Chapitre 5 : Une valse glacée

Novembre 1824, Paris.

Pousser la porte. Valse rapide, des rires à l'étage. On lui prit son manteau. Léger signe de tête. Emeric avait les mains un peu tremblantes. Il entra. Il ne connaissait personne. La pièce encombrée tournait au rythme de la valse en cours, trop vite. Personne ne le connaissait. Intru. Imposteur ! Devait-il s'en aller ? Le pouvait-il encore ? Trop tard : le maître de maison l'aperçut et s'approcha.

- Emeric, bienvenu. Je vais te présenter à quelques personnes.

Il hocha la tête, salua avec politesse, s'efforça de sourire. Les mains moites. Son col de chemise tremblait un peu. Son sourire était crispé.

- Il revient de Russie, entendait-il parfois.

C'était son titre. C'était bien pour cela qu'on l'invitait. Un survivant. Autour, cela jasait. On attendait des histoires incroyables. Cela jasait. Il n'avait rien d'un héros, il le savait. Il était juste Emeric. Il ne connaissait personne.

Il continuait de saluer. Les femmes se cachaient derrière leurs éventails et repartaient danser. Un homme l'agrippa, se mit à lui parler, abondamment, le questionna, l'accapara, le soûla ; il ne le lâchait pas. Emeric croyait entendre parler de Russie, encore. Trop, c'était trop.

- C'était horrible, n'est-ce pas ? Mon fils y est mort. Je n'arrive pas à faire mon deuil. On dit qu'il a gelé sur un bord de la route. Je n'ose imaginer.

La sensation de brûlure, les cadavres gelés debout dans la nuit, les restes de viande de cheval... Les images étaient bien présentes à l'esprit de l'officier napoléonien. C'était bien le problème : il n'imaginait que trop. Il dut s'écarter précipitamment pour aller prendre l'air et ravaler son vomi.

- Excusez-moi.

Là, près d'une fenêtre dans l'antichambre, il tomba sur une chaise, épaules voûtées, regard vide. Trop de monde. Trop d'imbéciles aussi. Le sentiment d'imposture refit surface, plus puissant que jamais. Il pensait avoir le courage... Il se disait...

La porte claqua.

- Tu n'as aucune patience avec moi ! Je te dis que je n'aime pas le monde, que ça me rend malade, fou ! C'est ça que tu veux ? Me rendre fou ?

La jeune femme reçut toutes ces accusations sans faillir avant d'attaquer à son tour :

- Parce que tu crois que rester sans rien faire, assis à une chaise, les yeux dans le vide, poisson fou... Tu crois que ça c'est une vie ? Essaie de te changer les idées, Augustin. Amuse-toi. Tu t'amusais avant.

- Tu ne m'aimes plus. Ma famille m'abandonne. Je suis... Je suis... malade.

La fin de la phrase se perdit dans un murmure et l'époux sembla se figer dans ses souvenirs. Sa femme essaya de le réveiller, passa une main sur sa joue, embrassa ses deux paumes, lui chuchota quelques secrets à l'oreille. Mais l'homme était reparti dans ses rêves et sembla avoir du mal à s'en extraire.

- Augustin, Augustin, répéta la jeune femme. Tu m'avais promis que tu m'aimerais. Augustin, s'il te plait.

Il l'attrapa alors avec force et l'embrassa passionnément. Augustin de Margerie enserrait dans ses bras Hortense.

Emeric avait les yeux brûlants. Ses mains ne tremblaient plus.

Les deux amoureux ne l'avaient pas vu. Cauchemar... Il ne pouvait y avoir d'autres explications. Emeric voudrait crier, s'interposer entre les deux amants, briser son rival en deux d'un coup sec et embrasser Hortense. Il restait immobile, les mains moites. Le col de sa chemise frissonnait. Immobile. Les yeux secs, rouges, troubles.

Respirer. Du bruit, de la valse, des imbéciles. Tout valait mieux que cette terrible scène. Respirer ! Revenir dans la pièce de réception.

La porte claqua son dos. Tous les regards se tournèrent vers lui, un peu surpris. Il se composa un sourire de façade et revint voir l'hôte de la fête :

- Très cher Louis, tu m'avais demandé si je pouvais vous raconter quelques-unes de mes anecdotes de Russie.

- Oh oui ! Très bonne idée, s'écria Louis en faisant tinter son verre avec un large sourire béat. Mesdames et messieurs, mon ami Emeric Daupias se propose de nous raconter l'une de ses anecdotes de Russie.

Un murmure de contentement parcourut l'assemblée et le silence se fit peu à peu tandis que le lieutenant tenta de rassembler ses souvenirs et de surmonter le stress envahissant. Il sourit... Sourire forcé :

- L'histoire commence au milieu de la retraite de Russie, après avoir passé Smolensk, et longtemps après l'incendie de Moscou. Nous quittons Smolensk flamme et déserte. Hormis l'armée, personne. Les Russes et tous ses habitants l'ont quitté en pagaille dans les jours qui ont précédé notre arrivée. Personne. Une ville déserte... Brr, ça fait des frissons. Il faut se dépêcher : les Russes sont tout proches et peuvent à tout moment nous encercler. Je suis à l'arrière-garde, avec mon régiment. Nous sentons leur souffle, derrière nous, les Cosaques, les Russes, les barbares... Quand nous ne marchons pas assez rapidement, un bruit de cavalcades résonne derrière nous et les fusils se mettent à cracher. Le capitaine donne des ordres. Nous nous mettons en formation... Je suis devant, ma baïonnette dans la main, le cœur battant à rompre.

Il fit une pause. Il tut l'horreur du moment. Leur capitaine avait fait une erreur ce matin-là. Il avait tardé à donner l'ordre du départ. Le régiment était devant, l'armée se faisait loin. Mais déjà des blessés, des malades, des affaiblis, dans la compagnie à laquelle appartenaient Emeric et Augustin, ralentissaient le train. Si Emeric était devant, au front, avec sa baïonnette, il n'était guère soutenu en réalité que par une dizaine d'hommes. La compagnie déjà ne ressemblait plus à rien.

- Nous étions en minorité devant l'ennemi. Il fallait espérer des renforts, ou mourir avec bravoure. Nous ouvrîmes le feu, courageusement, laissant s'échapper les plus faibles d'entre nous qui ne pouvaient combattre. Rien ne pouvait nous préparer au dénouement de cette histoire, rit Emeric. Une dizaine de Polonais, appartenant à la Grande Armée, mais isolés également de leur régiment, surgirent derrière les Cosaques qui furent pris entre deux feux. Nous en réchappâmes donc, et nous nous liâmes d'amitié avec ces Polonais. Deux frères, officiers d'infanterie, guidaient cette troupe. Ils étaient restés en arrière, car ils accompagnaient leur sœur qui fuyait Moscou après y avoir perdu son époux polonais. Et puis...

Silence, à nouveau. Si seulement il pouvait savoir ce qu'ils étaient devenus aujourd'hui.

- La Bérézina.

La porte s'ouvrit. Augustin de Margerie et Hortense entrèrent, s'immobilisèrent. Emeric avait la gorge nouée. Parviendrait-il à continuer ?

La Bérézina.

Une victoire française. Ironie, goût du sang dans la bouche.

Une ombre qui planait.

Mauvaise.

Mauvais souvenir.

Gorge nouée.

Augustin et Hortense s'étaient immobilisés.

- La foule, reprit Emeric avec peine, la foule de civils...

Elle se pressait aux abords du pont. Le jeune lieutenant avait réussi à passer dans la nuit, lorsque les planches étaient vides et que tous dormaient. On leur avait dit que le pont sauterait au matin, mais personne n'y avait cru.

- La foule de civils, retenta Emeric.

De l'autre côté du pont, les Polonais et leur protégée. Ils avaient voulu qu'elle dorme, et attendu le matin pour traverser ; Emeric s'était fâché avec eux, la veille au soir. Trop tard, le pont allait sauter. Ils lui adressèrent au loin un regard de détresse ; ils l'avaient repéré de loin. Peut-être que cette vue ranima leurs ardeurs, puisqu'ils se décidèrent alors à traverser à la nage. Ils lancèrent leurs chevaux, sans hésiter, dans les eaux tumultueuses de la rivière et traversa à guet. La Bérézina n'était pas large, mais de larges blocs de glaçons s'entrechoquaient, glaçaient l'eau et l'agitation de ceux qui tentaient de traverser à la nage entraînaient vers le fond tous les mauvais nageurs.

Les deux Polonais sortirent leur épée et se frayèrent un chemin, suivi par les deux garçons et la mère, tentant de traverser le pont à tout prix. Ils sabrèrent l'air avec force et criaient :

- Place, place !

L'aube se levait. La canonnade des Russes se mit à retentir. On allait faire sauter le pont pour sauver le reste de l'armée.

- Place, place !

Ce sauvetage, c'était un miracle. C'était presque un miracle.

- Une fois arrivé sain et sauf de l'autre côté de la rive, ils se retournèrent. Tous deux étaient haletants et saufs. Leur sœur avait disparu. Au milieu de ceux qui s'étaient noyés, je la vis flotter entre deux glaçons. Le pont explosa.

Il y eut un silence dans la salle. Emeric se mit à rire nerveusement :

- Vous m'avez demandé une anecdote de Russie. J'ai pris la moins terrible.

- Que sont devenus les deux Polonais ?

- Je l'ignore. Après cette bataille, nous voyageâmes quelques jours ensemble, mais le délitement des armées, le froid qui engourdissait mes membres... Je ne parvins pas à conserver le rythme des armées. Je perdis de vue tous ceux que j'appréciais... Mais je me sais en dette à l'égard des deux frères, deux héros, à qui je dois la vie.

On applaudit. Il s'inclina. Il tentait de sourire. Au fond de la salle, c'était au tour d'Augustin de le regarder avec des yeux brûlants.

- Je sais ce que sont devenus les deux Polonais.

Un « oh » de surprise parcourut l'assemblée ravie de ce rebondissement. Augustin avait pourtant fait cette annonce avec un ton presque agressif, qui dissimulait toute l'angoisse qu'il éprouvait en retrouvant son ami d'enfance. Comme lorsqu'on monte au combat, l'adrénaline et la bravoure surgirent rapidement :

- Lorsque je suis revenu en décembre 1814, j'ai dû entamer des démarches pour faire obtenir ma réintégration dans l'armée. J'ai croisé dans les couloirs du ministère mon ancien colonel, devenu le général de Bellair en 1813. Il avait aidé aux démarches administratives de l'un des Polonais, qui avait pris la fuite après avoir été capturé et avait rejoint la France. Quant à l'autre... Il est sûrement mort peu après la Berezina, puisqu'on ne l'a plus revu après la bataille.

- Comment s'appelle ce Polonais ? S'écria l'un des convives. Pourrait-on l'inviter, notre héros de la Bérézina ?

Les deux officiers répondirent en même temps :

- Pavel.

Il était vivant. Il était marié à Hortense. Il avait survécu, le traitre. Et elle, à ses côtés, semblait toute surprise de le voir en vie. Elle ouvrait les yeux comme si elle se trouvait face à un revenant. Était-ce seulement possible ? La nouvelle de sa mort avait circulé en 1814. Le deuil avait été difficile à faire, mais l'assurance d'Augustin, certain d'avoir laissé son ami pour mort au milieu des neiges de Russie, l'avait aidée à faire son deuil. Était-ce seulement possible ? Le revenant était plus pâle qu'autrefois, un rictus plus sévère aux lèvres sans doute, quelques mèches blanches, déjà. Mais il était là, bien portant, en France. Était-ce seulement possible ? Où était-il toutes ces années-là ?

Le brouhaha reprit. Emeric savait qu'on allait l'alpaguer, lui parler, encore et toujours, de ce pays lointain qu'il adorait et détestait tout à la fait. Il sentait son cœur battre un peu trop fort... L'émotion du souvenir ? L'angoisse du traumatisme ? L'amour mal éteint ?

Augustin l'attrapa par le bras et le conduisit à l'écart pour l'enserrer avec passion. Il refoula un sanglot et un rire nerveux, trop surpris, trop heureux. Il retrouvait son ami d'enfance. La culpabilité n'était pas restée longtemps dans son cœur : après l'épisode de la terrible retraite, après avoir abandonné son ami et lui avoir volé ses derniers effets, il s'était convaincu d'une fable, il avait réécrit l'histoire, pour ne plus être le méchant.

- Où étais-tu, Emeric ? Tu étais mort...

- La prison, pas la mort.

- Quand je me suis réveillé ce matin-là, j'ai vu ton cadavre glacé, mort ! J'ai cru que tu étais mort !

Emeric ne répondit pas immédiatement et observa, attentif, l'agitation nerveuse de son ami d'enfance. Il tenait à sa version des faits, mais y avait-il vraiment cru ? Avait-il vraiment pensé que le lieutenant Daupias qui, la veille encore, était si alerte et vivant, sous son grand manteau de fourrure, succomberait en une nuit ? Il avait les joues roses encore, son cœur battait. Augustin n'avait même pas essayé de le secouer.

Hortense s'approcha timidement pour écouter. Son visage était creusé par la fatigue et l'inquiétude. « Elle doit s'occuper de son époux », comprit Emeric. « Augustin est malade ». Il ne pouvait pas... Non, décemment, le lieutenant ne pouvait pas lui jeter en pleine face qu'il n'était qu'un hypocrite, que même un imbécile aurait bien vu ce matin-là qu'il était bien vivant, et que se mentir à soi-même n'aidait pas à la guérison. Revenir sur le mythe savamment créé, c'était briser les fondations déjà fragiles de l'esprit d'Augustin. Son retour et sa résurrection avaient créé une large fissure qui menaçait à tout moment d'emporter le reste d'intelligence du sous-lieutenant de la Grande Armée.

- Tu étais mort, répéta Augustin. Incroyable ! Mon ami est revenu !

Emeric était pris d'un haut-le-cœur. Contrairement à son ami d'enfance, il avait cultivé longuement la haine et le désir de vengeance. L'état d'esprit ne pouvait être plus opposé, mais Daupias n'osait pas fuir : il était sous le regard d'Hortense. Quitter la salle ! Fuir le monde ! La musique ! Augustin ! Solitude, misanthropie, rêves et espoirs... Espoirs déments, illusions saugrenues, fuir !

- Il faut que j'y aille, lâcha-t-il entre ses dents.

Il se dégagea d'un coup sec du malade, lui tourna le dos brusquement et voulut se diriger rapidement vers la sortie.

- Emeric ! L'interrompit Hortense.

Ils se regardèrent.

- Il faut qu'on parle.

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