, revenez. Vous recevrez toujours bon accueil chez moi, j'ai besoin de chasseurs comme vous.
Le Polonais acquiesça, légèrement embêté. Il cherchait à fuir les bois, pas à y retourner. La chaleur d'un foyer lui manquait. Il récupéra les pièces et demanda aux marchands s'ils avaient connaissance d'une chambre à louer. Un brin surpris par cette demande, le patron finit par leur indiquer un immeuble dans une rue voisine.
Une chambre, un lit, une paillasse, une table, deux chaises. Alexis ouvrait de grands yeux ronds. Tomek lui indiqua le lit :
- C'est le tien.
L'enfant rit encore, avant de se jeter sur le matelas en criant. Il s'étala en étoile, le regard rêveur. Sans doute était-il un roi pour bénéficier d'un tel confort ! Les jolies dames lui prêteraient-elles davantage d'attention maintenant qu'il dormait dans un lit ? Pourrait-il monter à bord de l'une de ces voitures si élégantes qu'il avait vu passer dans la rue ? Son imagination l'emmenait de folie en folie. Il laissait l'enthousiasme le gagner, tout à sa joie d'enfant qui peut enfin rêver. Tomek, qui l'observait délirer, se fit la réflexion qu'il connaissait peut-être aujourd'hui le bonheur.
La métamorphose n'était pas terminée. Le Polonais se rasa, se lava, se changea, et donna à l'enfant les nouveaux vêtements qu'il venait d'acheter. C'était comme un costume pour Alexis qui se pavanait en grimaçant dans son pantalon neuf. Il se sentait plus libre de ses mouvements, comme si le poids des difficultés s'était envolé avec la crasse. Il avait envie de sauter partout, de rire, de jouer... Mais Tomek lui fit comprendre qu'il leur restait encore une étape, avant de pouvoir vraiment profiter de ce confort inespéré.
Ils redescendirent dans la rue et se rendirent chez un imprimeur. Tomek brûlait d'envie d'apprendre les nouvelles du monde, et il s'était figuré que ses talents d'écrivains pouvaient bien lui offrir un travail dans un endroit aussi magique. Il avait pris soin de bien laver ses mains et les présenta à l'imprimeur :
- Je sais lire et écrire. Ma plume est belle et mon style a toujours été très apprécié. Je me propose comme écrivain public, si vous en cherchez.
- Nous n'avons pas besoin d'écrivain public.
- Vous avez l'encre et le papier en abondance. Je n'utiliserais qu'une infime partie de vos ressources et vous reverserais 30% des bénéfices. Qu'en dites-vous ?
- 75%.
- Disons 50%, serrons-nous la main si cela vous convient. Vous ne serez pas déçu.
L'imprimeur sourit et accepta la main tendue. Il fouilla du regard sa boutique, avant d'indiquer une table encombrée de bulletins de loi dont il était chargé de relayé l'information. Il pouvait facilement transporter ce bazar ailleurs. L'écrivain public serait installé sous son nez, en évidence face à la vitrine, et l'affaire serait rentable.
Dix ans auparavant, Tomek aurait pu trouver honteux de quémander pareil travail. Aujourd'hui, il se sentait redevenir humain. Parce qu'il s'était rasé, parce qu'il pouvait écrire à nouveau, parce qu'il offrait enfin un véritable foyer au jeune Alexis, il retrouvait sa dignité, il redevenait fier. Et l'enfant riait.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top