Chapitre 4 : Le drapeau tricolore
Mars 1824, Paris.
- 'Vous rappelez de moi ? J'étais à côté de vous à la Moskova. A gauche, je crois. C'qu'on s'est pris dans la gueule, ce jour-là ! J'en garde une belle balafre, belle gueule hein ? Je m'y suis fait, c'est ce qui m'a sauvé : si on ne m'avait pas ramené vers l'arrière , les hôpitaux de Smolensk, puis la Pologne, j'y serais passé, dans cette foutue retraite. Le nez de travers, la joue complètement bouffée par le boulet, mais que voulez-vous ! J'ai survécu ! C'est le prix à payer.
Emeric se souvenait.
- Y'en a plein qui se sont rangés, bande de mauviette, reprit le vieux grognard. La fatigue, la sécurité, la paix, que des foutaises ! C'que je sais, c'est qu'on a un Bourbon sur le trône, un frère de Louis XVI, l'autre imbécile qu'on a guillotiné. C'que je sais, c'est qu'j'ai trop donné pour accepter de revenir en arrière. J'ai donné toute ma vie, j'ai bousillé ma santé pour préserver les acquis de la Révolution et on me récompense comment ? On me jette en prison pour avoir refusé de rendre les aigles. Que voulez-vous ? Les aigles, c'étaient toute ma fierté. C'est pour eux que j'ai laissé ma belle gueule et que j'ai ruiné ma santé. Pour lui, le petit caporal, qui nous promettait d'étendre les idéaux de notre belle Révolution dans toutes les monarchies d'Europe. Y'a un monarque qui était plus buté que les autres, plus bouché aussi, le tsar Alexandre. Il n'a pas compris qu'on venait apporter la liberté. Il a ramené les cosaques chez nous, à Paris ! Et les cosaques ont ramené le frère du guillotiné, Louis XVIII. Qu'est-ce qu'on en a à faire d'un énième Louis ? On voulait Napoléon, nous.
- Il est mort.
- Mort, oui. Mais tout n'est pas mort : la République, le drapeau tricolore, la liberté, on veut nos symboles !
- Qu'est-ce que vous voulez ?
La mine gouailleuse s'éteignit aussitôt et le sergent Belmarche répondit, l'air grave :
- La révolution.
Emeric le pressentait. Il se leva en silence et ouvrit sa boîte à cigare sur le buffet près de la porte pour s'en allumer un. Il en proposa un au sergent, qui refusa. C'était au patron de la boutique d'armes que s'adressait le vieux grognard. Il avait été introduit par le père du lieutenant, qui baignait dans ces milieux depuis le retour des Bourbons. La boutique d'armes se trouvait dans l'orbite d'une de ses confréries secrètes qui fleurissaient un peu partout en ce début du XIXe. Mais Emeric hésitait... Il n'ignorait rien des contrôles de l'Etat sur cette entreprise si stratégique, et il savait ce qu'il risquait à s'engager dans un complot :
- Qui sont vos appuis ?
- Les libéraux.
- Je veux des noms.
- Je ne peux pas en donner sans compromettre leur identité. Nous avons des gens chez le Mercure, et surtout le Censeur, deux journaux politiquement à gauche.
- Je ne peux pas m'engager sans assurance, c'est trop risqué.
- Je peux organiser une prise de contact avec eux.
- Comment ?
- Il faut que je leur en parle d'abord. Je reviendrais vers vous.
- Sergent, qu'est-ce que vous apportez, vous ?
L'homme se redressa et déclara d'un ton solennel :
- Le drapeau tricolore.
Emeric leva un sourcil moqueur. Si ce n'était que cela, on pouvait aisément se passer de lui : ils étaient nombreux, les vieux soldats, à avoir conserver secrètement le symbole révolutionnaire.
- Et des hommes, précisa alors le sergent Belmarche. J'ai plusieurs amis artilleurs qui sauraient allumer vos canons, savoirs précieux en temps de guerre.
- Bon, c'est bon. Contactez vos amis. Je réfléchis à ce que je peux vous proposer de mon côté, et je vous propose un rendez-vous dans deux semaines, chez moi, pour en rediscuter.
Le vacarme de la Moskova. Aussitôt le sergent reparti, Emeric fut pris d'un accès de rêverie et replongea en arrière. On n'y voyait rien, on n'y comprenait rien. L'adrénaline aurait pu rendre le tableau héroïque si la bataille aux portes de Moscou n'avait été une véritable boucherie. Parfois, le lieutenant était pris d'un doute : Louis XVIII avait ramené une paix trop longtemps espérée sur le sol français. Les monarchies européennes ne permettraient jamais le retour de la république ou d'un régime napoléonien : elles l'avaient suffisamment prouvé en 1814 et 1815. Ne vallait-il pas mieux tout abandonner ? Penser à soi et cesser avec les stériles idéaux de la Révolution ? Trouver une femme peut-être. Maintenant qu'il avait une situation stable, à la tête de l'entreprise, cela serait bien. Loin du vacarme de la Moskova...
Il s'affala dans un large fauteuil d'empire et ferma les yeux, le cœur battant à rompre. Il tenta de chasser de son esprit les images de morts de la retraite, empilement de cadavres sur la neige, omniprésentes... Il s'était habitué à leur présence. La mort ne lui faisait plus peur. Mais parfois, la nuit, des cadavres le réveillaient en sueur.
Trouver une femme, peut-être. Il aurait pu, dès le lendemain du retour, se rendre à Paris dans l'hôtel parisien qu'occupait la belle Hortense d'Huxelles. Il serait arrivé, un lys à la main, heureux. Il n'avait pas osé : trop d'années avaient passé. Elle ne l'aurait pas reconnu ou elle lui aurait jeté un regard de dédain, un peu triste, un regard qui voulait dire : « Où étais-tu ? Qu'as-tu fait ? ». Comment aurait-il pu lui expliquer qu'il n'avait pas osé se présenter à elle, affaibli par les séquelles de la captivité, toujours aussi républicain, toujours aussi indigne d'elle ? Comment aurait-il pu lui dire qu'il craignait par-dessus tout de retrouver son fiancé de l'époque, Augustin de Margerie ? C'était Emeric qu'elle aimait, mais elle avait toujours été promise à un autre. Et quel autre ! Non, le lieutenant ne se sentait pas la force...
Alors, retrouver une autre femme ? Il savait qu'il ne trouverait jamais. Il n'avait toujours aimé qu'une seule femme et qui pourrait l'aimer, lui ? Rebus de la société, asocial, infirme, marginal ?
Voilà plus d'un an qu'il était revenu et les affaires marchaient plutôt bien. Il envoyait régulièrement l'argent à ses parents pour qu'ils aient une retraite paisible. Il suivait l'actualité de l'Est avec une attention soutenue. Il s'intéressait, dangereusement, aux projets complotistes ou révolutionnaires. Penser aux autres : c'était ce qui lui permettait d'oublier qu'il avait, un jour, été abandonné sur la neige de Russie. Il n'était pas question de retrouver le passé. Alors, il fallait chasser Hortense d'Huxelles de son esprit.
Jusqu'à l'été, plusieurs rencontres avaient été organisées avec des journalistes influents, d'anciens militaires reconvertis en artisans, fonctionnaires ou propriétaires. Les échanges étaient prudents : on se savait surveillés, on craignait le faux pas qui ferait s'effondrer tout l'édifice, on attendait le moment opportun.
- Le problème, fit un jour remarquer Louis Chancerel, un capitaine du 1e corps, aujourd'hui riche investisseur dans l'immobilier parisien, ce n'est pas tant le régime que le gouvernement. En 1814, nos juristes étaient parvenus à établir un équilibre parfait. La charte. Elle semblait la réponse parfaite à la situation désastreuse dans laquelle était plongée la France. La monarchie nous apportait la stabilité, élément essentiel à la prospérité du pays. Le roi se faisait protecteur des Français. Mais c'était une monarchie constitutionnelle, où notre souverain était relié par un pacte aux Français. Aujourd'hui, la charte est balayée, piétinée, rejetée par les ultras monarchistes qui étouffent Louis XVIII. Elle devait préserver les acquis de la Révolution et de l'Empire gît désormais comme un triste papier oublié sur un guéridon. Propriété, égalité, liberté, Légion d'honneur... C'est la charte qu'il faut sauver, et le drapeau tricolore avec.
Dans la bibliothèque empestée de fumée où ils s'étaient retrouvés, les volets fermés, des chandeliers allumés sur les guéridons de marbre, régnait une atmosphère de mystère et de complots, une douce odeur de poudre qui excitaient leurs âmes de militaires. A quel point étaient-ils convaincus par leurs idées ? Ne suivaient-ils pas plutôt le terrible désir d'adrénaline ? Emeric se leva, soucieux. S'opposer au régime de Louis XVIII, c'était une chose. Mais proposer une véritable alternative, réaliste, convaincante, et inconditionnellement meilleure, c'en était une autre. Défendre la charte coûte que coûte, placer le gouvernement face à ses propres contradictions, il y avait là sans doute une idée séduisante.
- La France née de la Révolution est un être bizarre, une sorte de chimère à deux têtes, un miroir où s'opposent en regard l'Etat et le peuple, où le peuple lui-même se déchire en tendances contradictoires, où le mécontentement a trouvé sa légitimité. La révolution est devenue le moyen d'expression des Français. Ils y ont trouvé leur démocratie, tout entière dans sa violence purificatrice. Les révolutionnaires s'opposent aux monarchistes. 1789 s'oppose à 1793. Bonapartistes et républicains hésitent entre l'alliance et la méfiance. Il faut définir un cap.
- Il faut une identité forte, renchérit un autre participant, que tous regardent dans la même direction, aient à cœur de défendre la même France, la France patriote, la France de la charte. Où est la démocratie si l'on cherche à détruire l'autre camp ?
Emeric observa le vieux sergent venu le chercher dans sa solitude, quelques mois auparavant. Il ne disait rien et écoutait, un sourire en coin. De son attitude, se dégageait un air bravache, l'air de dire : « Travaillez, mes amis, et travaillez bien. Moi, je veille aux intérêts du drapeau ». Il cherchait simplement à s'assurer que le plan roule et avance. Les détails, qu'importe ! Seul le drapeau comptait. Le tricolore. Les couleurs qu'il avait portées jusqu'en Russie et défendues de son sang.
Mais comment mener à bien leur projet ? Etaient-ils, même, légitimes pour parler au nom du peuple ? Combien étaient-ils dans cette salle ? Vingt ? Vingt-cinq ? Portaient-ils vraiment les espoirs des Français ? Emeric se souvint de sa lassitude à son retour en France. Il n'aspirait qu'à la paix, à retrouver sa famille, s'étendre au soleil, attendre la vieillesse, oublier le passé. Pouvait-on vraiment laisser les orages répandre leurs foudres sur la France entière ?
Seul le drapeau comptait. Et la charte. Emeric se raccrocha à l'idée qu'ils voulaient restaurer des symboles et un document légitime. Il se décida à intervenir :
- Ce n'est pas à nous de lancer l'initiative. Déjà, parce que si nous échouons, tout notre projet tombera à l'eau. Ensuite, parce que nous sommes démocrates. Nous ne devons pas jouer les bourgeois révolutionnaires, à ne servir que nos idéaux et nos intérêts. Il nous faut être prêts à tout instant, présents dans chaque événement populaire et porter un mouvement de contestation que nous n'aurons pas créé.
- Les enterrements, indiqua le vieux sergent.
- Quoi les enterrements ?
- C'est là qu'il faut agir. Le gouvernement n'interdit pas les foules de se rassembler pour les cortèges funéraires. Nous n'avons pas la liberté de rassemblement, mais nous pouvons pleurer ensemble les généraux de l'empire et protester contre ceux qui détruisent l'œuvre de Napoléon. Les enterrements, c'est là qu'il faut agir.
La remarque pouvait prêter à sourire, mais tous acquiescèrent avec gravité. Ils voyaient mourir un à un chacun de ces grands noms dans une tristesse chaque fois plus grande. Les généraux, ces hommes qui faisaient trembler toutes les têtes couronnés, bondir les soldats sur les champs de bataille, rugir les canons de Gribeauval et pleuvoir les victoires des soleils d'Austerlitz, ces hommes finissaient seuls, surveillés, isolés, en poussière, caveau humide qu'on dépose dans un cimetière lugubre. La dernière gloire du héros, c'étaient les foules de vieux grognards auprès du cercueil et les acclamations nostalgiques des heures de gloire françaises.
Au moment de se séparer, Louis Chancerel s'approcha d'Emeric pour lui dire à voix basse :
- Fais attention à toi. J'ai eu des échos qu'un rapport avait été rédigé à ton sujet et envoyé au préfet du département. Tu es très surveillé. Ton commerce d'armes devrait t'inciter à faire preuve de plus de prudence.
Daupias haussa les épaules.
- Pour les amadouer, renchérit Chancerel, il serait bon que tu fréquentes les milieux monarchistes ultras. J'organise une soirée dans quelques jours avec quelques familles engagées en politique, des députés ou des pairs de France. Tu devrais venir.
Le rire fut nerveux. Emeric ne s'était pas rendu dans des soirées depuis son passage à Saint-Cyr. Maladroit, asocial et misanthrope, il savait d'avance quelle image il renverrait. Empoté.
- Je leur dirais que tu reviens de Russie. Cela détournera les discussions des questions politiques et te donnera l'occasion d'attirer l'attention.
Encore mieux. Les vieux traumatismes rejailliraient en pleine lumière. Il s'en réjouissait d'avance !
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