Chapitre 2 : La terre de liberté
Avril 1823, près de Landau.
Pourquoi avait-il fait cela ?
La frontière française n'était plus très loin. Jamais Emeric n'avait été si proche de retrouver sa patrie... Sa patrie de liberté... Un climat plus doux annonçait déjà les odeurs du printemps français. Les auberges avaient le goût de la civilisation et les villes se succédaient en chapelet. Bientôt la France.
Pourquoi avait-il fait cela ?
La boule revint, au creux de la gorge, au simple souvenir des difficultés traversées. Les images de sa capture, du long chemin vers les provinces asiatiques de la Russie, de l'attente nostalgique au bruit des défaites françaises. Les compagnons qui mourraient quand lui survivait. Les insultes des paysans sur son passage. Le fouet, le knout, et la faim. S'il avait continué jusqu'à Vilna et la frontière russe, il n'aurait pas vu ce qu'il a vu.
Pourquoi Augustin l'avait-il laissé dans la neige ?
Des mèches blanches lui tombaient sur les yeux. Ses mains calleuses et rudes avaient encore la trace des travaux manuels qu'il avait dû entreprendre pour survivre. Plus de dix ans avaient passé... Il avait déjà l'âme lourde des vieillards. Les souvenirs hantaient régulièrement sa mémoire et venaient peser sur son cœur.
- Monsieur... Monsieur, nous arrivons à Landau.
L'ancien officier se retourna vers le Tatar qui l'accompagnait. La discussion se fit en Russe. En dix ans, le Français n'avait eu que trop de temps pour apprendre la langue.
- Il y a une auberge à l'entrée de la ville, sur la route qui mène à Haguenau, Ouzoun. La nuit tombe. Nous y ferons notre dernière étape. Ensuite...
L'émotion le saisit et il murmura pour lui-même :
- La France.
Il ne savait plus si la vision qu'il en avait était trop idéalisée ou si les différences culturelles avec la Russie étaient trop importantes. La France, c'est la liberté. C'est la liberté du prisonnier enfin sorti de ses fers ; c'est la liberté du peuple égal en droits avec les seigneurs d'ancienne noblesse ; c'est la liberté révolutionnaire ; la liberté qui a bouleversé l'Europe, soulevé les nations, brûlé les anciennes conventions... C'est l'hiver doux et pluvieux, l'été chaleureux et paisible. C'est le pays des arts et celui du courage.
Le peuple russe était encore esclave des grands seigneurs. La superstition corrompait tous les cœurs. Il manquait à l'aristocratie ce parfum de culture et beauté qui soupoudrait en France les villes et campagnes.
Cette nuit, Emeric n'arriva pas à dormir. L'émotion était trop forte, et les inquiétudes se pressaient. Il ne parvint pas à se défaire du souvenir de la trahison d'Augustin de Margerie. Un manteau, une veste volés... Cela ne paraît rien, mais l'ami signait ici une condamnation à la mort ou à la captivité.
Il y avait des années que l'ancien lieutenant aurait pu revenir en France. 1815 les avait définitivement libérés de leurs fers. La paix était revenue en Europe. Hortense espérait toujours son retour. Il était jeune encore... Il pouvait reconstruire sa vie et laisser derrière lui toute image des neiges de Russie.
Il avait attendu huit ans avant de se décider à revenir. Et le désir de vengeance ne s'était pas éteint.
- Tu ne dors pas. Cela doit te faire tout drôle...
- Oui, le coupa sèchement l'ancien officier.
- Moi aussi, je ne dors pas. Je ne suis jamais allé aussi loin vers l'Ouest et l'on raconte tant de choses sur ta France.
Emeric sourit et indiqua la chaise devant la porte de l'auberge pour inviter le Tatar à s'asseoir. Il s'accouda à la rambarde, les yeux rivés sur la lune :
- Ce n'est pas un peuple comme les autres.
- Ils aiment l'Orient ?
- Ils en sont curieux. Ils raffolent des pièces orientales... Mon ami, tu auras du succès !
- Les fourrures de Russie ?
- Les fourrures de martre et de zibeline, et les cuirs de Sibérie. Tu sais pourquoi ils aimeront nos fourrures ? Pourquoi ils se précipiteront en foule pour découvrir les trésors d'Orient de la boutique que tu ouvriras bientôt à Paris ? Parce que tous ces produits auront une histoire. Ils auront voyagé de l'autre bout du monde avant de venir échouer dans leur salon, sur les épaules de ces dames et sur les têtes de ces messieurs.
- Ce n'est pas seulement pour l'argent que je reviens. Moi, je vendrais mes fourrures, mais toi, tu me fourniras...
- Je sais. Gardons cela secret pour l'instant, veux-tu bien. Je t'ai promis la richesse en France et des soutiens pour tes amis, mais nous n'y sommes pas encore.
- Il y a longtemps que tu as quitté la France. Es-tu sûr que tu la reconnaitras ?
Cette fois, il ne répondit pas à haute-voix parce que le doute le saisit. Il ne savait pas. Ce retour, c'était un pari : il le savait. Il y avait trop longtemps que ses sentiments le bouleversaient comme une tempête chaque fois qu'il pensait à la France. C'étaient les souvenirs d'enfance, l'image d'un amour idyllique avec Hortense, la gloire de Napoléon teintée aujourd'hui d'une défaite amère... Le trône des Bourbons, les retrouvailles avec Augustin, et avec Hortense. L'aimait-elle toujours ? Augustin avait-il survécu ? Les Bourbons avaient-ils véritablement balayé tout l'héritage de la Révolution ? Non, décidément, cette nuit le sommeil ne viendra pas.
***
Le drapeau fleurdelysé flottait au-dessus de Strasbourg. Symbole du retour de la monarchie. Emeric ne pensait pas que ce vieil emblème reprendrait place au sommet des édifices publics français. L'ancien officier était né avec la Révolution, en 1792, né avec la première République. Il n'avait toujours connu que le drapeau bleu, blanc, rouge et les fleur de lys lui évoquaient un passé arriéré, révolu. Elles flottaient aujourd'hui à l'entrée de la ville.
Et si le Tatar avait raison ? Et s'il ne reconnaissait pas la France ? De nouveau, un pincement au cœur. Tout semblait si différent. Louis XVIII était sur le trône de France. Les Bourbons régnaient à nouveau et les aristocrates autrefois émigrés se pavanaient dans les couloirs de Tuileries.
- Ne prends pas garde à ces vieux chiffons qui flottent au-dessus des bâtiments publics, dit Emeric au Tatar, en russe, au moment où ils pénétraient dans la préfecture. Le peuple français ne saurait tolérer d'autres drapeaux que celui de la liberté.
- Qui êtes-vous ? Halte-là ! Vous n'êtes pas français ?
Evidemment ! Avec son manteau de fourrure et son russe, on le prenait pour un oriental. Le soldat de faction était sur ses gardes, prêt à armer si besoin. Mais l'ancien officier le rassura d'un geste et d'un mot :
- Je suis Français. Nous venons récupérer des passeports pour nous rendre à Paris. Monsieur Messine est marchand. Il m'accompagne.
La porte du bureau préfectoral s'ouvrit et un officier en sortit, un colonel au vu de son uniforme. Par réflexe, Emeric salua. Le colonel le fit entrer aussitôt et lui demanda :
- Comment vous appelez-vous ? Quel âge ?
- Emeric Daupias. J'ai trente-et-un ans.
- Vous avez fait l'armée ?
- Oui.
- Et vous venez de Russie ? Pour quel motif y étiez-vous ?
Le jeune homme se referma. Il se mura dans un silence lourd et pénible, peuplé d'images lointaines. Il était bien jeune, il était bien naïf au franchissement du Niémen. Napoléon sur son cheval resplendissait de gloire. Ils devaient enchaîner les victoires comme des perles avant de revenir en héros.
- La campagne de Russie.
Sursaut. La plume du colonel resta en suspens tandis que son attention se faisait plus précise.
- Que voulez-vous dire ?
- J'ai été fait prisonnier lors de la retraite et j'ai choisi de rester quelques années. C'est la première fois que je reviens en France depuis...
- 1812... Siffla l'officier supérieur avec tristesse. Vous verrez, ça a changé.
- J'ai vu le drapeau à l'entrée.
- Il faudra vous soumettre au nouveau gouvernement de Sa Majesté le roi Louis XVIII. Quel grade aviez-vous dans l'armée ? Et quelle ancienneté ?
- J'étais lieutenant. Je sortais tout juste de Saint-Cyr.
- Votre réintégration ne sera sans doute pas acceptée, sachez-le. La plupart des officiers sont en demi-solde et, avec votre disparition pendant plusieurs années, il est fort probable qu'on ne vous admette même pas à toucher cette demi-solde. Avez-vous une famille sur qui compter ?
- Mes parents habitent près de Versailles. Mon père dirige une boutique d'armes. Je reviens pour l'assister.
Commerce qui dissimulait en réalité un réseau d'opposition, mais cela, il ne pouvait le dire. Se soumettre au nouveau gouvernement ! Quelle idée absurde ! Son père était présent le 14 juillet 1789 au pied de la Bastille, et lui était né avec la République.
Le colonel nota tout scrupuleusement avant de tamponner leur passeport.
- Bienvenue en France, lieutenant. Bienvenue dans le royaume de France.
On était loin de l'accueil longtemps rêvé en exil. L'armée n'était plus le fer de lance de la République et la gloire de l'Empire, mais une force anarchique dont on se méfiait. Napoléon avait disparu à Sainte-Hélène et était mort deux ans auparavant. Les idées de la Révolution avec lesquelles Emeric avait grandi semblaient mortes. Connaissait-il encore la France ? La question continuait de le hanter. Il était parti en héros ; il revenait en paria. Il avait pris les armes pour défendre la liberté ; on se méfiait de lui, on le surveillait en France.
Napoléon était mort. L'ancien officier était partagé entre le soulagement et une tristesse profonde. Il avait cru en l'homme qui réconciliait des Frances déchirées par dix ans de Révolution. Il avait admiré le génie militaire enchaînant les victoires. Mais la campagne de Russie... Et la retraite, un champ de cadavres sur des centaines de kilomètres... Pouvait-on admirer l'homme qui en était responsable ?
Par flashs brefs et aigus, il se rappelait parfois, avec une vivacité étonnante, des épisodes de la campagne. Cela s'accompagnait de bouffées d'angoisse qui lui faisaient perdre pour quelques secondes la conscience de son environnement. Il s'y était habitué aujourd'hui. Il fallait vivre avec ces images angoissantes. Mais sur qui en rejeter la faute ? Augustin de Margerie ? Napoléon le boucher ? La Restauration qui n'en avait rien à faire de leurs épreuves passées ? Ou lui-même ?
Chaque pas le rapprochait un peu plus. La France d'abord, et l'odeur de Paris après quelques jours ponctués de rares pauses, les maisons en pierres meulières, les champs à perte de vue. Ici, Augustin et lui avaient bâti des palais, des montagnes, et joué aux conquérants. De ce tertre, ils avaient envahi la Prusse et l'Autriche. Comme à Austerlitz, ils avaient lancé la cavalerie à pleine force pour effrayer l'adversaire. Le mûrier croulait sous les fruits, épais et sucrés.
Emeric arrêta la voiture. Sous ses bois, ils s'étaient cachés pour fuir les cosaques imaginaires. Ils croyaient rejouer la bataille d'Eylau. Trop tard : les cosaques avaient fini par attraper les deux joueurs et avaient mis fin à leur enfance. Il y avait loin de la Sibérie à la campagne d'Ile-de-France. Les voyages avaient ridé l'âme et creusé des sillons pleins de richesses et de peines.
- Repartez.
L'univers disparaissait. Les saveurs d'Extrême-Orient, les frontières de l'Asie, les douceurs de Pologne, les pluies diluviennes des chemins de Prusse... Tout s'éteignait. Voilà les murs de son enfance, le vieil orne qui secouait ses branches à sa fenêtre, le son du moulin au fond du champ. Quelques pas, et il était dans les bras de sa mère.
- Il y a si longtemps...
Les yeux de la vieille femme se perdaient sur les traits transformés de son fils. Ils ne le reconnaissaient pas et un silence surpris accueillait ce visage creusé, durci, ses mèches blanches, cette barbe russe et cet air décidé.
- Il y a si longtemps... Répéta sa mère pour se convaincre. Dix ans et...
Elle n'osait pas dire qu'elle le trouvait vieilli et fatigué. C'était son fils, son enfant, son bébé.
***
Emeric poussa la porte du bureau de Léopold Daupias. Dans l'arrière-boutique, où un atelier avait été installé, on l'avait regardé passer comme un étranger. Enfant, il était pourtant la mascotte des artisans. Il passait ses journées à observer le montage des armes, précis, minutieux, magnifique, rêvant du jour où il en tiendrait une pour de bon. Maintenant qu'il avait fait l'armée, il rejetait ses rêves de gosses comme une triste illusion. La guerre avait balayé bien des illusions.
Son père était à sa table de travail. En le voyant entrer, il fronça les sourcils d'abord, pas très sûr.
- C'est toi ? Emeric ?
Il savait que dix ans avaient passé, mais... Il nota d'emblée sur son visage toutes les épreuves traversées. Il comprenait qu'il ne retrouverait plus jamais son fils : les difficultés avaient fait disparaître l'enfant et créé un homme qu'on écoute et respecte. La relation père et fils s'inversaient : c'était Emeric désormais qui prendrait soin de son vieux père. Et l'on n'avait pas vu passer le temps.
Ils s'embrassèrent en silence. Un soupir. Les retrouvailles avaient le goût du deuil des années envolées. Mais le père et le fils se retrouvaient, et c'était déjà beaucoup.
- On a beaucoup de choses à voir, nota l'ancien officier de Napoléon.
- Tu as souffert ?
- On m'a protégé. J'étais...
Etendu dans une cave au milieu d'officiers malades, en périphérie de Simbirsk. La dysenterie, le froid et la faim faisaient des ravages. Emeric protégeait comme il pouvait ses orteils de pied qui dépassaient de sa botte, mais le gel les attaquait les uns après les autres. Les notables de la ville venaient les voir, par curiosité, pour se moquer, par charité, anges de Dieu... Ils distribuaient parfois vivres et vêtements, reconnaissance éternelle. Jusqu'à ce qu'un jeune homme, bien emmitouflé dans des fourrures luxueuses, pénètre dans la salle et s'avance vers le lieutenant du 24e d'infanterie légère.
- Un jeune seigneur était très francophile. Il voulait découvrir ce qu'était la France. Il m'a accueilli chez lui, logé, soigné, nourri, vêtu... Il aimait m'entendre parler de la Révolution. Il était passionné des idées des Lumières et nous avons eu quelques discussions endiablées qui m'ont gagné sa confiance. C'est lui qui m'a présenté à Ouzoun Messine, un ami.
Le vieux resta silencieux un instant. Que répondre à cela ? Son fils avait traversé une période difficile, loin derrière lui maintenant. Le père n'était pas doué pour trouver les mots. Embarrassé, il tritura un instant son cigare avant d'ajouter :
- Ouais.
Emeric soupira. Il se rappelait la lettre que lui avait envoyée sa mère et qui l'avait décidé à revenir. Son père vieillissait. Il fallait quelqu'un à la tête de la boutique.
- Tu es revenu prêter hommage au vieux roi Louis XVIII ? Cracha le marchand d'armes. Tu aurais dû rester en Russie. Ce pays n'a pas trahi tout un peuple.
- Un roi Bourbon siège peut-être sur le trône de France, mais les idées de la Révolution sont loin d'être mortes, tu le sais.
- Tu es venu prendre ma place ?
Le vieux prononça ces derniers mots avec amertume.
- J'ai développé mes armes en Russie, le rassura son fils. Je suis un homme, désormais.
Un homme. Son père ne parvenait pas à se défaire de l'image du jeune sous-lieutenant encore imberbe qui peinait à faire son paquetage la veille du départ au régiment. Libéral, révolutionnaire, complotiste. Emeric n'était plus l'enfant sage, le militaire obéissant, le prisonnier apeuré. Le vieux accepta d'un signe de tête. L'heure de la retraite était venue. Le vieux marchand avait l'impression d'une défaite en bouche... Allons bon ! La relève était là pour défendre l'honneur !
Le jeune homme planta son regard bleu glacé dans celui de son père, sourit doucement, le cœur battant à rompre, crispa tous les traits de son visage pour répondre calmement :
- Fais-moi confiance, papa.
Le Tatar était toujours impassible dans son coin. Sa simple présence emplissait la pièce d'une odeur orientale, parfum de mystère, d'étonnement, parfum capiteux et lourd qui embrumait les esprits, comme une fausse note qui trouble l'harmonie, déraille, brise la logique de la scène. Comment réfléchir, prendre du recul ? Fais-moi confiance, papa... Léopold n'avait pas envie de batailler, pas contre son fils, héros de la Grande Armée. Mais un mauvais pressentiment... Il faut prendre en compte les mauvais pressentiments, tirer le fil, retrouver la logique, la traquer, comme un chien, renifler, humer, la débusquer, chasser tout mystère. Fais-moi confiance, papa... Pour l'instant, les sens s'endorment. Le père cède, capitule. Méfiance, pourtant. Il hume une odeur de poudre.
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