Chapitre 3 : C'est l'heure de partir...

Eté 1823, Ulyoun.

Tomek glissa dans la boue et y enfonça sa botte. Son cœur battait à rompre et le poussait à la précipitation, alors même qu'ils n'avaient pas le droit à l'erreur... Mais aussi, dans cette nuit noire et sans lune, où les étoiles distillaient une trop pâle lueur, on n'y voyait rien. A quelques pas, les chevaux hennirent.

- Shshsh... Łagodnie, murmura-t-il en polonais. Doucement.

Il aida le petit Alexis à traverser le sentier boueux et à passer la barrière de l'enclos. C'était la dernière étape de leur plan. La plus facile, certes, mais aussi celle qui soulevait des bonds dans leur cœur. Ils étaient si proches de la liberté... Liberté ! On est loin de la France encore... Bientôt, ils seraient livrés à l'inconnu sauvage, au milieu d'une taïga russe immense et dangereuse.

Quelques minutes plus tôt, ils avaient quitté la grange où ils vivaient depuis six ans. Six années d'attente et de préparatifs avant d'obtenir cette opportunité. En quelques secondes, les chaînes étaient tombées, l'homme et l'enfant s'étaient mis à courir.

Tomek aida Alexis à monter sur un cheval transbaïkal à la robe tachetée. Il vérifia que la selle volée à l'entrée de l'enclos était ajustée, et saisit la bride. Un grincement terrible résonna dans la nuit au moment où il poussa la barrière en bois. Une lumière s'alluma, près des habitations. Il entendit des voix graves. Les avait-on entendus ? Déjà ?

Ils s'enfuirent dans la nuit.

L'enfant luttait contre le sommeil. Sa tête blonde tombait lourdement à chaque soubresaut. De petites larmes coulaient le long de ses joues silencieuses. Aurait-il préféré rester au chaud, dans la grange sibérienne des berges du Baïkal ? Il finit par poser sa tête sur le torse de Tomek et s'endormit dans la chaleur réconfortante de celui qui l'avait toujours protégé.

« C'est mieux ainsi », se dit Tomek, toujours pressé d'inquiétudes et de peurs. « Il ne verra pas les premières heures passer. Les premières heures sont cruciales... Les Bouriates ne sont pas loin. Ils sont rapides. Ils ont peut-être déjà découvert notre départ. Et même s'il faut attendre l'aube pour qu'ils s'en rendent compte, ils n'aimeront pas leur réveil, ils voudront se venger, nous rattraper, nous enchaîner... Il vaut mieux dormir, Alexis. J'aimerais te promettre qu'à ton réveil nous serons en France, mais... ». Mais 7000 kilomètres. C'est beaucoup.

Plus tôt, dans la journée, l'un des Bouriates avait fait une erreur.

On était en pleine période des moissons, saison terrible pour les paysans qui devaient, en quelques jours, abattre un travail colossal pour se nourrir une année entière. Ce que d'autres populations, au climat plus favorable, accomplissaient en quelques mois, les Russes l'achevaient en un temps rapide et miraculeux, contraints par les éléments hostiles d'un pays glacé. Les journées condensaient alors des semaines et des mois de travail. Elles réduisaient la nuit à néant, supprimaient tout loisir, poussaient les travailleurs à l'épuisement.

Les moissons poussaient à vue d'œil et comme par enchantement. On les voyait dans l'espace de trois mois, naître, pointer, verdir, arriver à leur maturité, tomber sous la faucille, liées en gerbes, portées au sol à dépiquer, égrenées sous le fléau, enfermées dans les greniers... Les Russes y étaient habitués : ils auraient tout l'hiver et ses nuits interminables pour se reposer.

A Ulyioun, sur la rive orientale du lac Baïkal, le village vivait replié sur lui-même. Seuls quelques Bouriates au sommet de la hiérarchie locale se rendaient chaque mois à la grande ville d'Oulan-Oude, sur l'autre berge du Baïkal, pour vendre les productions du village et rapporter quelques épices, tissus ou porcelaines. Chaque mois, ils s'ouvraient une fenêtre sur le monde, croisant des marchands venus de de l'Empire Qing, des peuples d'Asie centrale, ou même de la lointaine Perse. On leur parlait des révoltes en Chine qui cherchaient à faire advenir un nouvel ordre spirituel ; on déformait les révolutions européennes en peignant un tableau de misère ; on murmurait contre l'empereur patricide... Ces quelques hommes entrouvraient une fenêtre sur le monde, qui ne les intéressaient guère. Ils préféraient parler du climat froid et rugueux qui rendaient difficiles toute récolte, de l'insubordination des serfs, de leur refus de toute réforme visant à libérer les paysans, de leur espoir d'entrer en guerre pour repartir en campagne et revenir riches d'un butin bien mérité... Tomek et Alexis, pendant ce temps, coupaient le blé, ramassaient le foin, récoltaient les légumes, à des centaines de milliers de kilomètres de leur foyer.

Alexis récoltait les céréales pour les mettre dans la charrette. Tomek ratissait, un peu plus haut. Il parlait avec trois Italiens, rescapés malheureux, comme eux, de la campagne de Russie. Compagnons d'infortune, Européens qui oubliaient chaque jour qu'il fut un temps où l'on parlait à table des dernières nouvelles des gazettes parisiennes, milanaises ou varsoviennes, où l'on écoutait les artisans des villes conter les événements populaires, festivités ou révoltes, où vivre rimait avec vibrer au diapason d'une nation entière... Européens exilés à faucher, sarcler, bêcher, le dos courbé, fouetté par les Bouriates barbus au cœur des bois barbares.

L'un d'eux vint justement interrompre les ouvriers. Il devait terminer le travail de réparation de la grange dans laquelle les Européens vivaient. Il fallait retirer une partie de la charpente, pour en poser une nouvelle ensuite. Distribution des outils, aboiement des ordres, surveillance de cerbères. Les ouvriers grimpèrent sur les poutres, arrachèrent les vis, serrant entre leurs mains marteaux et tenailles. Les planches tombent, éclaboussent la paille, frôlent les Bouriates... Alexis mit sa main devant sa bouche, conscient de son erreur.

Hurlement :

- Vous voulez me tuer ?

- Oui, murmura Tomek avec agacement.

- Descendez ! Maintenant.

Le fouet pendait dans sa main. Alexis ouvrait de grands yeux apeurés qui effrayèrent Tomek. Plus jamais ça ! L'enfant méritait autre chose, lui qui était né pour l'héroïsme et la liberté. Le fouet frappa aléatoirement les ouvriers. L'enfant partit se cacher derrière un pilier, poursuivi par le Bouriate sauvage.

La nuit venue, l'enfant pleurait. Le Polonais le récupéra dans ses bras.

- Shshsh... On s'en va. C'est l'heure de partir, Alexis.

L'enfant avait cessé de pleurer. Il dormait désormais, sa petite tête blonde appuyée contre le torse de son protecteur. La nuit glissait sa fraicheur sous les pans de leurs vestes trop légères. La clarté des étoiles guidait leur route...

Tomek n'entendait plus aucun bruit derrière lui. Leur fuite semblait avoir réussi... Il souffla. Il fallait s'éloigner le plus loin possible, car demain la traque commencerait. Les Bouriates allaient mobiliser tout leur réseau de parenté et de clientèle pour capturer les fugitifs. Les autorités de Bouriatie seraient rapidement informées. Les grands seigneurs ne leur prêteraient aucune aide : il ne fallait pas envoyer le mauvais signal à leur population serve. Et Tomek était Polonais, engeance haï des Russes... Il avait participé à la fabuleuse campagne qui avait réduit l'ouest de la Russie en cendres et brûlé Moscou. Il ne bénéficierait d'aucune pitié. Alexis... Comment leur expliquer ? Alexis aurait pu avoir ses chances... Il avait...

La lumière du jour transperçait déjà les branches des mélèzes. Tomek ignorait si cette route était très fréquentée ou non. Il préféra ne prendre aucun risque et s'éloigna de la route pour s'enfoncer dans la taïga. Les branches les giflaient sur leur passage et réveillèrent l'enfant qui ouvrit de grands yeux étonnés sur ce qui l'entourait.

Il n'était guère bavard et ne parlait que rarement. Il entendait le Bouriate, le Polonais et l'Italien tous les jours et semblait les comprendre, mais se taisait. Son mutisme agaçait régulièrement ses maîtres qui le prenaient pour un imbécile. Tomek voyait pourtant dans son regard qu'il comprenait tout, mais préférait se taire par crainte de représailles.

Le cheval fut attaché à une branche. Le Polonais ouvrit un torchon contenant du pain conservé soigneusement en prévision de leur fuite. Il sortit un peau d'eau, du kvas, de quoi faire un feu et prépara la soupe. Il leur faudrait sans doute se rationner au début, avant d'être suffisamment libres de leur mouvement pour tenter de chasser. Mais Tomek n'était pas inquiet. Il n'avait pas précipiter leur départ et promis l'enfant à une mort certaine, bien au contraire : pour traverser la Russie, il avait mis de côté quelques ressources qui les sauveraient de bien des drames.

L'enfant but silencieusement, tandis que Tomek tendait, avec sa bienveillance habituelle, de lui délier la langue :

- Ça va ? Comment te sens-tu ?

Alexis sourit. Ses yeux rougis par les pleurs de la nuit s'illuminaient en cet instant d'une lueur d'excitation. Il partait découvrir l'immensité inconnue, lui qui n'avaient toujours entraperçu les autres contrées de Russie, de l'Europe ou du monde qu'à travers les récits de ses compagnons.

- On va rester ici pour la journée, poursuivit Tomek. C'est plus sûr. Je vais éteindre le feu, pour éviter qu'on nous repère. Nous voyagerons de nuit, en nous arrêtant dans les champs sur notre chemin pour nourrir Zhulik. C'est la saison des moissons, nous trouverons facilement. Toi, garde espoir. Le voyage sera long, et difficile, mais nous y arriverons. Fais-moi confiance.

L'enfant hocha la tête. Le Polonais secoua les braises et les étouffa avec une motte de terre. Il s'assit contre un arbre et prit le garçon dans ses bras, avant de s'endormir. Malgré l'inquiétude des jours à venir, il était certain d'avoir pris la bonne décision. S'il avait pu la prendre plus tôt, il n'aurait pas hésité non plus. Seul le jeune âge de l'enfant l'avait retenu pendant plusieurs années. Il allait lui demander dans les prochains mois, les prochaines années peut-être, plus de preuves de courage qu'il n'en avait donné lui-même au cours de sa vie. Pourtant, si la faim, la paranoïa et le froid deviendraient leur quotidien, la violence à laquelle ils étaient habitués chez les Bouriates devait laisser place à un lien d'amitié solide et fort. Ils seraient heureux. Il ne leur restait plus qu'à traverser la Sibérie, la Russie, l'Europe. Et à prier pour qu'en France, la famille du petit se souvienne de lui.

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